La formalisation des règles comme instrument de puissance. L’hégémonie absolue de l’Occident sur le monde est en train de basculer sous nos yeux. Cette période de bouleversement est propice aux grandes interrogations. Quelles ont été les causes lointaines de cette hégémonie ? De ce puissant mouvement qui détaché une poignée de pays d’Europe occidentale du reste de l’humanité, il y a quelques siècles.

Cette « grande divergence »[1] est expliquée par des causes multiples : technologiques, politiques, religieuses, sociologiques, climatiques, géographiques… Chaque auteur qui s’est intéressé à ce phénomène y va de son explication.

Un faisceau de facteurs enchevêtrés

Mais nous savons qu’un fait aussi complexe ne se laisse pas capturer par une seule approche. C’est un faisceau de causes qui est à l’œuvre pour expliquer la dynamique qui s’est amorcée dans ces pays qui forment l’Occident. Des pays qui ont suivi une évolution singulière leur donnant une puissance matérielle inédite, les capacités de produire une masse de richesse inégalée dans l’Histoire. Et celles de dominer la presque totalité de la planète par une suprématie militaire et organisationnelle avérée.

Au-delà de cette domination politique, militaire, commerciale, culturelle, les pays d’Occident ont agi en profondeur sur l’état du monde. Bouleversant deux paramètres fondamentaux. 1/ En entrainant les sociétés du Sud dans la transition démographique avec l’extension à tous les peuples des dispositions sanitaires occidentales. Ce qui a déclenché une hausse exponentielle de la population mondiale [2]. Et 2/ en suscitant la généralisation de l’éducation moderne.

Des milliards de personnes ont été et sont encore affectées par ces bouleversements. Qui ont changé la face du monde.

Le troisième bouleversement concerne la réouverture, dans les années 1970, d’une nouvelle phase de mondialisation. Là encore, sous l’impulsion des pays occidentaux. Une phase dont l’un des résultats les plus marquant a été la montée en puissance de pays émergents au Sud. Principalement en Asie de l’Est. On peut douter que cet effet de la nouvelle mondialisation ait été souhaité par ses initiateurs. Car cette émergence a mis en question l’hégémonie absolue des pays dits « développés » tels qu’on les comptait à la fin du XX° siècle. Jusqu’à faire naitre des tensions politiques et militaires entre l’ancienne puissance hégémonique, les Etas Unis, et la nouvelle puissance, la Chine. Désormais, il y a « deux éléphants dans la boutique ». [3]

Dans le court texte qui suit, je m’attache à l’un des facteurs qui a concouru à la grande divergence évoquée ici. Il s’agit de la formalisation des règles.

Je m’intéresse ici aux règles. Ces dispositions fondamentales qui régulent la vie sociale, politique, économique de tout groupe humain constitué en société.  En Occident, ces règles ont été codifiées d’une façon singulière. Et c’est cette singularité qui a concouru à l’émergence de l’Occident dans le monde, il y a plusieurs siècles.

Je rapproche dans cette note deux énoncés qui portent sur les manières de « portage » des règles selon deux systèmes profondément différents. Les règles peuvent être, en effet, formelles. Dans ce cas, elle seront essentiellement écrites. Elles peuvent être informelles. Dans ce cas, elles seront majoritairement orales. Dans les dynamiques des sociétés, le mouvement va incontestablement vers la formalisation des règles. Ce mouvement accompagne le passage d’une « société de liens » à une « société de droit ». Passage décrit par le sociologue Max Weber [4].

Nous verrons ici que le fait d’être formelles ou informelles a des conséquences profondes sur les dynamiques des sociétés. En gardant à l’esprit que le passage à des règles formelles, écrites, n’offre de la puissance à la société engagée dans cette voie que si cette formalisation est en phase avec l’imaginaire social profond des sociétés. En d’autres termes, il ne suffit pas d’avoir une bureaucratie envahissante, tatillonne, formaliste pour que s’engage le processus de puissance qui a favorisé le développement des pays d’Europe occidentale. La vie sociale dans les pays du Sud donne un bon exemple de cette bureaucratie envahissante et paralysante.

Elaborer des règles pour faire société

Notre propos ici porte sur les règles qui vont régir les relations humaines. Règles dont la « production » constitue la condition nécessaire que tout groupe humain élabore pour « faire société ». Que les croyances attribuent la production de ces règles à une puissance transcendantale (donc hors de portée des humains) ou pas (donc modifiable par les hommes) a d’importantes conséquences. Mais ce n’est pas le propos de ce texte.

Règles formelles et règles informelles

Sur le thème de la formalisation, je m’attache à rapprocher deux auteurs qui se sont penché sur la question. Dans des contextes totalement différents. L’un, Pierre Legendre [5], a travaillé sur l’apparition de cet enjeu de formalisation dans les rapports entre Prince et Pape à la fin du Moyen Age en Europe occidentale. Il étudie l’élaboration du droit dans ce contexte.

L’autre, Hélène Artaud [6] traite d’anthropologie maritime. Son analyse porte sur la confrontation entre la vision de la mer dans la culture occidentale, quelle nomme la « perspective atlantique ». Et celle des peuple Océaniens, qu’elle nomme la « perspective pacifique ». Elle présente ces visons comme opposées. Avec des conséquences marquantes sur les systèmes de navigation que j’assimile, ici, à des « règles ».

Pierre Legendre cherche à établir ce qui fait la singularité de l’Occident

Dans une approche historique de long terme, Legendre identifie ce qui va distinguer l’Occident des autres régions du monde et lui assurer une puissance inégalée. Puissance qu’il mettra au service d’une domination de la presque totalité de la planète.

Il situe les causes de son émergence dans la façon dont les sociétés d’Europe occidentales, à la fin du Moyen Âge, ont systématisé la formalisation des règles de droit. Et ce, avec une intensité qu’aucune autre société n’a cherché à atteindre.

Peu de règles dans la religion chrétienne

Il en donne pour raison la faible performance normative de la religion chrétienne, par rapport aux deux autres religions monothéistes. Nous sommes alors dans un contexte de lutte politique entre le pouvoir séculier (le Roi) et le pouvoir religieux (le Pape). Pour résister à la prétention du Pape et de l’Eglise à régir les sociétés avec leurs propres règles, le Roi a utilisé cette carence normative du récit chrétien pour élaborer un corpus détaillé de droit dans un registre séculier. De plus, en consignant ce droit dans l’écrit.

Une bonne part de l’œuvre de Pierre Legendre tourne autour de cette thèse. Cette capacité à créer des institutions appuyées sur le droit formalisé a modifié en profondeur la relation au pouvoir, au travail, à la liberté, à l’échange commercial, à la finance, à la culture, à la religion… La formalisation a été incorporée dans les règles de droit pour soutenir la création d’organisations adossées à des règles qui deviennent de plus en plus écrites. Qui deviennent plus stables, viables au-delà de la disparition de leur instigateur, diffusables, opposables dans un cercle d’acteurs de plus en plus large [7].

Et ces mutations ont permis à ces pays d’accumuler une énorme puissance sur les plans militaire, organisationnel, intellectuel. Laquelle puissance a été projetée sur le monde entier pour le dominer.

Hélène Artaud, quant à elle, oppose la navigation instrumentale des Européens à la navigation sensorielle des Océaniens

Dans son œuvre « Immersion », l’anthropologue détaille le rapport de l’Occident à la mer (*). Un rapport qui s’est forgé dans la pratique atlantique. Ce système s’est basé sur une appréhension de l’élément marin comme fondamentalement hostile et facteur de peur. Ainsi que sur une valorisation des outils pour conquérir l’univers marin : navires, cartes, instruments de navigation.

Face à cette approche dominante, elle met en évidence un autre rapport à la mer. Celui qu’entretiennent les insulaires, et tout spécialement les Océaniens. Ceux-ci ont été capables d’investir l’immensité marine du Pacifique et de peupler les milliers d’îles qu’elle comporte. Et ce, sans les outils de navigation qu’ont élaboré les navigateurs européens.

Pour les Océaniens, la mer n’est pas un élément hostile mais un milieu nourricier et porteur d’ouverture sur d’autres terres. D’autres sociétés. Elle fait « lien ». Pas « peur ». De plus, ce n’est pas avec des instruments sophistiqués que la navigation océanienne s’est effectuée. Sur l’immensité du Pacifique, les Océaniens naviguent avec des moyens qui mettent en jeu les sens, le corps. Et la transmission de ces moyens de connaissance s’effectue par des chants. Tandis que le savoir précis reste mémorisé, à l’échelle individuelle.

On est là à l’opposé de la rigueur que la cartographie européenne a développé depuis des siècles. Et cette élaboration des normes de navigation appuyée sur l’inscription de l’espace marin sur la carte peut s’assimiler à une formalisation des règles.

Dans les deux situations (et à des périodes et échelles différentes), cette formalisation a donné un avantage décisif à ceux qui l’ont élaborée et mise en œuvre. Une partie de la puissance que les Occidentaux ont construit gît dans cette formalisation ! [8]

La modernité

D’autres facteurs ont été conjointement mobilisés pour pousser à cette grande divergence. Notamment une inversion radicale du rapport au travail. Passé d’activité vile et méprisable à une activité noble « obéissant à la volonté de Dieu ». La construction d’un environnement juridique favorable à la liberté (de penser, de croire, de critiquer, d’entreprendre…) basé sur des droits écrits. Le détachement de l’élaboration des règles (des lois) d’une source religieuse donc intouchable par les êtres humains… Tous éléments ici schématiquement présentés qui forment ce que l’on a appelé la « modernité » [9].

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Notes de bas de page :

(*) Voir la note de lecture de l’ouvrage d’Hélène Artaud « Immersion »  ==> ICI

[1] L’expression est de l’historien Kenneth Pomeranz. Celui-ci a cherché à expliquer l’émergence de l’Angleterre comparée à la Chine. Même si elle attribue cette émergence à des facteurs écologiques et géographiques, cette étude est symptomatique de l’intérêt renouvelé des chercheurs, toutes disciplines confondues, porté à cette problématique. Alors même que cette « grande divergence » est en train de se transformer, si non se réduire. Pour en savoir plus, voir ==> ICI

[2] La courbe de la population a connu une quasi-stagnation sur plusieurs milliers d’années. Avant de se redresser d’une façon spectaculaire à partir du milieu du XIX° siècle. Le schéma ci-dessous provient de la Grande Galerie de l’Evolution du Jardin des Plantes à Paris.

[3] « Deux éléphants dans le magasin de porcelaine ». Voir ==> ICI

[4] Sur Max Weber, voir ==> ICI

[5] Pierre Legendre, né en 1930 à Villedieu et mort en mars 2023 à Paris, est un historien du droit et psychanalyste français. Il a fondé et dirigé le Laboratoire européen pour l’étude de la filiation. Pour en savoir plus, voir ==> ICI

Sur Pierre Legendre, voir les notes de lectures sur ce site ==> ICI

Autres notes de bas de page :

[6] Hélène Artaud est docteure en anthropologie sociale de l’EHESS. Maître de conférences au Muséum national d’Histoire naturelle en éco-anthropologie et ethnobiologie. Elle dispense des enseignements autour de l’anthropologie maritime et de l’anthropologie de la nature. Ses recherches explorent la variété des formes d’interactions des sociétés humaines avec le milieu maritime. Elle insiste plus particulièrement sur leurs fondements sensibles et épistémologiques. Ainsi que leur devenir et transformations dans le cadre des Aires Marines Protégées. Elle s’intéresse aux soubassements affectifs des politiques de conservation de la nature. Particulièrement celles portant sur les espèces animales. Voir sur ce site la note de lecture de son ouvrage « Immersion » ==> ICI

[7] L’Empire romain avait connu déjà des caractéristiques semblables. L’écriture latine et l’importance du droit sont à l’œuvre dans la construction de la puissance et la longévité de l’édifice romain.

[8] A noter que l’exploitation de Institutional Profiles Database, une base de données institutionnelles délivrant des indicateurs quantifiés sur les caractéristiques institutionnelles d’un ensemble de pays développés, en développement et en transition, présente l’axe n°1 de son Analyse en Composantes Principales (ACP) comme étant celui de la formalisation des règles. Confère la note de présentation (page 18) « Une nouvelle base de données institutionnelles : ‘Profils institutionnels 2006’ » Nicolas Meisel et Jacques Ould Aoudia – Document de travail de la DGTPE, septembre 2007. Voir ==> ICI

[9] On trouvera un exposé plus détaillé de cet « état de modernité » (dans une présentation idéal-typique) dans notre ouvrage SUD ! Un tout autre regard sur la marche des sociétés du Sud page 35 et suivantes. Voir ==>ICI