« Au cœur du Yamato » de Aki SHIMAZAKI (note de lecture). Avec cette série de 5 courts romans, Aki Shimazaki [1] nous plonge dans le Japon des années 70-80. Un pays qui se relève de sa terrible défaite de 1945. Qui s’est lancé avec énergie dans une émergence foudroyante sur le terrain économique en devenant, pendant un moment, la seconde puissance mondiale sur ce terrain [2]. Cette émergence, le pays la doit à la capacité de ses élites de mobiliser le sentiment de « revanche » après l’humiliation de la déroute suite à la Guerre.

Le « miracle japonais »

L’Etat coordonne les entreprise au sein du ministère de l’Économie (経済産業省, Keizai-sangyō-shō), plus connu sous son acronyme METI (Ministry of Economy, Trade and Industry). Les objectifs économiques et sociaux sont fixés conjointement avec les grandes firmes. Au sein de ces firmes, les salariés offrent un dévouement total à l’entreprise en échange de leur protection totale. Emploi à vie, fortes promotions au mérite, prise en charge des familles en cas de grave difficulté personnelle…

Un cercle « vertueux » s’est ainsi enclenché qui mobilise toutes les énergies des salariés. Ceux-ci consacrent leur corps et leur âme à l’entreprise. Mais aussi au pays. Le patriotisme est ainsi mobilisé dans ce redressement spectaculaire du Japon. Cette mobilisation au service des entreprises a un coût pour les salariés qui peuvent être broyés par la machine économique et le pression sociale à la conformité à ce modèle.

Le redressement a été appelé le « miracle japonais » en parallèle au « miracle allemand » des années d’après-guerre.

Le « modèle japonais » est né

Il va s’exporter aux « Dragons » d’Asie du Sud Est : Singapour, Hong Kong, Taiwan, Corée du Sud. C’est le fameux « vol d’oies sauvages », Japon en tête. Les Dragons suivent, dans un vol en « V » [3]. La Malaisie, la Thaïlande, l’Indonésie, les Philippines… formeront la seconde vague de pays qui amorceront leur décollage économique… Ce sera ensuite la Chine et le Vietnam.

Au cœur du Yamato Aki Shimazaki
Vol d’oies sauvages dan le ciel de Rabat – Maroc

Comme pour les séries précédentes « Le Poids des secrets » [4] et « L’Ombre du chardon » [5], les 5 romans s’enchainent et mettent en scène des personnages communs. L’histoire est ainsi présentée sous plusieurs angles de vue.

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MITSUBA, le trèfle (1/5)

Takashi Aoki travaille à Goshima, une grande compagnie d’import-export à Tokyo. Son père, qui y travaillait avant lui, est mort d’une crise cardiaque lors d’un de ses déplacements à Londres. C’était il y a plusieurs années.

Une des mission de Takashi, à Singapour, s’est déroulée très favorablement. La direction décide de le récompenser en le mutant pour trois ans à Paris.

Il est célibataire. Mais refuse les miaï, ces rencontres arrangées en vue de mariages qui se pratiquent couramment dans son milieu. Le long travail quotidien suivi des soirées entre collègues, rituel obligé, laissent peu de temps pour faire des connaissances. Au moment où il apprend sa mutation, Takashi tombe amoureux d’une employée de sa firme, Yûko Tanase.

La masse des puissants et des conventions sociales s’écroule sur Takashi

Takashi et Yûko se rencontrent et s’engagent l’un vis-à-vis de l’autre. Ils s’aiment une nuit à Kobe, la ville natale de la jeune femme. Le mariage est en vue.

Mais le fils d’un important partenaire financier de l’entreprise Goshima, la Banque Sumida, s’éprend de Yûko. Il a 35 ans et a déjà refusé toutes les propositions que ses parents ont arrangées pour lui.

Touché par le charme de la jeune femme, il utilise ses relais familiaux et tout le poids de l’entreprise de son père pour casser les promesses que se sont faites Yûko et Takashi.

Le chantage, porté à Takashi par un personnage menaçant, fonctionne. Takashi renonce. Yûko disparait totalement du paysage de Takashi.

Takashi Aoki apprend que son propre père est mort d’un rythme de travail insoutenable, imposé par sa hiérarchie. Il avait 47 ans.

La loi d’airain de l’entreprise

Là encore, l’entreprise a imposé sa loi d’airain. Tout en accordant à la famille du défunt des compensations financières importantes et une embauche pour le fils, Takashi, à la fin de ses études. Un haut cadre de l’entreprise, Tsuyoshi Toda, a pris soin de cette famille. Il continue d’avoir avec Takashi des relations protectrices.

Pour éloigner Takashi de Tokyo mais aussi de Paris, l’entreprise lui propose une nomination à Montréal au Canada, dans des conditions très avantageuses. C’est pour une période de 5 ans. Takashi, effondré, accepte.

Au cœur du Yamato - Mitsuba (1/5)

Plusieurs années après, depuis Montréal…

Le travail de Takashi Aoki au Québec a été couronné de succès. Mais son entreprise Goshima s’est tournée vers des activités immobilières spéculatives qui l’ont fragilisé. Il a quitté cette firme pour créer une agence de traduction. Il maitrise, outre le japonais, trois langues : le français, l’anglais et le mandarin. Takashi a épousé une jeune japonaise qui travaillait dans le restaurant à Tokyo qui abritait ses rendez-vous avec Yûko. Une fille de 14 ans, Kanako, est née de cette union.

Un soir, il apprend par un ami de Tokyo que Yûko est morte dans le tremblement de terre de Kobe, le 17 janvier 1995 [6].

Un enfant est né de cette nuit à Kobe

Il apprend également que la fille que Yukô a mis au monde après son mariage avec le fils du banquier Sumida a été conçue la nuit qu’il a passée avec elle à Kobe. C’était pendant les quelques jours où ils s’étaient promis l’un à l’autre. Takashi est donc le père de cette enfant, que sa mère a prénommé Mitsuba. Ce qui veut dire Trèfle.

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ZAKURO, le fruit du grenadier, la grenade (2/5)

C’est Tsuyoshi Toda qui est au centre de ce second roman de la série. Le haut cadre de l’entreprise Goshima qui a pris soin de la famille de Takashi quand le père, salarié, est mort à Londres.

La trame du roman est fournie par le sort des Japonais, civils et militaires, capturés en 1945 par l’armée soviétique quand celle-ci a libéré la Mandchourie occupée par le Japon. Sans relations diplomatiques entre Japon et URSS jusqu’en 1956, près d’un million de Japonais et leurs famille, qui travaillaient en Mandchourie, se sont trouvés dans des camps soviétiques. Abandonnés par les autorités nippones. Leur retour au Japon a été chaotique.

Le père de Tsuyoshi Toda a disparu dans cette tourmente

La famille Toda a fait partie de cette page oubliée de l’histoire entre Japon et URSS lors de la Seconde Guerre Mondiale. Demeurent des zones de mystère que les familles tentent d’éclaircir. Mais les autorités, des deux côtés, maintiennent le secret sur le sort des familles prises dans ces évènements.

Tsuyoshi Toda, dont le père, prisonnier des soviétiques, a disparu, vit maintenant à Tokyo, avec sa famille. Sa mère, l’épouse du disparu, est atteinte de démence sénile. Elle a toujours pensé que son mari était encore vivant. Elle attend son retour sans relâche.

Un ami de Tsuyoshi Toda lui apprend que son père est vivant !

Cet homme est bien revenu au Japon. Il porte un autre nom, et s’est remarié. Il habite à Yokohama et a le projet d’émigrer aux Etats Unis. Tsuyoshi Toda est bouleversé. Il entreprend de retrouver son père.

La situation de cet homme revenu sous un autre nom au Japon illustre la confusion dans laquelle se débattent ces familles oubliées par l’Histoire. Entre envoi en Mandchourie occupée, capture et détention par l’Armée russe, double mariage, fausse identité… Libération des camps soviétiques, retour au Japon dans la confusion…

La grenade, fleur du grenadier - Zakuro (2/5)

Le retour du père Toda s’est effectué dans ce grand désordre

Sur le bateau qui le ramenait au Japon, il retrouve un soldat japonais qui l’avait violement maltraité quand il était prisonnier. Au cours d’une bagarre, il le tue. Et jette son corps par-dessus bord.

Dans ce chaos, le père adopte une identité totalement nouvelle

Le nom de ces prisonniers de retour vers le Japon avait été orthographié par la bureaucratie soviétique en langue russe. D’innombrables erreurs sur les identités des « revenants » en étaient découlées. Des journalistes japonais avaient découvert que le nombre des personnes embarquées dans les bateaux du retour étaient systématiquement supérieur à celui des personnes qui débarquaient au Japon.

Pour échapper aux conséquence du meurtre du soldat japonais, le père Toda va se dissimuler

Il prend, à son arrivé au Japon, l’identité du père disparu d’un jeune homme rencontré dans son camp de prisonnier. Il s’appelle désormais « Eiji Sato » et va ainsi reconstituer totalement son identité. « Eiji Sato » est ainsi déclaré « marié » bien avant son mariage réel. Il a est aussi reconnu « père » d’un enfant. Celui-là même avec qui il s’est lié en détention, et qui a été témoin de la bagarre sur le bateau.

Tsuyoshi Toda recueille le récit de son père

Tsuyoshi ne lui demande qu’une seule chose. De voir sa mère, qui est enfermée dans sa démence sénile. Mais qui attend avec une certitude dure comme fer, de revoir son mari qu’elle « sait » vivant.

Le père disparu revoit sa femme qui en est profondément apaisée

« Eiji Sato », le père, mais aussi le fils Tsuyoshi Toda, sont également réconfortés par ces retrouvailles. Le père va pouvoir émigrer aux Etats-Unis. Une façon de tourner définitivement la page tragique de sa vie. Mais avant cela, il aura retrouvé une partie des siens et aura pu leur faire part de sa vérité.

Histoire et histoire des individus

Là encore, comme dans « Le Poids des secrets », l’auteure tisse son récit au point précis où l’Histoire rencontre la vie des individus. Y compris l’Histoire oubliée, refoulée. Là où se mêlent la mémoire et ses défaillances, la souffrance et la dissimulation d’un secret. La révélation de longues années après. L’emboitement des générations intervient ici. Le jeune neveu de Tsuyoshi interroge les adultes sur l’Histoire de son pays. Il pointe son petit doigt sur la carte de l’immense URSS, si proche du Japon…

On voit aussi que Tsuyoshi Toda, le cadre de l’entreprise, Goshima a projeté sur le jeune employé Takashi Aoki sa propre situation. Tous deux ont « perdu » leur père, broyés chacun par de puissantes logiques. Celle de la guerre pour l’un. Celle de l’économie pour l’autre.

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TONBO, la libellule (3/5)

C’est Nobu Tsunoda qui parle, dans ce roman. Nobu travaillait avec Takashi Aoki dans l’entreprise Goshima. C’est lui qui y a fait engager la jeune Yûko et qui l’a présentée à Takashi. Quinze an après, c’est Nobu qui annoncera à Takashi, qui travaille désormais à Montréal, que Yûko est morte lors du séisme de Kobe en janvier 1995. Et surtout, qu’il est le véritable père de l’enfant de Yûko.

Les libellules - Tonbo (3/5)

Nobu a reconstruit sa vie après de dures épreuves

Avec le roman Tonbo, nous sommes avec Nobu qui a organisé sa vie autour de sa famille. Sa femme Haruko et leurs deux enfants. Il reste très proche de sa mère, devenue veuve après le suicide de son mari. A la suite de sa femme, il s’est converti au catholicisme [7].

Nobu a été licencié de Goshima pour avoir refusé une mutation à Sao Paulo. Une mutation sanction car Nobu a toujours refusé de se conformer aux rituels des salariés qui, après avoir quitté leur travail, se retrouvent entre eux dans les bars. Il a créé une école de soutien scolaire. Une activité qui lui plait beaucoup. Et qui renvoit à celle que son père menait, comme enseignant.

Le drame de son père s’est noué autour d’un geste envers un élève

Le père, enseignant consciencieux, a surpris le harcèlement que pratiquait un de ses élèves Kazu envers un autre Jirô Kanô. Il comprend que l’argument de ce harcèlement tient au suicide du père de Jirô. Il s’est jeté dans le fleuve Yamato avec son amante. Cela a déclenché un scandale public. Le jeune Jirô est terrifié par la menace à sa réputation que lui fait courir Kazu. Il cède à son multiple chantage, sans pouvoir résister.

Lors d’une manifestation de ce harcèlement, le père gifle Kazu. Celui-ci meurt le lendemain. Il avait une tumeur au cerveau, et le père est blanchi. Mais sa réputation est entachée. Une campagne de presse se déchaine, en toute méconnaissance de la situation. Le père, épuisé, humilié, se suicide.

L’histoire rebondit pour Nobu

Jirô, que le père de Nobu avait défendu, reprend contact 15 ans après. Il veut lui raconter l’histoire telle qu’il l’a vécu. Le suicide du père de Nobu a résonné avec celui de son propre père.

Il s’interroge sur la lâcheté dont il a fait preuve devant Kazu. Il questionne la relation entre « tourmenteur » et « victime ». Sa faiblesse en tant que victime a contribué au drame qui a conduit le père de Nobu au suicide.

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TSUKUSHI, la tige à sporange de la prêle (4/5)

Ce 4ème roman de la série « Au cœur du Yamato » est centré sur Yûko. Celle-là même qui a rompu ses fiançailles avec Takashi Aoki pour épouser le fils Sumida, héritier de la banque du même nom.

Ce que Yûko ne savait pas, quand elle a pris la décision d’épouser Takashi Sumida, c’est qu’elle était enceinte de Takashi Aoki. Une enfant est née de cette unique nuit d’amour passée avec lui à Kobe, sa ville natale. Yûko nomme cette fille Mitsuba, qui signifie le trèfle.

Le fils Sumida a accepté cette enfant d’un autre

Contre toute attente, Takashi Sumida a fait de cette fille sa propre fille, dans le secret de sa conception. Yûko mène désormais une vie tranquille, dans le confort offert par son riche mari. Elle a progressivement appris à aimer, sincèrement, cet homme. Un bon mari, un bon père de famille. Sa culpabilité vis-à-vis du père de Mitsuba s’efface lentement.

Le voile se déchire brusquement sur la sexualité de son mari

Yûko n’avait pas été troublée en découvrant, dans les affaires de son mari, une boite d’allumette à la décoration pourtant suggestive. Finement peints sur la boite, deux tsukushi s’inclinent l’un vers l’autre, ces tiges de prêle en forme de pénis.

Au cœur du Yamato - Tsukushi (4/5)

 

A ce point de l’intrigue, l’ombre de Mishima traverse le roman[8]. Cet écrivain médiatique et provocateur s’est suicidé par hara-kiri [9]. Il était homosexuel. Yûko se souvient d’une photo de son mariage. Sa jeune épousée avait un regard triste.

Un soir, Yûko découvre dans une des dépendances de sa grande maison, son mari enlacé avec un ami, photographe. Elle connait cet homme, Monsieur Mori. Elle l’a déjà reçu à la maison pour l’anniversaire de sa fille.

Yûko est bouleversée

Elle n’a pas vu que le couple exemplaire qu’elle forme avec Takashi Sumida avait une autre face, soigneusement cachée. Une face totalement inimaginable pour Yûko.

Takashi le mari ne cherche pas à biaiser, ni à user de sa position de force

Il explique comment il a découvert son penchant pour un homme, Michio Mori, avant même son mariage avec Yûko. Comment il a tout fait pour refuser les jeunes femmes que ses parents lui présentaient.

Il lui dit qu’il a été réellement touché par elle, Yûko. Ce qui était nouveau pour lui. C’est ce qui l’a fermement décidé à l’épouser. Il l’a fait aussi parce que sa famille avait été prise dans les mailles d’un maitre chanteur, qui demandait de l’argent au père Sumida pour ne pas ébruiter l’homosexualité de son fils. Plus tard, ce maitre chanteur sera assassiné par un yakuza [10], pour une autre affaire de chantage.

Ce n’est son homosexualité qui lui a fait accepter cet enfant conçu par un autre. Il est stérile et le révèle à Yûko. Celle-ci s’en doutait. Mais ils ne l’avaient jamais formulé explicitement.

Yûko fait face. Elle repense au père de sa fille

Elle pense à Takashi Aoki, le père de Mitsuba. Elle avait réussi à l’oublier. Mais il refait surface dans sa mémoire, après cette découverte. Elle retourne pour la première fois dans le café où ils avaient pris la courte habitude de se rencontrer, après leurs cours de français.

Elle y apprend que Takashi Aoki a épousé Yuriko la jeune étudiante qui était serveuse quand ils fréquentaient ce café. Qu’ils vivent à Montréal. Elle apprend aussi qu’Aoki a quitté l’entreprise Goshima. Et qu’ils ont une petite fille qui s’appelle Kanato.

Yûko part à Kobe, sa ville natale

Elle va dans sa ville natale. Là où elle a conçu Mitsuba avec Takashi Aoki, dans une nuit d’amour. Pour réfléchir et se retrouver. Nous sommes en janvier 1995. Dans quelques jours, la ville de Kobe sera anéantie par un séisme d’ampleur immense.

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YAMABUKI, la corète du Japon [11] (5/5)

C’est Aïko Toda qui occupe la place centrale de ce cinquième et dernier roman de la série « Au cœur du Yamato ». Elle est l’épouse de Tsuyoshi Toda. Le cadre de l’entreprise Goshima qui a pris sous son aile Takashi Aoki quand celui-ci a perdu son père, employé dans l’entreprise (voir supra Mitsuba 1/5). Tsuyoshi Toda est aussi l’homme dont le père a disparu après sa captivité en Sibérie après la Seconde Guerre mondiale (voir supra Zakuro 2/5).

C’est son épouse qui parle ici

Elle évoque son union avec Tsuyoshi. Avec son mari c’est maintenant une longue histoire. Plus de 50 ans d’union. Elle revient sur des étapes de sa vie. Son premier mariage avec un homme volage. La découverte de sa probable stérilité. L’évocation de Yamabuki, cette fleur qui ne donne pas de fruit…

Deux femmes vont l’aider à grandir

Elle rencontre deux femmes qui vont lui permettre de devenir elle-même. D’abord, la mère de son premier mari, rigoureuse, juste. Qui la soutient dans son divorce d’avec son fils, instable et sans parole. Ensuite la femme qui va la former au métier de maitresse de cérémonie du thé [12], cet art traditionnel inspiré en partie du bouddhisme zen. Toutes deux interviendront avec bienveillance dans les décisions d’Aïko concernant sa vie.

Surtout, elle se remémore sa rencontre avec Tsuyoshi

Elle a 24 ans, divorcée il y a un juste un an. Et elle décide de quitter sa ville pour Tokyo. De la fenêtre du train, elle voit les villes dévastées par les bombardements américains. Sans même parler de Hiroshima et Nagasaki. Elle pense aux centaines de milliers de morts sous les bombes qui ont ravagé les principales villes du pays. Nous sommes à la fin des années 40, juste après la capitulation japonaise.

Dans le train, elle remarque un homme. L’homme la remarque également. Ils échangent des regards. Aïko est bouleversée. Est-ce cela, l’amour ? En quittant le compartiment, l’homme laisse à son attention une courte lettre :

Je m’appelle Tsuyoshi Toda

J’ai le coup de foudre pour vous

Est-ce possible de vous revoir ?

Aïko est troublée, et déconcertée à la fois. Elle ne sait quoi faire. Elle attendra près d’un mois avant d’appeler cet homme aussi hardi. Sur les conseils de sa maitresse en cérémonie du thé.

Un mois après leur premier rendez-vous, elle épouse Tsuyoshi Toda. Il y a de cela plus de 50 ans. Elle se remémore ces moments. Là où sa vie a basculé.

L’histoire de sa vie est alors étroitement associée à celle de son mari

Une vie sociale tendue vers l’effort de reconstruction du Japon. Un effort porté par Tsuyoshi, cadre émérite de l’entreprise Goshima. Mais un effort soutenu par Aïko. Y compris lors de leur expatriation professionnelle à New York. Une vie au service confondu de l’entreprise et du pays. Tsuyoshi, samouraï de la reconstruction. Soldat de la guerre économique. Comme tous ces soldats de l’armée, dans la guerre qui a tourné au désastre de 1945. Comme dans tous les romans d’Aki Shimazaki, l’histoire des individus rencontre la grande Histoire du pays.

Aïko est passionnée par la culture japonaise, sa langue, ses traditions, son esthétique. C’est sa façon de participer à la restauration de l’image de son pays dans le monde. L’humiliation de la défaite, de l’occupation américaine, de l’instrumentalisation du Japon dans la lutte contre le communisme, sont en toile de fond de cet effort de reconstruction.

La fleur jaune du Yamabuki (5/5)

Un roman sur l’amour

Ce dernier roman de la série « Au cœur du Yamato » est l’un de plus touchant de tous les récits de Aki Shimazaki. Pas de découverte surprenante, pas de secrets enfouis. Pas d’intrigue complexe. Juste l’évocation en quelques pages d’une vie auprès d’un homme que Aïko a rencontré furtivement dans un train, il y a plus d’un demi-siècle. Elle parle d’amour avec une immense sensibilité. Une sensibilité de femme ?

Elle parle aussi de la vieillesse

Aïko et Tsuyoshi ont tous deux plus de 80 ans. L’homme voit ses forces reculer. Ses promenades dans les jardins de son quartier se font plus rares. Aïko regarde cet homme dormir à ses côtés. Une si longue histoire !

Une immense douceur se dégage de ces pages. La nature est toujours présente. La pluie tombe inlassablement sur ces moments. Nous sommes dans le tsuyu, période de pluie qui dure environ un mois à la fin du printemps. Douceur et tristesse.

Tsuyoshi s’affaiblit. Il va rendre son dernier souffle une nuit, dans son sommeil. Avant de partir, Tsuyoshi a laissé ces mots pour Aïko :

Toi, ma fleur de yamabuki

Que j’aie la chance de te revoir

Toi, mon éternel amour

Un roman en pente douce. Sans doute un dont l’auteur est la plus proche !

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Avec cette note de lecture, prend fin la série des trois suites de romans qu’Aki Shimazaki nous a offert. « Le Poids des secrets », « L’Ombre du Chardon » et « Au cœur du Yamato ».

La filiation, thème central des romans

L’auteur n’a jamais lâché la question de la filiation comme fil rouge de ses récits. Des filiations tourmentées, contrariées, inavouées, inavouables ou impossibles… Aux conséquences immenses dans la vie des individus. Avec ce qu’ils savent, ce qu’on leur a dit, ce qu’ils croient, ce qu’ils peuvent (ou non) découvrir un jour. Des vérités qui se chevauchent. Des vérités pas toujours transmises telles qu’elles. Mais aussi des souffrances.

Et comment vivre quand même

Ou plutôt, comment la dynamique de vie reprend avec d’autres visions, d’autres priorités… Puissance de l’oubli. Energie de la jeunesse qui va vivre coûte que coûte. Avec la nécessité de réconcilier le fil de l’Histoire avec celui des histoires des individus. En s’affranchissant, souvent, des récits officiels.

L’auteur met en scène des personnages bienveillants, bienfaisants

Tout au longs de ses romans, Aki Shimazaki introduit des hommes, des femmes, qui vont rendre possible de vivre. Qui laissent ouvertes les portes de l’amitié, de la compréhension, de la générosité. Aux cotés de personnages que l’auteure va situer du coté négatif. Pourtant, pas de découpages simplistes. La complexité de la vie, le doute, sont présents. Les conseils des anciens, les affirmations de l’individu, surtout chez les plus jeunes, sont présentés dans leur subtile confrontation.

Une façon littéraire de pénétrer la société japonaise

Ces romans soulèvent un coin du voile sur la société japonaise. Sur son histoire contemporaine et ses drames. Tremblements de terre, massacre des étrangers, guerre dévastatrice, épisodes coloniaux et explosions atomiques… Mais aussi sur l’effort gigantesque d’une société pour relever le pays après la guerre. Sous la botte du vainqueur et dans la violence nouvelle que « l’économie » impose aux individus, aux sociétés…

Aki Shimazaki fait ici œuvre de passeure [13]. Comme les romanciers savent parfois le faire avec une force qui défie bien des études « savantes ». Des études que des sciences sociales formatées ne parviennent pas à réaliser. Voir à ce sujet « Beaux seins, belles fesses… » ==> ICI

Et pour les lecteurs francophone, il n’y a pas le filtre de la traduction puisque Aki Shimazaki écrit en français.

Ces romans sont aussi une ode à la poésie. La poésie japonaise avec ses innombrables formules. Et son rôle dans la vie quotidienne.

L’écriture

Ces récits sont brillamment portés par l’écriture limpide de l’auteure. Avec un sens élevé de l’intrigue. Les personnages passent d’un roman à l’autre. Parfois après un long temps de vie. Aki Shimazaki nous fait changer de regard sur les mêmes situations, les mêmes protagonistes.

Des récits ponctués de détours par la nature, par le temps qu’il fait. Pluie, nuages, soleil, froid, neige… forment un décor très présent. Agrémenté par les fleurs, pour remettre du présent et la force des symboles dans le tourment des souvenirs. Remettre des couleurs, des odeurs, d’autres perceptions.

Au total, un immense plaisir de lire Aki Shimazaki. A quoi ces notes de lecture invitent.

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Pour une autre série de romans de l’auteure Aki Shimazaki : « Le Poids des Secrets »  ==> ICI

[1] Pour en savoir plus sur l’auteure, voir ==> ICI

[2] Avant d’être dépassé par la Chine.

[3] A propos de cette émergence des pays d’Asie de l’Est. Sous la pression du Japon, la Banque mondiale finira par publier en 1993 : Le miracle asiatique : croissance économique et politique publique. Un rapport qui met l’intervention de l’Etat et les entreprises publiques au cœur du décollage économique. Tout à l’envers du dogme libéral. Cela ne freinera pas l’emprise de l’approche libérale sur la pensée du développement dans les autres continents. Voir ==> ICI

[4] Sur « Le Poids des secrets », voir ==> ICI

[5] Sur « L’Ombre du chardon », voir ==> ICI

[6] A propos du séisme de Kobé, voir ==>ICI

[7] Sur la l’histoire du catholicisme au Japon, qui commence au XVI° siècle, voir ==> ICI

[8] Pour en savoir plus sur Yukio Mishima, voir ==> ICI

[9] Le hara-kiri (腹切り) ou seppuku (切腹, littéralement « coupure au ventre »), est une forme rituelle de suicide masculin par éventration, apparue au Japon vers le XII° siècle dans la classe des samouraïs. Ce rituel est officiellement abandonné par les Japonais en 1868. Source Wikipedia.

[10] Sur la mafia japonaise, les yakuza, voir ==> ICI

[11] Arbuste aux fleurs jaunes. Voir ==> ICI

[12] Sur la cérémonie du thé, voir ==> ICI

[13] Nous mettons au féminin le mot « passeur », comme nous l’avons fait pour « auteur » et auteure.


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