Le ventre de l’Atlantique » de Fatou DIOME. Un voyage dans la profonde ambivalence de la migration, cet acte majeur pour un être humain. Entre la douleur de vivre loin des siens et la liberté procurée par la délivrance du poids des traditions. Entre l’émerveillement de la découverte d’un autre monde et la dureté de « l’accueil » dans son nouveau pays. Mais aussi, entre la joie de retrouver son village d’origine et l’angoisse de se retrouver décalé par rapport à sa famille et ses demandes…   Des contradictions aux fondements même de la mobilité des hommes et des femmes qui sont des millions à vivre en dehors de leur pays de naissance. Ou qui rêvent d’en partir. L’auteure nous invite à un voyage qui nous fait entrer au cœur de ces contradictions. Avec une si belle écriture.

Avant tout, c’est l’histoire à la première personne d’une femme, émigrée en France. Un pays qu’elle a rejoint depuis le Sénégal où elle est née. Elle y mène un travail de journaliste et vit toutes ces ambivalences. Elle nous les rapporte avec une écriture légère, puissante, pleine d’humour et d’intelligence. Une écriture d’une immense créativité.

Devenir un footballeur célèbre et riche

A ces univers contradictoires, s’ajoute ceux de son jeune (demi) frère Madické. Lui se voit en grand joueur de football vivant en France. Il ne comprend pas que sa sœur soit si réticente à l’aider à venir en Europe. Elle qui est partie. Rien de ce qu’elle raconte sur la dureté de la vie au Nord ne dissuade Madické. Ni lui ni ses amis. Qui n’ont comme autre horizon que celui de nourrir une nombreuse famille immergée dans la pauvreté et les rêves.

Le désir de partir, malgré tout

Le vieil instituteur Ndétare, exilé par le pouvoir sur cette ile, cherche aussi à dissuader les jeunes. En vain. Ni les dangers du voyage, ni la dureté de l’accueil, ni la misère dans le froid du Nord … ne détournent les jeunes de leur aspiration à quitter cette terre. Une terre qui semble ne rien leur offrir d’autre que le bruit de l’Océan, la chaleur, la poussière, et le poids des obligations familiales.

Toutes les facettes des contradictions du fait migratoire sont présentes.

« Le ventre de l’Atlantique » de Fatou DIOME - couverture du livre

Quelques extraits de l’écriture créative que Fatou Diome

Sur sa ville d’adoption. (p 239) « A Strasbourg, la cathédrale contemplait la lente fuite des nuages, en attendant d’accueillir des anges poètes. Le Rhin rampait, heurtait les écluses, fuyant les bateliers qui lui réclamaient leurs heures perdues. C’était l’été. La vie n’était plus qu’une glace vanille-chocolat, une ile flottante dans un décolleté de taffetas, une ficelle de cerf-volant qui inspirait les petits et, la nuit venant, derrière les murs, filait entre les doigts des adultes ou les tirait inexorablement vers l’automne. »

Sur l’émigré vu de la famille restée au pays

(p 246) « Chez nous, les gens ont l’habitude de ne pas écrire, de ne pas téléphoner aux leurs qui sont à l’étranger, sauf quand ils ont besoin de quelque chose ou pour annoncer un décès. »

Sur la difficulté d’être migrant au pays des Lumières

Le contexte : le Sénégal est arrivé au quart de finale de la Coupe du Monde de football, en 2002. A l’immense fierté des Sénégalais au pays et dans la diaspora. (p 240) « Alors, forcément, avec les victoires du Sénégal à la Coupe du Monde, les nègres de France ont chanté et dansé. Pour une fois, il se sont invités dans la cour des grands où, en prime, on leur parlait d’eux en bien. Même ceux qui ont peur de rentrer au pays avec leurs valises bourrées d’échecs, d’humiliation et de déceptions sont sortis de leur cités bétaillères pour hurler leur fierté retrouvée dans l’Hexagone. Ils en arrivaient même à oublier qu’à leur propos on ne parle jamais de reconnaissance ni d’une simple citoyenneté, mais de tolérance et d’intégration au moule d’une société-tamis où ils ne sont que les grumeaux. »

Sénégalais « immigrés » en France versus Français « expatriés » au Sénégal

(p 240) « Alors que les Sénégalais de Paris se réjouissaient, déferlant sur les Champs-Elysées, ils furent rattrapés par leur condition d’immigrés et son corollaire : le mépris. L’Arc de Triomphe n’est pas pour les nègres ! Allez, circulez ! Mais en 1998 [la France avait gagné la Coupe du Monde], à Dakar, les Français expatriés avaient obstrué toutes les grandes avenues, avant de s’approprier les meilleurs restaurant. Buvant la Coupe jusqu’au bout de la nuit, ils avaient rythmé le sommeil des citadins de leurs multiples concerts de klaxon, sans que personne ne trouvât à redire aux débordements de leurs beuveries. Dispensés de visas, ils sont chez eux selon la téranga, l’hospitalité locale, et les lois que la France impose à nos dirigeants, en leur tenant la dragée haut. »

Sur la poursuite de la colonisation sous d’autres formes

Contexte : les « embauches » par les clubs européens de jeunes footballeurs du Continent. Embauches qui avivent le désir d’émigrer des jeunes d’Afrique. Des jeunes pour qui la promotion par le football est prouvé par les réussites de quelques-uns. (p 243) « Puisque l’Afrique est jugée inapte au point de ne pas mériter sa propre sueur, son indépendance est un leurre qui nous invite à garder l’œil sur les griffes du prédateur. »

Le rejet de la France annoncé

Le roman, publié en 2003, montre la fascination ambigüe porté à la France par les Sénégalais. Un attachement malgré l’humiliation, le mépris ressentis par la posture de l’ancien colonisateur. Une posture de domination, comme « allant de soi ». Vingt ans avant, on sent le poids qui sera soulevé avec violence et désordre dans tous dans les anciennes colonies françaises d’Afrique de l’Ouest. Humiliation au Sénégal avec la dure loi des visas. Mépris en France avec les papiers, le racisme sournois ou ouvert…

Le mouvement actuel de rejet de la France et du français au Sahel s’amplifie à mesure des résistance des acteurs français à reconnaitre les bouleversements du monde [1]. Mais aussi de la manifestation de plus en plus aigue du rejet de l’autre que des politiciens irresponsables attisent au sein de la société française. Creusant le fossé entre « eux » et « nous ». Annonçant des violences accrues dans la société française.

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Fatou Diome, née en 1968 à Niodior au Sénégal, est une femme de lettres franco-sénégalaise. Après la parution d’un recueil de nouvelles, La Préférence nationale, en 2001, le roman Le Ventre de l’Atlantique (2003), qui raconte l’histoire du coût de quitter l’Afrique pour la France, lui vaut une notoriété internationale (Wikipédia). Pour en savoir plus sur l’auteure, voir ==> ICI

Sur ce sujet, on pourra trouver stimulant de lire l’auteure nigériane Chimamanda Ngozi Adichié. Voir la note de lecture de son roman « Americanah » ==> ICI

Également, le roman « Oui mon commandant » d’Amadou Empaté Bâ. Voir la note de lecture==> ICI

[1] Voir à ce sujet l’excellent article de Jean-Pierre Olivier de Sardan : « Débarkhaniser » ! Quand les militaires montrent le chemin à l’aide internationale ==> ICI

 


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