« Vienne la nuit » de Naguib MAHFOUZ. En arabe : « Bidâya wa-nihâya » (note de lecture)

Le Caire, années trente

Le pays vit ses premières années d’indépendance. Mais aussi l’émergence des partis politiques. Donc celle du Wafd, organisation nationaliste qui s’oppose à l’influence britannique.

L’auteur, Naguib Mahfouz, nous offre un tableau social de l’Egypte urbaine. Là où se mêlent couches populaires, petite bourgeoisie et notables. Nous pénétrons dans la vie d’une famille petite-bourgeoise, ravagée par la mort brusque du père, fonctionnaire subalterne (mais fonctionnaire !) au ministère de l’Education.

Une famille déboussolée par la mort du père

La mère doit affronter la situation avec quatre enfants. L’aîné Hassan ne vit que de trafics et de bagarre. La fille Nafissa, peu servie par la nature, se désespère de trouver un mari. Sans beauté, ni père, ni fortune, elle devra déchoir à devenir couturière, un scandale pour une fille de fonctionnaire. Et les deux derniers, lycéens. Hussein est appliqué, soumis au devoir familial. Il est pétri des principes rigoristes que sa mère porte haut pour faire face à la situation. Le dernier, Hassanein, est tout l’envers de son frère Hussein. Impulsif, égoïste, ne supportant pas la dégringolade sociale et les privations entraînées par la mort du père. Il est ulcéré par le déclassement que représente l’obligation pour sa sœur de travailler pour d’autres. Il n’aspire qu’à rejoindre, par tous les moyens, le haut de la société.

La mère gère avec autorité la situation familiale. Des économies sur tous les plans (pas de repas du soir, reprise des vêtements jusqu’à la corde, plus aucune distraction… ). Et l’obligation de réussir ses études pour les deux derniers. Ce qu’ils font brillamment.

Pauvreté et pesanteurs sociales écrasantes

Avec son génie, Mahfouz nous fait pénétrer dans les cœurs et les esprits des quatre enfants. Des enfants dont le destin va diverger sous le poids de la pauvreté et des pesantes conventions sociales. Chacun pris dans les arêtes acérées des contradictions qui enserrent jusqu’à l’étouffer la société égyptienne. Entre rigorisme et débauche. Protection de la famille et trahisons. Soumission aux différences sociales et arrivisme. Conformité au groupe et émergence de l’individu…

Hassan, l’ainé, s’enfonce dans la délinquance. Il joue de sa force et de sa prestance pour devenir « protecteur » d’un bar louche. Nafissa ne parvient pas à renoncer à l’amour. Séduite et abandonnée par un fils d’épicier qui lui a promis le mariage (elle, fille de fonctionnaire !), elle se laisse entraîner par dépit et par ses sens enflammés. Elle cède pour quelques piastres aux hommes qui veulent bien poser sur elle un regard. Hussein poursuit ses études. Mais il sacrifie son avenir social en prenant un emploi subalterne dans l’administration après son succès au baccalauréat. Il devra s’éloigner du Caire dans une petite ville. Sacrifiant sa carrière pour que son frère Hassanein puisse réaliser la sienne. Il a poussé son abnégation jusqu’à promettre de renoncer au mariage tant que son frère cadet n’aura pas fini ses études pour tirer la famille de la pauvreté.

Hassanein, quant à lui, tombe fol amoureux de sa voisine Bahia, qu’il finit par séduire au terme d’une cour acharnée. Mais la belle le remet dans les règles. Il doit demander sa main et attendre d’avoir fini ses études pour pouvoir la toucher. Elle maintient sa position avec une rigueur qui laisse l’adolescent pétrifié de frustration. Après son succès au bac, il s’inscrit à l’Ecole de Guerre, et devient officier.

Fini la misère ?

Le poids des conventions s’ajoute aux années de pauvreté. Au terme d’une série événements qui offrent autant d’images contrastées de la société égyptienne d’alors, de sa violence sociale et familiale, le roman se termine dans le drame. Le Nil en est le dernier personnage.

Espoirs immenses et désespoirs non moins grands

Depuis les années 30, l’Egypte a vécu les espoirs du nationalisme arabe sous Nasser avec la nationalisation du Canal de Suez. Puis la cascade de désespoirs avec les défaites devant la « morsure israélienne » selon la si juste expression de Georges Corm [1].

Mais le ciel s’est encore assombri sur la société égyptienne

D’abord avec le vent de libéralisme, activement soutenu par les organisations financières internationales, qui a soufflé avec le président Sadate. Aboutissant à la création d’une classe de nouveaux riches et à l’accroissement de la pauvreté y compris dans la petite bourgeoisie. Ensuite, avec le renforcement des mouvements de l’Islam politique qui, en soutenant les classes populaires abandonnées par l’Etat, acquièrent un poids dans la société. Celui-ci va alourdir encore la chape qui pèse sur la société. Le conformisme se drape d’une légitimité religieuse. Il écrase tout mouvement vers la liberté [2]. La jeunesse, qui a porté la révolte fatale au président Moubarak en 2011, s’est ainsi vue déposséder de son élan par les Islamistes et les militaires réunis puis opposés.

Les descriptions de la société égyptienne de Naguib Mahfouz restent précieuses aujourd’hui

Elles ont sans nul doute inspiré d’autres auteurs qui ont pris le relais. Notamment Alaa El Aswany avec son si brillant roman « L’Immeuble Yacoubian » (2006).

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[1] « Le Proche-Orient éclaté (1956–2012) », Gallimard/Histoire

[2] Voir sur ce site la note de lecture sur « Le jour de l’assassinat du leader » du même auteur  ==> ICI

Pour mieux connaitre l’auteur, voir  ==> ICI