« Immersion » d’Hélène ARTAUD. Rencontre des mondes atlantique et pacifique. Une thèse stimulante, riche, féconde dans son pessimisme. Mais une expression pesante, caricature de la lourdeur du style académique. Empêtrée dans une avalanche de citations, pour batailler contre les conceptions des uns en se prévalant du soutien des autres. Comme si l’auteure craignait d’assumer sa thèse sans un maximum de garants.

La thèse ? L’Europe et les Etats Unis ont forgé une vision de la mer sur la base de leur perception de l’Océan Atlantique. Cette « perspective atlantique » est marquée par deux caractéristiques majeures. Celle de la peur (la mer est dangereuse). Et celle de sa maitrise nécessaire par la technique (de navigation et d’orientation). Et ce, essentiellement pour l’exploitation de ses ressources.

Cette vision a été projetée sur l’ensemble des mers du monde. Notamment sur l’Océan Pacifique. Une telle projection a été source de profonde incompréhension sur les rapports à la mer des peuples océaniens dispersés dans ses iles, avec l’immensité marine qui les entoure. Ces sociétés ne semblent pas faire de la peur de la mer une dimension fondamentale de leur relation avec elle. Des peuples qui, en dépit de techniques de navigation perçues par le Nord comme fragiles, frustres…, ont pu franchir d’immenses distances pour occuper les milliers d’iles qui forment, au milieu des eaux, les espaces habités de ce que l’on nomme le « Pacifique ».

Les explorateurs ont ramené d’Océanie d’autres façons de voir les océans

Et la « perspective atlantique » en a été infléchie. Baleines, dauphins, coraux sont devenus les emblèmes du monde en danger d’extinction. Les bannières de la lutte contre le réchauffement climatique.

Las. L’auteure montre que cet ingrédient écologique ne parvient pas à modifier en profondeur l’approche instrumentale de l’Occident sur l’élément marin. Et par là, son rapport de domination sur la nature.

Cette note de lecture vise à introduire à la lecture de cet ouvrage qui donne trop l’impression de devoir être lu entre pairs, sans égard pour d’autres publics qui pourraient être intéressés par le propos. Mais qui éclaire d’une lumière savante une dimension majeure à la fois du champ académique et de l’imaginaire social du monde occidental. [1]

Une relation à la mer construite sur la lutte et la peur

L’ouvrage commence par une longue évocation de l’empreinte de la mer et ses différentes approches dans les sciences sociales du monde occidental. Tout particulièrement dans l’anthropologie maritime. Une science renouvelée dans les années 1970-80.

La mer est appréhendée comme espace dangereux, hostile, anxiogène. D’une puissance inouïe. Elle inspire un sentiment de peur. Et cette peur est d’autant plus grande que l’on s’aventure loin des côtes.

La littérature

[JOA] Nous quittons un moment la lecture laborieuse de l’ouvrage pour évoquer un fragment de la production littéraire du XIX° et du début du XX° siècle. Ainsi, le roman de Victor Hugo Quatre-vingt-treize (publié en 1874). L’auteur nous entraine sur une corvette qui subit une terrible tempête dans la mer déchainée de la Manche. Les brusques mouvements du navire libèrent le fût d’un canon qui casse son amarre. Cinq marins sont broyés par le monstre. A chaque roulis, à chaque tangage, la structure de bois du navire subit les assauts de cette masse de fer transformée en « bélier ». « Le canon allait et venait dans l’entrepont. On eût dit le chariot vivant de l’Apocalypse. ».

Une lutte à mort s’engage alors entre un marin canonnier et la bête féroce qui roule de droite et de gauche, et brise tout sur son passage. « Alors une chose farouche commença. Spectacle titanique. Le combat du canon contre le canonnier. La bataille de la matière et de l’intelligence. Le duel de la chose contre l’homme. »

On pense aussi à La ligne d’ombre de Joseph Conrad (1917) [2] où la mer est tout autant hostile et terrifiante. Mais cette fois, c’est par le calme plat qui paralyse le navire, sous un soleil et une lumière écrasants. Pas un souffle de vent pour tirer le navire de son immobilité et chasser les miasmes de la maladie qui décime l’équipage. [3]

Médiation permanente

Est-ce sentiment de peur qui entraine une médiation permanente dans son approche ? Par son exploitation économique, la pêche. La mer n’est perçue alors que comme le lieu où exploiter une ressource proposée par la nature dont il faut tirer la subsistance. Et les profits. On assimile souvent le marin à un paysan, lui qui tire la subsistance de la terre. Quand on ne l’identifie pas à un « paysan-pêcheur ».

Médiation également par la technologie. Ce sont là les machine que l’homme invente et mobilise pour aborder cet élément liquide, horizontal. Bateaux dans leur immense diversité, instruments de navigation, cartes marines… Et le vocabulaire d’une infinie richesse que le monde marin produit pour s’entendre, pour travailler dans cet affrontement avec l’élément hostile.

Ces deux dimensions ont été à la base de la construction d’une vision de la mer que l’auteure nomme la « perspective atlantique ».

Le rapport à l’environnement naturel

La mer joue le rôle d’un révélateur du rapport de l’homme à la nature. Dans l’imaginaire occidental, cette relation est fondamentalement asymétrique. Marquée par une volonté de domination, d’asservissement. Et d’exploitation.

Cette « perspective atlantique » a été construite conjointement dans l’imaginaire américain et européen. L’Amérique du Nord, peuplée du XVI° au XIX° siècle de millions de personnes qui ont dû traverser l’Atlantique en bateau. Les uns venant d’Europe, volontaires. Les autres venant d’Afrique, contraints au fond des cales des bateaux d’esclaves.

La double frontière

L’Océan a pu ainsi constituer une première « frontière ». Immensité liquide, pleine d’incertitude, inquiétante. Ensuite, la conquête de l’Ouest a confronté les pionniers à la seconde frontière. Cette fois, il s’agit d’une frontière terrestre, continentale. Entre la « civilisation » et le « monde sauvage ».

Une frontière de confrontation avec l’inconnu. Avec le monde de la peur à vaincre. De la peur finalement vaincue « avec l’aide de Dieu ». C’est son invocation qui a permis de soutenir cette avancée au nom de la « Destinée manifeste ». Une construction imaginaire qui a « autorisé » les pionniers blancs venant d’Europe à chasser de leurs terre les habitants autochtones.

La pensée occidentale a projeté sa vision Atlantique sur les autres mers du monde

Comme sur tant d’autres sujets, l’Occident triomphant a construit, pour lui-même et pour les autres, une vision qu’il a imposé à toute les autres parties de la planète. La « perspective atlantique » a été ainsi diffusée au-delà du contexte océanique où elle a pris naissance.

(p 62) « En introduisant l’idée que la relation à la mer se construit par la lutte et dans la peur, en faisant du bateau et des machines le fondement tangible et la condition de toute interaction avec l’océan, ces invariants se sont disséminés jusqu’à créer l’apparence d’une universalité dans les perceptions et les usages associés à l’océan. »

Et la pensée dominante crée un « rapport à la mer » des peuples du Sud aussi inexact qu’empreint d’esprit de domination. (p 62) « Hors ce prisme matérialiste et conquérant où priment la force et les médiations technologiques, toute société est présentée par les observateurs atlantiques comme impuissante et finalement amenée à se détourner de la mer. » Ainsi sont décrites, par exemple, les sociétés africaines des bords de l’Atlantique. Ou celles des îles de l’Outremer français des Caraïbes et de l’Océan Indien [4].

L’auteure ajoute (p 72) « La lecture matérialiste des observateurs atlantiques a longtemps posé un filtre opaque sur la mer des Autres. »

Et ce filtre opaque, sur la situation du Pacifique, a rendu incompréhensible l’extension des populations océaniennes dans l’immensité de cet Océan. (p 96) « Comment ces peuples « dénués des moyens technologiques appropriés » avaient pu parcourir et peupler un océan si vaste ? »

La « perspective pacifique »

Hélène Artaud renverse la vision. (p 88) « En démontrant qu’une appréhension non instrumentale de l’océan est possible, que l’océan ne suscite pas nécessairement de peur et qu’il crée moins de séparation entre les sociétés humaines que leur lien le plus profond, la perspective pacifique va opère l’inversion symétrique des prémisses qui sous-tendaient jusqu’alors la perspective atlantique. »

Pour les Océaniens, l’Océan fait l’objet d’un attachement affectif qui, au lieu d’inspirer la peur comme dans la perspective atlantique, est perçu comme un espace de quiétude. « Un océan hospitalier et généreux, l’océan comme une humanité qui s’élève des profondeurs. » (p 141). L’élément marin est perçu « comme un espace de contiguïté là où les Occidentaux ont longtemps vu une coupure. » (p 142)

Et, l’auteure précise cette opposition. (p 100) « La compréhension de la mer par les Océaniens, pour lesquels l’océan était un monde familier, source de vie, qui leur fournissait de la nourriture, leur offrait des voies maritimes pour l’exploration et était parsemé d’îles fertiles sur lesquelles ils pouvaient s’installer, planter leur taro, leurs bananes ou d’autres cultures, et élever leurs enfants’, se heurte de front à celle des premiers explorateurs européens pour lesquels ‘le Pacifique semblait être un vide terrifiant et étrange’. »

Incompréhensions

Hélène Artaud évoque la relation entre Cook l’explorateur anglais et Tupaia [5], un Océanien à la fin du XVIII° siècle. Une rencontre qui a produit un document cartographique précieux où se combinent les conceptions de l’espace de Cook et de Tupaia. (p 108) « La singularité de ce document est d’enchevêtrer deux représentations du monde et de l’espace, fondées l’une sur l’instrument, l’autre sur le corps. »

Et l’auteur rapporte une erreur radicale faite par Cook en raison de l’incompréhension des termes qui fondent l’orientation. Pour Cook, « vent du Sud » désigne clairement le Sud par la provenance du vent. Tandis que pour Tupaia, « vent du Sud » désigne le Nord où le vent pousse l’embarcation. De même, les distances sont présentés à l’aide d’une unité fixe pour Cook. Tandis qu’elles sont pensées en durées de navigation pour Tupaia (donc variables).

Malgré cette rencontre, le surplomb demeure

Quelles méthodes de navigation les Océaniens ont il utilisé pour circuler sur cette immensité marine ? Cook ne se pose pas la question. A aucun moment, il n’interroge Tupaia sur ce point.

L’énigme (pour les Occidentaux) de la « navigation sans instruments ». La navigation par les sens

Et pourtant, les Océaniens avaient élaboré des méthodes efficaces pour se déplacer. L’ouvrage d’Hélène Artaud s’ouvre sur les techniques non-instrumentales de navigation qui ont permis aux Océaniens de naviguer sur l’immense étendue de leur Océan.

Notamment par l’observation et l’interprétation des signes que la nature leur offre. Le vol de telle espèce d’oiseaux à une heure déterminée, la présence d’un banc de poisson et le sens de son déplacement, la couleur de la mer, la forme de la houle, le sens des courants… Mais aussi les reflets de la terre dans les nuages, perceptibles bien avant que la terre elle-même n’apparaisse. Et les constellations dans le ciel. Cette « navigation sensorielle » mobilise tous les sens.

Un système de signe, des repères mobiles

Ce n’est pas l’interprétation d’un de ces signes isolés qui permet la navigation. Mais l’analyse du « système » que forment l’ensemble des signes recueillis à un moment donné. Système hautement mobile, variable d’un moment à l’autre. D’un lieu à l’autre.

En outre, les repères de situation peuvent être identifiés dans la mer elle-même. Ainsi, des éléments mobiles sont utilisés pour se situer. Tout à l’envers des amers. Les amers, ces points fixes sur les côtes (clochers, tours…) qui permettent aux navigateurs à vue de terre de déterminer leur position. Signes si familiers des navigateurs occidentaux.

Au demeurant, ces systèmes varient d’un groupe humain à un autre, parmi les sociétés océaniennes. Les uns utilisent surtout les formes de diffraction des vagues. Les autres le déplacement des constellations dans le ciel, ou la couleur de l’eau. Et les éléments matériels utilisés étaient singulier à chaque individu. Au demeurant, ces éléments matériels n’étaient pas emportés dans l’embarcation pour le voyage, mais mémorisés.

(p 130) « Le fait que les matérialisations d’itinéraires aient vocation à n’être que provisoires et intelligibles par un seul individu contraste avec les cartes marines des Européens. »

Des chants pour perpétuer les connaissances

Ce savoir, les marins océaniens le transmettent par des chants qui perpétuent les méthode de perception des systèmes de signes et leur interprétation pour la navigation. Ces chants, loin d’être un simple folklore, encouragent les hommes sur les embarcations. Et renforcent la cohésion et l’identité du groupe.

La pirogue devient un objet porteur d’une symbolique forte pour les sociétés océaniennes. Que les colonisateurs en ait repris l’image ajoute une certaine confusion sur le sens de sa reconnaissance comme symbole.

L’insularité comme identité singulière et comme ciment

L’auteure nous entraine ensuite dans un tout autre espace. Celui qui relie les Caraïbes aux îles de l’Océan indien et au monde du Pacifique. Elle montre comment l’insularité fonde un tout autre rapport à la mer. Et ce rapport à la mer engendre un sentiment commun, « une parenté transocéanique ». Un affect qui rapproche les sociétés qui vivent dans les petites iles, partout dans le monde. Des « peuples de la mer », « peuples de l’eau salée »… Ce rapprochement a été exalté par les indépendances survenues dans les années 1960-70 pour les iles océaniennes. (p 135) « La négritude des poètes antillais et l’autochtonie insulaire revendiquée par les peuples océaniens ou austronésiens se rejoignent (…). »

Des intellectuels comme Edouard Glissant, Drek Walcott pour les Antilles, Epeli Hau’Ofa pour l’Océanie se sont exprimés sur ce thème. (p 135) « Pour nous, en Océanie, la mer nous définit, ce que nous sommes et avons tours été. Comme l’a dit le grand poète caribéen Drek Walcott, la mer est l’histoire. » (Epeli Hau’Ofa, 1994)

Un double ensevelissement

Mais alors, pour retrouver leur rapport original à la mer, à eux-mêmes, les populations insulaires ont eu à soulever le poids écrasant de l’ensevelissement de leur culture par les missionnaires et les colonisateurs [6]. Une éradication culturelle qui les a projeté dans une occidentalisation brutale, violente, radicale.

S’est ajouté un autre facteur de négation. Le fait pour les Etats Unis et la France de déplacer leurs terrains d’expériences nucléaires dans le Pacifique qui a aggravé cet ensevelissement.

Pour la France, il s’agissait de transporter ses installations nucléaires du « désert » algérien au « désert » océanien. Un « désert » fait d’immensités océaniques et de petites iles « perdues dans nulle part ». C’est bien la négation de toute vie humaine dans le Sahara ou dans les zones marines du Pacifique, qui a fondé ces décisions mortifères d’expérimentations nucléaires.

La décision américaine s’est appuyée sur la même justification. (p 137) « C’est d’ailleurs dans cette rhétorique du vide et de l’île isolée que vont être légitimés les essais [nucléaires] menés aux Iles Marschall en Micronésie. »

Encore et encore, la vision européanocentrée

L’auteure nous fait part de la perception occidentale d’un continent américain aurait été « isolé du monde pendant 20.000 ans » sous prétexte qu’il l’a été du continent européen.

Et dans cet imaginaire, ce sont bien des Européens qui ont « découvert » l’Amérique en 1492. Cette erreur a tenu longtemps au refus de penser que d’autres peuples ont pu échanger avec ce continent par la mer. Y compris les Vikings.

Autre impact de la colonisation : la division des archipels en Etats

Les Européens et les Etats Unis ont découpé l’espace océanien en autant de parcelles sur lesquelles ils ont planté leur drapeau. (p 140) « L’impérialisme du XIX° siècle – écrit Hau’Ofa- a érigé des frontières qui ont conduit à la contraction de l’Océanie. Transformant un onde autrefois sans limites en Etats et territoires insulaires du Pacifique que nous connaissons aujourd’hui. Les gens étaient confinés dans leurs minuscules espaces, isolés les uns des autres. (…) Ils étaient coupés de leurs parents à l’étranger, de leurs sources lointaines de richesses et d’enrichissement culturel. C’est le fondement historique de l’opinion selon laquelle nos pays sont petits, pauvres et isolés. »

La dimension écologique

Il y a d’abord l’échec des Occidentaux dans les actions de préservation de l’environnement sur les écosystèmes du Pacifique quand ils projetaient sur des mers chaudes les solutions issues du modèle atlantique construit sur des mers aux températures notablement inférieures.

Ensuite et surtout, il y a la découverte d’une autre façon d’utiliser des ressources limitées chez les Océaniens. Notamment les ressources halieutiques à proximité des îles à forte densité de population. Les sociétés océaniennes ont anticipé la fragilité des écosystèmes bien avant que ce thème n’émerge dans l’approche occidentale !

(p 158) « (…) les autochtones d’Océanie, sachant que leurs précieuse pêcheries pourraient facilement être épuisées, ont conçu, il y a des siècles, diverses mesures destinées à se prémunir contre cette éventualité. » « (…) les Océaniens ont donc découvert la ‘pierre angulaire’ d’une saine gestion halieutique plusieurs siècles avant qu’une quelconque forme de gestion apparaisse en Occident. La tenure foncière, le tabou [7] et l’usage rotatif des ressource sont les trois principes qui en permettent l’usage soutenable. »

La mise en défens

JOA. Ces termes se rapprochent de la notion de « mise en défens » qui signifie l’interdiction d’accéder à une ressource pour un certain temps et pour certaines personnes [8]. Typiquement, c’est la pratique qui consiste à reculer de quelque semaines la montée en alpage des troupeaux au printemps, pour que l’herbe ne soit pas broutée dans sa première pousse. On peut aussi citer l’accès à la pêche dans un lac, régulée par ses riverains. C’est une actions qui s’inscrit souvent dans une démarche de « communs » où une communauté adopte des règles de préservation d’une ressource dans un espace de vie donné.

Au total, le choc de la modernité introduite par la colonisation a consisté à « opérer le passage d’une relation à la nature fondée sur une sociabilité élargie entre humains et non-humains, à une relation asymétrique de contrôle et de ‘prélèvements’ sur des ressources anonymes. » (p 162)

Comment la perspective pacifique a finalement influencé la perspective atlantique

Hélène Artaud passe alors à cette dimension de retour d’influence. Un changement d’attitude vis-à-vis de l’espace marin s’est installée progressivement dans l’imaginaire occidental. Un changement plus ou moins inspirée par le modèle océanien. Il a été le fait d’explorateurs : des « aventuriers passeurs de modes ».

D’abord dans l’exploration des grands fonds marins, autour de motifs mêlant émotion esthétique, performance sportive et dimension scientifique. Jacques-Yves Cousteau [9] a joué un rôle important dans la découverte émerveillée de la vie sous-marine qu’il a fait partager à des millions d’individus du monde entier.

Ensuite, les navigateurs à voile qui ont sillonné, seul ou en équipe, les voies des océans autour du globe. Certains navigateurs occidentaux ont pris la mer pour de longues destinations sans les instruments classiques (boussole, sextant, cartes…). Essayant par là même de retrouver les pratiques et savoirs océaniens.

« Immersion » d’Hélène ARTAUD (couverture du livre)

Baleines, dauphins, mais aussi pratique du surf…

La « découverte » des grands cétacés comme animaux bienveillants joue aussi ce rôle. Les occidentaux ont fait des baleines et des dauphins de puissants ambassadeurs de paix dans l’imaginaire dominant [10]. Sur le plan sportif, la mode du surf, pratique traditionnelle de l’archipel d’Hawaï [11], s’est répandu sur l’ensemble de la planète.

On n’appréhende plus l’univers marin uniquement sous l’angle du danger et de la peur. S’installent au contraire des perceptions où la proximité, l’accueil sont possibles. Une sensibilité au éléments marins se développe. (p 182) L’auteure cite Moitessier : « J’écoute la mer, j’écoute le vent, j’écoute les voiles qui parlent avec la pluie et les étoiles dans les bruits de la mer. Et je n’ai pas sommeil… » [12]

(p 182) « Un rapport différent à la mer semble donc naître dans la perspective atlantique à la faveur de la rencontre avec le Pacifique. »

Ce tournant sensible se renforce avec la perception des enjeux environnementaux qui se fixent dans la mer

Après tout, 71% de la terre est couverte par les Océans. Tout comme le corps humain composé à 71% d’eau salée. L’imaginaire se retourne et trouve des correspondances propices à son envolée !

(p 189) « (…) si la mer est malade, nous le sentirons. Si elle meurt, nous mourrons. Notre avenir et l’état des océans ne font qu’un. »

La mer n’est plus le confins, la marge, des espaces continentaux. Mais « son origine autant que son avenir ».

Les grands cétacés, mais aussi le corail enflamment les imaginaires occidentaux

On interdit progressivement  la pêche à la baleine dans la première moitié du XX° siècle. Les pêcheurs de baleine, dont on avait jusque-là admiré le courage, deviennent « des éco-criminels barbares et cruels ». Et la défense de la baleine devient l’étendard de celle de l’environnement. Le retournement est brutal et radical ! Les cétacés sont passés de « l’exploitation à l’adoration ». En réalité, cette épiphanie [13] doit aussi à des causes économiques. Le marché de l’huile tirée des baleines s’est effondré. D’autres corps gras d’origine végétale la remplacent avantageusement.

Et l’interdiction de la pêche à la baleine, imposée par les puissances occidentales, est perçue, notamment au Japon, comme un nouveau geste de domination de l’Occident sur les autres parties du monde. Comme un signe supplémentaire d’une « hypocrisie occidentale ». Signe aussi des limites du retournement de la perspective atlantique.

Le Corail vient ensuite s’ajouter à la liste des espèces marines menacées (baleines, dauphins, lamentins…). Il devient même le support possible d’un avenir commun dans une planète meurtrie par la main de l’homme occidental et sa « révolution industrielle ». N’aurait-il pas détrôné la baleine comme icone de la lutte contre le réchauffement climatique ? Son « blanchissement » marque sa mort, signal funeste du dérèglement de l’environnement.

Mais l’auteure montre combien ces nouveaux objets de l’imaginaire occidental maintiennent en l’actualisant la perspective atlantique

(p 228) « Baleine et coraux font apparaitre une vision du monde bien précise. Celle d’une perspective atlantique dont ils indiquent le maintien plutôt que le renversement. La conquête, le continentalisme, l’esthétique du sublime et la médiation technique en sont les éléments structurants. La perspective atlantique ne semble donc pas avoir été suspendue à la faveur d’un bouleversement écologique et une entrée de plain-pied dans une éthique de la conservation. »

La peur et la réponse instrumentale

Qu’en est-il du sentiment de peur qui fondait la perspective atlantique avant son frottement avec d’autres visions de la mer ? L’angoisse écologique a remplacé la mer comme « espace dangereux » par la mer comme « espace en danger ». La peur, l’angoisse, demeurent.

Et la réponse à apporter à ces dangers s’inscrit toujours plus dans l’univers technologique. L’investissement des grands profondeurs et les possibilités de « voir sans aller voir » offertes par les caméras, écrans, radars, sonars et autres médiations instrumentales s’inscrivent parfaitement dans le paradigme original.

Cette sur-médiation technique [14] éloigne l’horizon d’une unité entre les vivants, d’une définition d’un avenir commun entre l’homme et la nature.

« Immersion » d’Hélène Artaud offre peu d’espoirs dans les dynamiques à l’œuvre dans le monde d’aujourd’hui

Un ouvrage profondément pessimiste qui ferme l’horizon. Même la prise de conscience écologique est retournée en outil de domination. La bonne conscience en plus. Domination sur la nature. Mais aussi domination sur le reste du monde.

Au Sud, un bouillonnement d’idées

Mais ce que ne pressent pas l’auteure, c’est le bouillonnement qui agite ce « reste du monde ». Comme tant d’autres intellectuels occidentaux [15], elle ne laisse de place au Sud que comme réceptacle de savoirs traditionnels. Et des savoirs en danger d’extinction.

Sans voir que, pour le meilleur et pour le pire, de nouvelles connaissances s’accumulent au Sud, dans les universités, les centres de recherche, les think tanks… Et dans les sociétés où l’éducation moderne de masse s’est répandue largement. Ce n’est pas un facteur d’optimisme en soi. Mais cela laisse une porte ouverte !

& & &

Notes de bas de page :

[1] Avertissement. Les citations extraites de l’ouvrage que j’ai reproduites dans cette note de lecture ne sont pas distinguées selon qu’elles émanent de l’auteure ou bien d’autres auteurs cités dans le texte.

[2] Voir la note de lecture sur La ligne d’ombre de Joseph Conrad ==>ICI

[3] En revanche, Jules Michelet dans La mer (1875) donne à la relation entre les hommes et ce puissant élément de la nature une perspective positive, pleine de l’espoir investi dans la science et la technique. Par exemple, les découvertes qui ont conduit à la mise en place des phares est présentée comme un progrès décisif pour améliorer la sécurité de la navigation, en réduisant le nombre de naufrages.  Voir ==>ICI

[4] A la Réunion, on interdisait même aux esclaves de regarder la mer, de peur que ne leur vienne l’idée de s’échapper par où ils étaient arrivés et mis en servitude (p 73-74).

[5] C’est à Tupaia que l’on attribue le dessin d’un échange d’une écrevisse entre Banks et un Maori, qui figure sur la couverture du livre d’Hélène Artaud ici présenté.

[6] L’expression « position du missionnaire » désigne une façon de faire l’amour. Ce sont les missionnaires qui auraient imposé cette pratique aux populations des iles de l’Océan Pacifique. Pour en savoir plus sur cette expression, voir ==> ICI

Autres notes de bas de page :

[7] En ethnologie, un tabou est un acte interdit parce que touchant au sacré. Et dont la transgression est susceptible d’entraîner un châtiment surnaturel. À l’origine, observé dans les cultures polynésiennes le phénomène tabou s’est révélé répandu à travers le globe, y compris dans l’Occident moderne. Par extension, ce terme désigne dans un sens populaire un sujet qu’on ne doit pas évoquer selon les normes d’une culture donnée. On retrouve le mot tabou dans toutes les langues polynésiennes sous la forme tapu, kapu… James Cook a popularisé ce mot au retour de son premier tour du monde durant lequel il séjourna à Tahiti. En tahitien entre autres, le contraire de tabou se dit noa : ce qui est ordinaire, accessible à tous. (Wikipédia).

[8] Voir un exemple de mise en défens dans le compte rendu de la rencontre organisée par l’ONG Migrations & Développement à Paris le 9 février 2023 ayant pour titre « Recueillir, Retenir, Régénérer – les défis de l’eau et du sol en zone semi-aride » ==> ICI

Voir également : Encyclopédie du Développement durable « Recueillir, Retenir l’eau et Régénérer les sols. Problématique de l’eau au Maroc et Réponses à l’échelle locale » ==> ICI

[9] Jacques-Yves Cousteau, né en 1910 à Saint-André-de-Cubzac et mort en 1997 à Paris, est un officier de la Marine nationale et explorateur océanographique français (Wikipédia). Son film, Le Monde du silence (1956), coréalisé avec Louis Malle, reçoit la Palme d’or du Festival de Cannes et l’Oscar du meilleur film documentaire.

[10] JOA. Les « attaques » d’orques contre des bateaux à voile se sont produites depuis 2020. Quelles en sont les raisons ? L’imaginaire va bon train pour en trouver les causes ! Est-ce une revanche de la nature ?

Suite des notes de bas de page :

[11] Le surf est une pratique courante dans les îles Hawaïennes depuis le XV° siècle. Elle permettait aux chefs de tribus qui défiaient la mer de prouver leur puissance. Ils surfaient sur de grandes planches, appelées Papa-he-nalu. Les hommes coupaient ces planches dans un tronc d’arbre selon un ancien rituel (Wikipédia). Pour en savoir plus, voir ==> ICI

[12] Bernard Moitessier, né en 1925 à Hanoï et mort en 1994 près de Paris, est un navigateur et écrivain français, auteur de plusieurs livres relatant ses voyages (Wikipédia). Ce navigateur a inspiré Corine Morel Darleux dans son ouvrage « Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce ». Voir la note de lecture ==> ICI

[13] L’épiphanie (du grec ancien ἐπιφάνεια, epiphaneia, « manifestation, apparition soudaine ») est la compréhension soudaine de l’essence ou de la signification de quelque chose. Le terme peut être utilisé dans un sens philosophique ou littéral pour signifier qu’une personne a « trouvé la dernière pièce du puzzle et voit maintenant la chose dans son intégralité ». Ou a une nouvelle information ou expérience, souvent insignifiante en elle-même, qui illumine de façon fondamentale l’ensemble. Les épiphanies en tant que compréhensions soudaines ont rendu possible des percées dans le monde de la technologie et des sciences. Une épiphanie célèbre est celle d’Archimède, qui lui inspira son fameux Eurêka ! (J’ai trouvé !). (Wikipédia)

[14] JOA. Le crash du sous-marin de poche bourré de technologies sophistiquées, avec ses cinq passagers à la redécouverte de l’épave du Titanic en juin 2023 constitue-t-il une « revanche » de la nature ? Comme les attaques d’orques contre les voiliers dans le détroit de Gibraltar ?

[15] Voir « L’angle mort de penseurs du Nord sur le Sud » ==>ICI


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