« Le tambour des larmes » de BEYROUK (note de lecture). Avec une magnifique écriture, l’auteur nous fait vivre une histoire mille fois répétée sous tous les cieux. Celle de l’émergence de l’individu qui s’extirpe, avec douleur, du monde d’avant. Un monde de contraintes mais aussi un monde de solidarités.
Au fil des pages de son roman « Le tambour des larmes », Beyrouk nous plonge dans un moment de la vie de Rayhana qui cherche à échapper à sa condition de femme bédouine [1]. L’histoire se passe dans le sable du désert mauritanien, à l’époque actuelle.
Une écriture ciselée
L’œuvre nous enchante par son écriture poétique. Mais d’une poésie sobre, légère. Qui ponctue le récit de petites perles semées discrètement au long des phrases. Avec la magie des mots et le choc de leur rapprochement insolite, l’auteur souligne son récit. Juste d’un trait. Pour renforcer l’émotion.
Ici et ailleurs, émerge l’individu
Partout, le système ancien se déchire. Depuis quelques siècles, le phénomène se développe sur la planète. Avec des rythmes et des temporalités différentes, selon les pays.
Chaque être humain pousse pour s’affirmer comme individu. Dans un jeu complexe entre le dedans et le dehors des règles ancestrales. C’est la lumière douloureuse qui brille dans les yeux de milliards d’êtres humains des pays du Sud où la « modernité », celle importée d’Occident, est comme tombée du ciel sur les société.
C’est le drame derrière l’espoir. Cette modernité qui frappe sans ménagements aux portes que des siècles et des siècles de tradition avaient condamnées à n’être qu’entrouvertes. Si ce n’est closes.
Le puissant moteur de cette modernité…
… c’est la multiplication des êtres humains après des dizaines de milliers d’année de stagnation de la population.
L’irrépressible moteur de cette modernité, c’est la ville qui attire les hommes des campagnes avec ses lumières jamais éteintes. Avec ses bruits jamais tus. La ville, c’est là où l’on croise des gens que l’on ne connait pas. Dont on ignore l’identité (c’est donc là où on a besoin des « papiers d’identité »).
C’est aussi les bribes de liberté à portée de main. Qui viennent briser le poids des conduites écrites d’avance. Des bribes de liberté qui s’insinuent dans ce monde clos de la tradition où le choix est impossible pour un individu.
Avec son roman « Le tambour des larmes » Beyrouk est passeur de modernité
Aujourd’hui, dans les pays du Sud, le jeune homme, la jeune femme a connu autre chose que la parole des parents, l’enseignement des anciens. Son esprit s’est ouvert. Mais, sans boussole, chacun cherche sa voie. Cherche les mots.
Beyrouk ose dire les choses, dans leur brutalité. Il ose parler du renversement des croyances, des rites, des idoles. L’auteur donne à une femme une voix, à la première personne. Il met en mots la rupture brutale d’avec la tyrannie de l’honneur. L’honneur de soi indissociable de celui du collectif qui te contraint. Mais qui te protège aussi si tu en acceptes les normes.
Le tambour de la tribu
C’est l’objet fétiche qui « contient » l’honneur de la tribu. Celui que l’on fait résonner pour les fêtes, pour les grandes occasions. C’est l’objet qui galvanisait jadis les guerriers qui partaient au combat. Celui qui, aujourd’hui, reste planté devant la tente du chef de la tribu, intouchable.
Rayhana va partit du campement en emportant ce tambour ! Elle, jeune bédouine, qui a été atteinte au plus profond de son corps. Un corps qui ne lui appartient pas. Qui appartient au clan, à la tribu, aux règles obscures héritées des anciens. Par son geste, Rayhana refuse cela. De tout son être.
Elle va s’enfuir vers la ville pour chercher son enfant que la défense de l’honneur de sa tribu a littéralement effacé
Rayhana y fait des rencontres qui lui apportent des soutiens inattendus. On l’aide dans sa recherche. Mais la tribu n’a pas renoncé à la poursuivre !
Va-t-elle retrouver ce bébé que sa mère a arraché à sa tendresse avec une immense brutalité ? L’histoire du roman se termine mal. C’est-à-dire ne se termine pas. Nous n’aurons pas de réponse à cette question.
Cette émergence de l’individu constitue un des sujets majeurs de tant d’œuvres dans la littérature du Sud
Nous donnons ici quelques exemples pris dans des œuvres contemporaines d’auteurs de pays du Sud.
- En Egypte où Naguib Mahfouz en fait un des fils conducteurs de ses romans, en situant ses récits dans les quartiers populaires du Caire d’après la Seconde Guerre Mondiale (« Le jour de l’assassinat du leader » [2] ou « La belle du Caire » [3] et tant d’autres romans). Du même pays, on retrouve ce thème dans les ouvrages d’Alaa El Aswany comme dans « L’immeuble Yacoubian». Mais aussi celui qu’il a écrit sur la Révolution de 2011 au Caire (« J’ai couru vers le Nil » [4]).
- En Inde où l’émigration vient accélérer l’intrusion de la modernité dans la société rurale (« Un fils en or» de Shilpi Somaya Gowda [5]). Ou bien le roman qui nous conte comment une femme célibataire décide d’assumer son statut (« Compartiment pour dames » d’Anita Nair [6]).
- En Chine aussi, une abondante littérature traite de ce thème. Elle se situe dans le cadre de la formidable croissance économique qui anime ce pays depuis le début des années 80. Une croissance qui a fait de la Chine un « pays émergent » ! On signalera notamment « Brothers» [7] de Yu Hua, mais tant d’autre ouvrages s’écrivent sur cette trame, comme « Le Show de la vie » [8] de Chi Li. Ou « Shanghai Baby » [9] de Zhou Weihui.
- En Tunisie, on trouve le roman d’Aroussia Nalouti, « Zaynab ou les brèches de la mémoire» [10] qui nous parle de la quête d’autonomie d’une femme.
- En Afrique sub-saharienne, les auteurs font également de cette émergence de l’individu le « héros » de leurs ouvrages. Léonora Miano nous fait pénétrer dans les convulsions des êtres dans les sociétés africaines d’aujourd’hui avec son roman « Ces âmes chagrines » [11] pour ne citer que celui-ci. L’auteure nigériane Chimamanda Ngozi Adichie avec « L’hibiscus pourpre » [12] nous parle d’une des facettes du même phénomène, avec ici, la dimension d’extrémisme religieux du coté chrétien.
- Au Japon, l’auteure Aki Shimazaki nous livre cette même histoire, contextualisée dans le cas du Japon des années de redressement après la terrible défaite de 1945. Elle nous livre cela dans la dernière série de cinq romans « Au cœur du Yamato » [13]
Partout, la cruauté de la transition est soulignée dans ces œuvres
Les êtres sont écartelés. Mis devant des questionnements auxquels ils ne trouvent pas de réponse. Sans parole pour les formuler. Ecrasés par les tenants de l’ordre ancien. Avec ou non la complicité des autorités. Avec ou sans la récupération par des forces religieuses radicales. Souvent aussi, le drame se joue en famille. Dans le secret du cercle restreint des intimités.
Tout cela constitue une source inépuisable de création littéraire.
Le monde n’a pas fini de se poser cette question
Une question qui façonne la vie des gens, celle des sociétés. Et, finalement, agit dans le grand jeu des évolutions du monde. Un monde ouvert aux grands vents de la globalisation qui fait circuler idées, marchandises, flux financiers, armes, drogues, informations, musiques, migrants, réfugiés… et virus.
Un monde globalisé pour le meilleur et pour le pire.
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On lira aussi le texte Emergence inouïe de l’individu au Sud. Voir ==> ICI
[1] Mbarek Ould Beyrouk est un écrivain mauritanien d’expression française né en 1957 à Atar. Journaliste et auteur de trois romans et d’un recueil de nouvelles, il reçoit en 2016 le prix Ahmadou-Kourouma pour son roman Le Tambour des larmes, ainsi que le Prix du roman métis des lycéens.
Pour en savoir plus sur Beyrouk, voir ==> ICI
[2] Voir la note de lecture de ce roman ==> ICI
[3] On trouvera une note de lecture de ce roman tragique ==>ICI
[4] Une note de lecture sur J’ai couru vers le Nil est à lire ==> ICI
[5] Voir la note de lecture d’Un fils en or ==> ICI
[6] On peut trouver la note de lecture de Compartiment pour dames ==> ICI
[7] Sur le roman Brothers de Yu Hua, voir ==> ICI
[8] Sur le Show de la vie, voir ==> ICI
[9] Une note de lecture sur Shanghai Baby est à voir ==> ICI
[10] Voir la note de lecture ==> ICI
[11] Sur Ces âmes chagrines, voir ==> ICI
[12] On lira avec intérêt la note de lecture de L’hibiscus pourpre ==> ICI
[13] Voir la note de lecture sur les 5 romans qui composent Au cœur du Yamato ==> ICI
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