Partis politiques et « Mouvements »

« Tu me politiques ! »

C’est une expression que les jeunes sénégalais utilisent pour dire « tu m’embrouilles, tu cherches à me tromper ! ». Autre expression entendu dans le Maroc rural : « Je ne veux plus que tu me parles de politique. C’est sale, c’est répugnant, c’est comme si tu m’insultais ». Partout, la plupart des élections connaissent des taux d’abstention élevés. Mais cela ne signifie pas que la politique est délaissée par les sociétés. Elles se réveillent régulièrement sur ce terrain.

C’est la politique telle qu’elle est pratiquée par les partis et les élus, qui est ainsi massivement considérée comme un sujet obscène. Promesses non tenues, agendas cachés, argent donné et reçu, arrangements discrets, promesses d’embauche, de marchés, d’autorisation, vente de droits… Mais aussi, guerres meurtrières déclarées sur la base de mensonges d’Etat… Iraq, Libye…

La politique est réduite à ces mensonges et sombres tractations

Le maintien au pouvoir des puissants est perçu comme la finalité ultime de la politique. Et comme une source d’enrichissement financier ou symbolique, rien d’autre. Pourquoi voter dans ces conditions ? Et si on vote, pour qui ?

Corrompus et Incompétents

Au Liban, en Iraq, en Algérie, des dizaines de milliers de manifestants ont dit qu’ils ne voulaient plus des politiciens corrompus et incompétents. Ces deux mots reviennent en boucle. Bien sûr, chaque pays a ses spécificités. Le « système » en Algérie s’est approprié le pays. Tout simplement. La caste de militaires au pouvoir s’estime légitime à tout prendre et à ne concéder que des miettes, contrainte par la rue.

Les clans politiciens qui se partagent le pouvoir au Liban sur la base du partage religieux/confessionnel, ne voient même plus que la société, et notamment les jeunes, ne veulent plus de ces arrangements. Des arrangements qui ont conduit le pays à la division, à la guerre civile, à la pauvreté. L’école, la santé, le ramassage des ordures, l’eau potable, l’électricité… tous ces services de base sont défaillants depuis des années au Liban.

En Iraq, ils sont aussi des milliers à refuser une caste politique incapable et corrompue, occupée au partage de la rente pétrolière. Et qui s’est vendue aux Etats Unis et à l’Iran, leurs « alliés ». Des « alliés » qui entre-tuent sur leur territoire.

Les partis politiques, une invention révolutionnaire à la fin du XIX° siècle

Et pourtant… C’est à la fin du XIX° siècle que les sociétés occidentales ont inventé les partis politiques comme expression organisée des volontés collectives divergentes qui émergeaient au sein des sociétés. Comme outil indispensable pour faire marcher la démocratie qui s’inventait. Cette innovation, tâtonnante, a constitué un immense progrès. En rompant avec les regroupements clientélistes autour des dirigeants qui jusqu’alors, dominaient. Les partis politiques se sont constitués autour de visions plus ou moins opposées et autour de leaders qui incarnaient ces visions.

Le rêve d’émancipation a été un stimulant pour former les partis et les syndicats

Le mouvement progressiste a joué un rôle décisif sur ce terrain. Le rêve d’une libération de la domination d’une minorité riche sur la majorité. L’idéal communiste, a donné aux partis politiques un puissant élan au début du XX° siècle. Même si ce mouvement s’est très tôt divisé entre « socialistes » et « communistes ».

En face, les partis « bourgeois » se sont aussi organisés. Les divergences entre ces partis ont porté sur les questions sociales (la répartition de la richesse, l’introduction de l’impôt sur les revenus…), les questions de guerre ou pas (Jaurès, socialiste, a été assassiné en juillet 1914 par un militant d’extrême droite pour son opposition à la guerre qui arrivait). Et les questions sociétales (rapport à la religion, à la famille).

En revanche, peu de divergences se sont manifestées sur le rapport aux pays dominés par le système colonial de l’époque. Jules Ferry, homme de gauche, a été un plus ardent des promoteurs de l’expansion coloniale de la France dans les années 1880.

L’organisation en partis s’est exportée dans les colonies

Dans les pays colonisés, au Sud, les partis politiques ont commencé à s’implanter. En reprenant les formes des partis des métropoles le plus souvent. Puis en s’affranchissement de leur tutelle. Et en lui donnant un contenu nationaliste, porteur de la lutte pour l’Indépendance. Ces organisations ont alors bénéficié d’une incontestable légitimité dans les sociétés du Sud après leur libération. Avant de perdre cette légitimité, avec les espoirs déçus de l’après indépendances.

Les partis politiques ont progressivement perdu leur fonction d’expression des volontés des différentes couches des sociétés

Au Nord comme au Sud, les partis politiques ont perdu de leur légitimité. Essentiellement parce que la politique en tant que telle a changé de statut dans les régulations sociales qui soutiennent les sociétés.

Avec l’échec du mouvement communiste, la pensée libérale a réussi à installer la primauté de l’économie dans les imaginaires de l’ensemble des sociétés du Sud comme du Nord. « Marché », « compétition / concurrence », « productivité », « rentabilité » « finance »… Sont devenus les mots-clés, les références du fonctionnement des sociétés. Et ces concepts s’étendent largement au-delà de la sphère économique. Enseignement, santé, sport, culture, recherche scientifique, même les religions entrent dans la sphère marchande. Et cette marchandisation de la marche des sociétés est présentée comme inéluctable.

TINA

« There Is No Alternative » (TINA) déclarait Margareth Thatcher dans les années 80. Puisqu’il n’y a pas d’alternative, puisqu’il n’y a qu’une seule finalité dans la marche des sociétés, alors la politique devient inutile. Seuls les experts, les technocrates, sont nécessaires pour assurer la bonne marche de la société vers cette unique finalité.

Le sociétal reste dans le champ des choix politiques

Mais l’idéologie libérale a ménagé des espaces où la politique continue d’avoir un rôle. Pour trancher les questions sociétales, au Sud comme au Nord.

L’organisation de la vie familiale (mariage, filiation, procréation, héritage…). La place du religieux : qui fait les lois ? Dieu ou les hommes ? En creux, la place de l’individu dans le champ social : qui décide de mon corps ?

L’identité. Qui est ivoirien ? Quels droits pour les français ? Pour les étrangers en Grande Bretagne après le Brexit ? Pour les Mexicains aux USA ? Les sociétés se divisent sur la relation à l’Autre, différent de moi.

Le racisme. Avec la différence de genre, de couleur, de mode de vie, de croyance. La concurrence des normes sur le même territoire (port du foulard, viande halal) est transformée en conflit de civilisation ! Voir ==> ICI.

Tous ces thèmes restent dans le champ sociétal. Et sur ces terrains, ce ne sont pas en majorité des facteurs économiques qui structurent les imaginaires des sociétés.

Emergence de l’individu

Les évolutions lourdes qui travaillent les sociétés sont à l’œuvre sur ces champs, qui favorisent l’émergence de l’individu. Au Nord, ces évolutions poussent à une radicalisation de l’individualisme (dont un exemple extrême est illustré par ce questionnement : peut-on se marier avec soi-même ? Voir ==> ICI). Au Sud, l’extension de l’éducation de masse (malgré des défaillances qualitatives), l’urbanisation et l’accès aux moyens de communication digitaux ont déclenché un mouvement d’émergence irrépressible de l’individu Voir ==> ICI. Et cette émergence passe fortement par les questions personnelles, et notamment celles qui portent sur les relations entre hommes et femmes.

Ces enjeux sociétaux restent dans le champ des « contradictions au sein du peuple »

Les questions sociétales sont évidemment importantes. Mais elles mobilisent des enjeux qui divisent les sociétés sans toucher aux intérêts des puissants. Ceux-ci peuvent parfaitement s’accommoder de tous les régimes de mariage ou de procréation possibles. Ils se moquent bien du racisme qui divise les classes populaires ou de l’autorisation de porter un foulard ici ou là. Quand ils ne le provoquent pas justement pour diviser les pauvres et les opposer entre eux. On reste dans l’espace des conflits horizontaux. Des « contradictions au sein du peuple » pour emprunter au vocabulaire maoïste des années passées.

Les conflits « verticaux »

Le champ politique des conflits d’intérêts entre couches populaires et moyennes, et ceux qui disposent de la richesse et du pouvoir politique, reste ainsi en dehors des enjeux politiques. C’est le champ des conflits verticaux, ainsi préservé des luttes politiques. Et c’est tout au bénéfice des classes dirigeantes.

Des sociétés divisées sur des enjeux « horizontaux »

Les sociétés se déchirent sur les enjeux sociétaux, sur les questions identitaires. La division profonde de la société britannique à propos du Brexit illustre bien ce phénomène. Elle a porté principalement sur des enjeux de souveraineté. Qui décide des normes sociales, migratoires, environnementales ? Londres ou Bruxelles ? Les enjeux horizontaux ont pris le pas sur les enjeux économiques (verticaux). Ainsi, l’idéologie libérale n’a pas été prise dans le champ politique du Brexit. Et le mouvement actuel de renationalisation des chemins de fer britanniques se poursuit, après l’échec de leur privatisation. Mais ce thème n’entre pas massivement dans le débat politique.

USA : tentative de restauration de sa domination absolue

Aux USA, la société se divise également. Le président Trump introduit une dose de nationalisme dans la conduite économique internationale de son pays (retour à un protectionnisme sélectif). Il reste néanmoins totalement dans la logique libérale qu’il combine ouvertement avec la Loi du plus fort. Et c’est sur la restauration de la suprématie absolue des USA sur le monde que se joue la présidence de Donald Trump. Instaurer sans masque la loi du plus fort (dans les négociations commerciales, dans les rapports avec l’Iran, avec les Palestiniens…).

« Make the USA great again ». C’est prendre acte de l’apparition inédite de puissance nouvelles qui remettent en cause cette suprématie absolue. Mais peut-on effacer les émergences de la Chine, de l’Inde, de l’Indonésie, du Brésil… ? Se laisseront-ils dominer comme avant ? La réponse est non. Même si le rééquilibrage actuel du monde connait et connaîtra des cheminements non linéaires, avec reculs et avancées.

Au sein des pays, la compétition pour le pouvoir reste très forte, cependant

Pourtant, les luttes politiques pour le pouvoir sont partout très intenses, empruntant des formes spécifiques dans chaque pays. Au Nord comme au Sud, l’accès aux hautes fonctions politiques reste envié. Car il donne des avantages matériels et symboliques très importants. Accéder au pouvoir demeure un enjeu majeur, qui continue de mobiliser la plupart des sociétés.

Si les partis sont en déclin, des « mouvements » apparaissent

Le Hirak en Algérie ne s’organise pas et ne propose pas d’alternative politique. Même situation au Liban ou en Iraq. En Italie, le mouvement « 5 Etoiles » se ridiculise et s’effrite. S’alliant avec l’extrême droite puis avec le centre. « Ocupy Wall Street » qui avait trouvé un si beau slogan (« Nous sommes les 99%« ), a disparu. A force de rester autocentré. En demeurant « amoureux de lui-même » (voir ICI).

Podemos en Espagne ne résiste pas aux conflits internes qui le déchirent. Le mouvement des « Sardines » en Italie apporte un vent de fraicheur en contestant la vague raciste des néo-fascistes qui sont aux portes du pouvoir. Mais va t il se maintenir?

En Marche en France tient encore par la place de Président qu’occupe son initiateur, Emmanuel Macron. Mais celui-ci peut sauter en marche vers des horizons privés hautement rétribués au moindre échec de sa présidence. Et son « mouvement » trébuchera.

Les partis écologiques sont fragiles. Ils prennent les formes organisationnelles des partis tout en refusant leurs modes de gouvernance. Mais en restant incapables d’en inventer de nouvelles.

Dans l’ensemble, ces mouvements restent inconsistants

Ils ne semblent pas instituer une nouvelle forme pérenne d’organisation du politique. Parce que la solution de l’organisation politique ne se situe pas au niveau organisationnel. Mais plus fondamentalement au niveau du politique lui-même.

C’est bien l’idéologie libérale qui est en jeu

Une idéologie patiemment élaborée, diffusée, jusqu’à devenir dominante. Et son nécessaire renversement s’effectuera sur les décombres sociaux, politiques, moraux et écologiques qui s’accumulent.

Avec des détours par des formes autoritaire ou même fascistes de pouvoir, comme on le voit déjà aux USA, en Inde, au Brésil, aux Philippines, en Hongrie… La montée des tendances autoritaires et brutales en France s’inscrit dans cette voie. Les raidissements et reculs démocratiques en Chine, mais aussi dans bien d’autres pays du Sud, de la Turquie au Maroc, de l’Egypte à la Colombie, n’ouvrent pas des horizons heureux.

Ils s’appuient souvent sur des demandes d’ordre et de protection de larges fractions des sociétés, fragilisées par les agressions sociales et identitaires de la mondialisation libérale. Et sur l’échec des forces progressistes de donner à ces demandes des réponses crédibles.

Il reste les urgence écologiques et les mouvements de jeunesse, impétueux et fragiles à la fois. Et les innombrables expériences de terrain, au Nord et au Sud.

Oui, « les nuits sont enceintes », comme nous le dit Edgar Morin.


Voir aussi « nous avons perdu ! » ==> ICI

Et sur le mouvement des Sardines ==> ICI