Des actions judiciaires sont entreprises contre contre ces deux dirigeants. L’une pour déclarer le président des USA indigne de diriger pour avoir utilisé la diplomatie de son pays pour ses avantages politiques personnels. L’autre pour corruption en une cascade de malversations. Ces actions judiciaires se heurtent à une résistance très agressive de ces suspects qui dénoncent la Justice elle-même. Donald Trump ne respecte pas ses obligations légales (de transmettre ses déclarations d’impôt par exemple). Et il le revendique. Il exige bruyamment de « ses employés » (les hauts fonctionnaires de l’Administration) une totale loyauté. Au prix du viol de la Loi.

On pourrait mettre dans cette catégorie Berlusconi en Italie, Balkany en France, et bien d’autres…

La Justice bafouée par les pouvoirs

En Pologne, c’est le gouvernement PIS au pouvoir qui réduit officiellement l’indépendance de la Justice. Il viole les règles élémentaires de l’Union européenne qui, sur le papier, a des exigences démocratiques vis-à-vis de ses Etats membres. Le PIS vient cependant de remporter les élections législatives. En Hongrie, la liberté de la presse et la Justice sont aussi malmenées. Sans graves reculs sur le plan électoral.

Des mécanismes profonds au sein des sociétés

La résistance des dirigeants suspectés et les atteintes à la Loi ne sont pas seulement des artifices de défense ou des astuces politiciennes. Elles s’appuient sur des mécanismes profonds à l’œuvre dans les sociétés. Comme en témoigne le soutien fort et indéfectible de ces personnages par une partie de la population. Là ou la Justice se dégrade dans la Loi, les sociétés continuent d’accorder leur soutien électoral aux dirigeants. Pourquoi ce recul du droit ?

Le Lien versus le Droit

Les régulations sociales de toutes les sociétés s’appuient sur deux ressorts profonds qui, dans une certaine mesure, s’opposent. D’un coté le lien, la fidélité, la loyauté entre les personnes. De l’autre, le droit, la légalité, impersonnelle. C’est-à-dire qui passe au-delà des personnes.

Voir « Le choc de 2 systèmes. Khadija entre fidélité et loyauté » ==> ICI

Sociétés traditionnelles vs sociétés modernes

Globalement, et pour faire simple, les sociétés « traditionnelles » fonctionnent plutôt sur la base du lien comme régulation sociale. Avec la primauté des relations interpersonnelles. Tandis que les sociétés « modernes » établissent le droit, base des relations impersonnelles, comme l’essentiel du fondement des régulations sociales (au-delà des relations familiales ou amicales). Chacune de ces situations (sociétés traditionnelles / sociétés modernes) possède la régulation adaptée à sa dynamique propre. Avec ses vertus et ses défaillances. Nous ne devons pas adopter une vue normative sur cette question.

Une colossale distorsion

La nouveauté dramatique dans les cas cités, c’est que ce sont des sociétés qui ont accédé à la modernité qui reviennent vers des régulations sociales traditionnelles. Créant ainsi une énorme distorsion !

Ce point est fondamental pour saisir en profondeur la marche des sociétés. Il est largement développé dans mon livre « SUD ! Un tout autre regard sur la marche des sociétés du Sud » ==> ICI

Max Weber et Emile Durkheim

La distinction entre lien et droit a été mise à jour par Max Weber qui base sur elle la marque du passage des sociétés à la « modernité » [1]. Emile Durkheim l’utilise également sur le terrain des solidarités. Il oppose ainsi la « solidarité mécanique » des sociétés traditionnelles à la « solidarité organique » des sociétés modernes. [2]

Bien évidemment, chaque société combine avec des doses variables ces deux dimensions des régulations sociales, le lien et le droit.

Le marqueur de la modernité et du capitalisme

Le passage de régulations sociales basées sur le lien personnel à des régulations basées sur le droit impersonnel est signe de l’éclosion de la modernité. Il accompagne l’émergence de l’individu, de la liberté, de la critique autorisée… Et, dans le domaine économique, d’une fantastique baisse des coûts de transactions. En effet, l’existence d’un tissu de règles juridiques écrites, incontestées, impersonnelles, appuyées par un appareil judiciaire fiable, permet l’extension des projets économiques en sécurisant fortement les transactions.

Cette baisse des coûts de transaction a été une des bases de la Révolution industrielle et du développement économique. Entraînant la croissance sans précédent de la production dans l’histoire de l’humanité. L’Europe a été à l’initiative de cette « invention », il y a 4 ou 5 siècles. Et a ainsi connu sa « grande divergence » d’avec le reste du monde.

Retour aux formes antérieures

Or la ré-émergence de la primauté du lien, de la primauté de la fidélité sur le droit, de l’allégeance à une personne, constitue un retour de l’histoire dans le fonctionnement politique des sociétés dites démocratiques .

Les bases qui avaient fait la force de l’Occident se dissipent

Exiger la soumission d’un subordonné pour des actions illégales. Soutenir un dirigeant corrompu parce qu’on est lié à lui pour des raisons personnelles, idéologiques, ou pour des intérêts matériels sont des façons de saper les fondements du droit. Mais aussi de la démocratie. Droit et démocratie, ces éléments qui ont fait la force de l’Occident capitaliste. Une aire culturelle qui avait fait de la « démocratie et du marché » les pierres angulaires de ses valeurs. Mais aussi de son efficacité. Et finalement, de la puissance qui lui a permis de conquérir la planète.

Pourquoi un tel retour en arrière ?

Nous devons nous interroger sur les facteurs qui poussent à un tel recul. Recul du droit, de la confiance dans les règles formelles. Recul dans les mécanismes impersonnels de la démocratie et de la justice. Est-ce une façon pour l’Occident de réagir à la fin de sa suprématie absolue sur le monde ?

On peut aussi avancer une explication complémentaire. Les attaques sociales et identitaires que provoque la mondialisation libérale contre toutes les sociétés, au Sud comme au Nord, créent un climat d’angoisse majeure. Car elles sont accompagnées de mensonges des tenants des pouvoirs. Plus encore ! D’un renversement total du sens des mots ! On créé un espace de paroles totalement insignifiantes, vides de sens, créatrices d’obscurité pour chacun. Partout, les institutions perdent leur crédit. Partout la distance entre les sociétés et les pouvoirs politiques se creuse. Les sociétés sont littéralement déboussolées. La parole s’étale sur tous les registres où le vrai est l’équivalent du faux. La confiance se dissout. Les repères se brouillent.

On peut citer des exemples dans deux registres différents

Ainsi de toutes les réformes entreprises depuis 40 ans, au Sud comme au Nord. Elles sont sensée être prises pour des raisons d’égalité et de progrès, alors qu’elles creusent les inégalités et organisent la régression. La réforme du régime des retraites en France est symptomatique de cette tromperie. Ainsi des mensonges avérés invoqués pour déclencher les guerres en Iraq (2003 par les USA de G.W.Bush) et en Libye (2011 sous l’instigation de la France de Sarkozy). Des guerres aux conséquences terriblement désastreuses jusqu’à aujourd’hui.

Voir Guerres et Mensonges ==> ICI

La « tropicalisation du monde« 

Xavier Ricard Lanata nous apporte une puissante clé de lecture sur ces questions. Avec le transfert des activités industrielles vers les pays émergents du Sud (Chine pour l’essentiel), le capitalisme occidental a perdu le monopole de la prédation sur le Sud. Il n’a donc plus que l’espace du monde développé (le Nord) pour déployer ses emprises prédatrices. Des emprises qu’il avait jusque là réservé aux pays du Sud.

Le capitalisme occidental avait jusque-là (relativement) épargné les sociétés du Nord

Leur permettant une certaine élévation du niveau de consommation, d’instruction, de libertés. L’Etat providence, le keynésianisme, la social-démocratie, le capitalisme « fordiste » avaient illustré cette phase. Cette période est finie, la social-démocratie sort désormais de l’Histoire. Les nouveaux concurrents au Sud (Chine) qui ont émergé contestent la suprématie absolue du capitalisme occidental sur le monde. Maintenant, il ne lui reste que le Nord pour appliquer les démarches de prédations qu’il réservait jusque là au Sud. C’est la tropicalisation des sociétés du Nord.

Voir « La tropicalisation du monde » de Xavier Ricard Lanata ==> ICI

Les sociétés du Nord sont en train de connaitre les méthodes que le capitalisme occidental réservait jusque là aux sociétés du Sud.

Démantèlement des acquis sociaux, des services publiques, privatisations des services d’intérêt général. Chômage de masse et montée de la misère. Répression de la liberté critique. Faible reconnaissance du savoir et de la recherche en sciences humaines. Violence contre les mouvements sociaux qui sont criminalisés. Dislocation des liens sociaux. Exacerbation des antagonismes entre communautés par des manœuvres de division des sociétés selon les origines, les religions, les opinions… Toutes caractéristiques que les sociétés du Sud ont connu directement lors de la colonisation. Ou qui les vivent actuellement via les dirigeants acquis ou soumis aux règles du capitalisme occidental.

Ainsi, le vent a tourné

Le capitalisme occidental ne peut plus jouer la carte de la bienveillance avec ses propres sociétés. Où augmentation parallèle des salaires et de la productivité permettait une répartition plutôt équitable des fruits de la croissance. Et une diminution des inégalités.

C’est la face dure, implacable, violente qui émerge. L’idée même d’égalité recule. Les « privilèges » se restaurent, dans le réel et dans l’imaginaire. Derrière la régression des acquis sociaux, ce sont les libertés, la démocratie qui se fissurent. Et pendant cette descente, la température de la planète continue de monter !

Des alternatives s’échafaudent, ici et là, au Sud comme au Nord

Les sociétés du Nord et du Sud prennent conscience des urgences climatiques, chacune d’une façon différente. Le lien entre urgences climatique et urgences sociales s’établit, à chaque fois dans des contextes différents. La situation, dans sa complexité, pousse à la colère des sociétés. Mais aussi à la réflexion. A l’invention de nouvelles formes de mobilisation et de résistance. De jeunes leaders émergent. Greta Thunberg ose défier les puissants. La non-violence apparaît comme une réponse résolue, active, déterminée, efficace. Les nouvelles formes de gouvernance se cherchent.

Restons ouverts à ce bouillonnement de réflexions et d’actions collectives !


Pour en savoir plus sur Max Weber ==> ICI et sur Emile Durkheim ==> ICI

[1] Max Weber, L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme (1904-1905).

[2] Emile Durkheim, De la division du travail social (1893).