Bassirou Diomaye Faye : les hommes politiques ont-ils encore du pouvoir ? Mars 2024. Le Sénégal vient d’élire un nouveau président, Bassirou Diomaye Faye. Au terme d’une campagne dite « de rupture ». Et dans la joie d’une large partie de la population, notamment des jeunes. Un immense espoir a gagné le Sénégal et au-delà, l’Afrique tout entière.

Au Sénégal et ailleurs dans le monde, au Sud comme au Nord, quel pouvoir reste-t-il aux dirigeants politiques pour mettre en œuvre leur programme, leurs promesses ?

Ruptures promises par le candidat Bassirou Diomaye Faye

  • A l’intérieur, rupture dans la gouvernance, dans la circulation des richesses… Engagement de la société dans un processus de développement inclusif… On connait ces promesses. Tous les dirigeants les affirment au début de leur mandat, ainsi que la lutte contre la corruption.
  • Mais il y a plus : ce nouveau président a fait une campagne où l’idée de rupture franche a été fortement affirmée Avec un programme souverainiste, son parti entend remettre en cause le statu quo néocolonial. Et c’est ce qui a emporté l’adhésion enthousiaste d’une large partie de la société.
  • A l’extérieur, deux mesures ont retenu l’attention. Le renégociation des contrats pétroliers et gaziers, des contrats de pêche, et la sortie du France CFA.

Mais que peut le nouveau président face à …

  • Face à la « gloutonnerie »[1] des acteurs puissants au sein de la société sénégalaise ? Dans les alliances douteuses entre chefs religieux, chefs d’entreprise et chefs politiques. Que valent les institutions formelles, souvent largement copiées de celles des sociétés du Nord, face aux liens d’intérêts ? On ne passe pas facilement ni rapidement d’une société de liens à une société de droit!
  • Face, également, à la gloutonnerie des firmes multilatérales ? Des firmes appuyées, soutenues, promues par les Etats du Nord dont elles proviennent ? Dans le cas du Sénégal, on parle des compagnies pétrolières qui ont acquis des droits d’exploitation au large des côtes océanes. Dans sa courte campagne électorale, le nouveau président avait dénoncé ces accords comme léonins et promis de les réviser. Le pourra-t-il ? Alors que déjà ces firmes ont montré les dents : « Touche pas à mes contrats ! »[2]. Et le nouveau candidat aurait commencé à infléchir son discours de rupture. Seulement quelques jours après son élection !
  • Face aux méandres des relations néo coloniales ? Comment agir alors que l’on est pris dans les mailles institutionnelles qui enserrent les pays anciennement colonisés par la France dans le Franc CFA ? Des mailles serrées où se mêlent intérêts publics français, règles opaques de « l’industrie financière internationale » et acteurs locaux relais intéressés des intérêts français. Des dispositifs complexes qui laissent peu d’espace à la volonté politique de rupture.

Le risque de renoncement

Dans le monde, au Sud comme au Nord, combien de changements à la tête des Etats ont été portés, soutenus, par des promesse de justice sociale ? Et combien de dirigeants ainsi élus ont-ils ensuite renoncé ?

La mondialisation libérale a, pas à pas, tissé par le biais d’accords internationaux, un corset de mesures, de normes en tous genres, pour brider les marges de manœuvre des dirigeants politiques. Au fond, pour assurer aux insiders de conserver le pouvoir. Lesquels s’appuient sur ces contraintes extérieures pour justifier leur impuissance. C’est la faute au FMI ! A la Banque mondiale ! A la Commission de Bruxelles ! Ce sont les règles de l’Organisation Mondiale du Commerce !..

Et si un nouveau venu réussit, par les élections, à se glisser parmi ces insiders avec un programme de rupture, alors ceux-ci auront tôt fait de l’accueillir en leur sein, de le phagocyter, en dénaturant son programme par les innombrables contraintes créées par ces dispositifs. En rendant impossible la mise en œuvre de son programme. Impossible, la satisfaction des promesses faites.

L’assassinat

Quand ces dispositifs n’étaient pas aussi élaborés, et dans un contexte de Guerre Froide, les dirigeants du Sud qui proclamaient des orientations politiques nouvelles étaient tout simplement assassinés. Ainsi de Ben Barka[3] en 1965, Sankara au Burkina Faso en 1987, et avant lui, Patrice Lumumba au Congo en 1960.

Le rôle des banques mondialisées

L’endettement auprès des grandes banques multinationales joue dans ce jeu de contraintes un rôle majeur. Avec le FMI comme garde chiourme des règles du système. Les banques centrales ayant de moins en moins la possibilité de prêter à leur État, celui-ci est alors contraint d’emprunter sur les marchés internationaux auprès de ces mêmes banques qui dominent le marché. Et le tour est joué !

Les Etats trainent ainsi comme un boulet un endettement international (en devises fortes) qui forme la chaine de leur soumission. Soumission à qui ? Aux « marchés », qui vont imposer leurs règles en faisant chantage aux remboursements en cas de difficultés ou de remise en cause des engagements passés.

Etat capturé

Plus largement, les Etats se sont laissé capturer par les grandes firmes mondialisées, sous le jeu des lobbies qui pullulent autour des lieux de pouvoir. Washington, Bruxelles, Londres, Paris, Tokyo… Pour infléchir, voire pour écrire les règles du jeu économique, dans une complexité volontairement créée pour rendre les enjeux incompréhensibles.

On a vu pendant la pandémie du Covid 19 combien les « Big pharma »[4] avaient tenu la dragée haute aux institutions publiques et aux politiciens affolés par les demandes de réponse aux urgences sanitaires. Voir à ce sujet : « Pouvoir de négociation » contre « Intérêt général » ==> ICI

Dans l’agroalimentaire et l’agriculture

On connait également la pression des groupes agroalimentaires auprès des décideurs politiques, qui bloquent des régulations publiques visant à la transparence de l’information nutritionnelle. Ou l’industrie chimique, Monsanto en tête, qui impose ses produits comme intrants agricoles, avec la complicité active des grands syndicats agricoles aux mains des grands propriétaires.

La privatisation du vivant, avec l’obligation de recourir à des semences traitées et stériles, fait partie des monstruosités que les lobbies de la chimie ont réussi à imposer aux sociétés, avec la complicité des responsables politiques et des institutions multilatérales.

La drame de la crise en Grèce

On l’a vu pendant la crise économique et sociale en Grèce en 2008[5]. Les acteurs internationaux venus « au secours » du pays, l’UE et le FMI, ont étranglé les dirigeants grecs, élus sur un programme progressiste. La solution à la crise de la dette publique qui a fini par s’imposer sous la pression de ces deux acteurs multilatéraux, a consisté à faire peser le poids de l’ajustement sur les couches populaires. Les salaires, les pensions ont été diminuées d’une façon drastique.

Le chantage financier sur le remboursement des dettes a détruit toute possibilité d’engager des solutions alternatives. Comme la refonte du système fiscal qui aurait pesé d’une façon plus forte sur les grandes acteurs économiques.

Maillage institutionnel et matraquage médiatique

Le maillage institutionnel qui enserre les politiques publiques s’est mis en place et évolue au fil des nouvelles donnes. Il vise à conforter l’idée « qu’il n’y a pas d’alternative ». C’est le « There is no alternative » (TINA) attribué (faussement ?) à Margareth Thatcher.

Et quand une solution alternative émerge et se renforce, alors le pouvoir médiatique, largement aux mains des insiders, déchaine sa propagande pour en saper le soutien dans l’opinion publique.

Impuissance des dirigeants politiques

Finalement, les hommes politiques se retrouvent incapables de répondre aux demandes des sociétés. Au Nord comme au Sud. Demandes sociales avec plus ou moins de dimension identitaire. Et demandes en matière de défense de l’environnement.

En France, les soubresauts violents témoignent des tentatives de réaction de différentes fractions de la société contre ce système bloqué. Dans une totale dispersion, et en l’absence de traduction politique de ces protestations. Gilets Jaunes contre la hausse du prix de l’énergie ; Salariés menant une longue lutte contre la réforme des retraites ; Jeunes des banlieues populaires hurlant contre la violence policière ; Ecologistes et Paysans contre l’accaparement de l’eau dans les « bassines » ; Agriculteurs contre la baisse des revenus et la hausse vertigineuse de la bureaucratie … Autant de convulsions (contradictoires) que le pouvoir réprime de plus en plus violement.

Pourquoi ces échecs répétés ?

  • Il en va, bien évidemment, des capacités des dirigeants politiques « de rupture » à faire preuve d’audace et de perspicacité pour déjouer les pièges, les chantages qui ne vont pas manquer de se mettre sur leur route. Les dirigeants de l’envergure de Sankara, Mandela, Lula ne sont pas nombreux.
  • Il en va des résistances intérieures, comme le montre l’échec de Lula au Brésil lors de ses premiers mandats présidentiels (voir ci-dessous). L’économie politique de prédation a tôt fait de refermer ses crocs sur les dirigeants qui voudraient réduire le vol des ressources du pays par quelques poignées d’acteurs locaux.
  • Il en va des pressions des acteurs dominants de l’économie mondiale, le plus souvent alliés à des acteurs locaux. Grandes firmes multinationales, on l’a vu, à commencer par les grandes banques et leurs alliés comme les agences de notation, les grands médias qui façonnent les récits politico-économiques dans le sens de la défense des avantages acquis.

Qui, au total, forment ces entités abstraites et terriblement efficaces que l’on nomme « les marchés ». Attention à ne pas réveiller leurs défiance. Leurs sanctions, leurs foudres !

Au Brésil, pendant le premier mandat de Lula de 2003 à 2011

Des avancées sociales certaines ont été acquises. Notamment le recul de la faim ! Ce qui n’est pas un mince résultat. Cependant Lula[6] a dû, pour pouvoir gouverner, s’allier à une partie de la bourgeoisie d’affaires (globalement, les secteurs technologiques) pour contrer la pression traditionnelle des forces ultraconservatrices des latifondiaires alliées à des larges pans de l’armée. Cette alliance a freiné son élan en faveur des couches populaires et de la préservation de l’environnement. Mais cet élan s’est finalement brisé sur un retournement de classes moyennes qui se sont senties dévalorisées quand les différence entre elles et les « pauvres » se sont réduites.

Le redoutable danger des jeux sur les inégalités entre le bas et le milieu de l’échelle sociale

Ces couches moyennes subjectivement « déclassées », prises dans un ressentiment d’atteinte à leur identité sociale, se sont alors laissé séduire par le discours identitaire de Bolsonaro, qui a été alors élu président en 2019 pour un mandat.

Sur ce sujet, Sylvie Laurent montre clairement comment l’accession des Noirs américains à l’égalité des droits civiques dans les années 1060-1970 a précipité une partie des classes moyennes dans les bras de la réaction. De Ronald Reagan à Bush père et fils… puis Donald Trump ! Voir ==> ICI la note de lecture sur « Pauvre petit blanc » de cette auteure.

Mais pourquoi les électeurs des classes moyennes et populaires se laissent-ils séduire par les discours réactionnaires ?

C’est la question ! La montée des inégalités au sein des pays, de tous les pays[7], ne provoque pas de poussée vers des politiques plus égalitaires (en termes de revenus, de services publics…).

Les renoncements évoqués supra ont fait perdre confiance envers les responsables politiques progressistes et leurs promesses non tenues. S’ajoutent les atteintes identitaires provoquées par la mondialisation, que les forces politiques de droite et d’extrême droite exploitent pour attiser les divisions, la haine de l’autre. Et détourner l’émotion des causes sociales.

Même les urgences sur l’environnement ne semblent pas mobiliser massivement les électorats. Les forces qui montent sont globalement hostiles aux mesures de protection de l’environnement. Et recueillent des majorités électorales. Trump, Bolsonaro…

Il faudrait plus que ces quelques lignes pour répondre pleinement à cette question et ouvrir d’autres horizons que ceux, sombres, qui se dessinent !

Mais, même aveugle, l’espoir demeure

Nous souhaitons pleine réussite, sur son programme, à Bassirou Diomaye Faye, le nouveau président du Sénégal !

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[1] Selon le mot de Jean Baptiste Placca, Radio France International le 30 mars 2024.

[2] Voir notamment : « Au Sénégal, le secteur pétrolier et gazier dans l’incertitude après l’élection de Bassirou Diomaye Faye »

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2024/03/29/au-senegal-le-secteur-petrolier-et-gazier-dans-l-incertitude-apres-l-election-de-bassirou-diomaye-faye_6224920_3212.html

 

[3] Mehdi Ben Barka (en arabe : المهدي بن بركة), né en janvier 1920 à Rabat (Maroc) et disparu le 29 octobre 1965 à Fontenay-le-Vicomte (France), est un homme politique marocain qui fut l’un des principaux opposants socialistes au roi Hassan II et le chef de file du mouvement tiers-mondiste et panafricaniste. Wikipédia. Pour en savoir plus, voir ==> ICI

[4] Big Pharma est un terme employé pour désigner l’industrie pharmaceutique dans son ensemble1, mais souvent plus précisément les plus gros groupes la composant2,3. Il est notamment utilisé dans le cadre de la dénonciation du lobbying pharmaceutique.

Le marché pharmaceutique représente 920 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2019. Les cinq premiers groupes à l’échelle mondiale par le chiffre d’affaires global sont : Johnson & Johnson, Roche, Pfizer, Bayer et Novartis. Ils représentent environ un quart du marché, et seule une vingtaine d’entreprises du secteur dépasse les 10 milliards de chiffre d’affaires. Les dix premières entreprises disposent de 800 000 salariés (Wikipédia).

[5] L’article de Wikipédia auquel nous renvoyons ici contient des informations sur la crise grecque. Nous n’en partageons pas une bonne partie de la lecture économique. voir ==> ICI

[6] Luiz Inácio Lula da Silva, souvent appelé « Lula », est un homme d’État brésilien, né en 1945 à Caetés (Brésil). Figure historique du Parti des travailleurs (PT), il est président de la république fédérative du Brésil de 2003 à 2011 et depuis 2023.

Ouvrier métallurgiste de profession, il participe en 1980 à la fondation du Parti des travailleurs. Mouvement d’inspiration socialiste, dans un contexte de grèves et d’opposition à la dictature militaire. Au cours de la décennie, le PT devient une formation de premier plan de la vie politique brésilienne. En 1989, après la fin de la dictature, Lula s’incline au second tour de l’élection présidentielle face à Fernando Collor (PRN), réunissant 47 % des voix. À nouveau candidat en 1994 et 1998, il est éliminé dès le premier tour par Fernando Henrique Cardoso (PSDB). (Wikipédia). Pour en savoir plus sur Lula, voir ==> ICI

[7] La mondialisation libérale a réduit les inégalités entre les pays, avec l’émergence des pays d’Asie du Sud Est notamment. Cette émergence a réduit l’écart entre pays du Nord et certains pays du Sud (Corée du Sud, Chine, Malaisie, Singapour…). Mais, partout, elle a accru les inégalités au sein des pays.