« Le Chagrin de la guerre » de Bao Ninh. Ecrire sur la guerre ! Ce roman fait ce pari qui résonne alors que la guerre en Europe a repris avec l’agression russe en Ukraine.

Quel sens prend ce retour sur ce passé de guerre pour l’auteur qui a été soldat de 17 à 27 ans dans les rangs de l’armée du Nord Viet Nam ? Que signifie écrire sur cette violence ? Une violence qui a pris une part si importante pour l’ensemble de la population du Viet Nam. Où le tragique était chaque jour au rendez-vous. La mort des proches, par dizaines de milliers. La mort de soi.

Et puis d’autres souvenirs s’invitent dans le récit. La période de paix qui s’est ouverte après la victoire. Une paix tant attendue. Mais ouvrant sur l’inconnu, car l’indépendance s’ajoutait à la paix. Déceptions. D’autre pensées remontent à la surface. Les premiers émois amoureux. Des histoires de voisins. Faire de la littérature avec ces souvenirs ?

La guerre en Ukraine s’affiche dans l’imaginaire des mois présents. On pense aux soldats ukrainiens, russes, dans le froid et la boue de l’hiver 2023. Êtres humains face à face, quelque part dans l’Est de l’Europe. De jeunes hommes pris dans la complicité virile entre combattants du même camp. La guerre, avec ses contradictions, ses doutes, ses peurs, ses lâchetés, ses mensonges. Avec la mort qui peut vous tomber du ciel à tout instant.

Bao Ninh nous fait vivre la guerre à hauteur d’homme

A hauteur des visions d’horreur, des bruits terrifiants, des odeurs pestilentielles, des sensations visqueuses sur tout le corps. Et des pensées qui voguent vers ceux qui sont restés derrière. Vers la recherche de sens aussi. Vers l’avenir immédiat. Un avenir fait de quoi, au juste ?

Ecrire sur la guerre. Mais aussi sur l’amour. Comment la guerre détruit l’amour. Et sur la douleur de la guerre qui s’ajoute, se combine, avec la douleur de l’amour perdu, échoué.

Bao Ninh mobilise une réflexion sur l’écriture elle-même et sur le souvenir. Sur les rêves et le souvenir des rêves. Sur ce qui fait la vie d’un être humain. L’écriture pour conjurer la douleur.

Et une pensée personnelle sur cette guerre du Viet Nam qui a rythmé mes années de prise de conscience. A marquer notre solidarité avec cette résistance, cet élan vers la décolonisation, cette lutte contre l’Etat dominant le monde d’alors.

Des séquences de vie au cœur de la guerre

Le récit se forme autour de moments de vie rapportés comme souvenirs. Cela commence dans la jungle. La bataille est lointaine. On entend parfois le bruit des canons, là-bas, au-delà des montagnes. Nous sommes avec un groupe de soldats de l’armée vietnamienne, très jeunes. Des soldats totalement immergés dans la nature. Au sein d’une végétation dense, impénétrable. Submergés par l’eau qui ne cesse de tomber du ciel et qui imprègne tout. L’humidité a envahi tous les espaces de vie autour d’eux. La chaleur moite s’infiltre dans le moindre recoin du corps. Le bruit de la pluie ne laisse aucun répit.

La guerre et les contradictions de la guerre….

Kiên, le héros du récit, fait partie d’un petit groupe d’éclaireurs. Il fait corps avec les autres soldats qui vivent dans une base cachée dans la forêt. Une nuit, Kiên recueille les confidences d’un jeune soldat qui a décidé de déserter pour rejoindre son village. Il a appris la mort de son père. Sa mère est seule maintenant. Kiên tente de le dissuader. Mais sa pensée se fissure. Il adhère au discours patriotique de la défense du pays et au nécessaire engagement sans faille dans la guerre. Mais il comprend le désir de ce jeune. Et il ne le dénoncera pas. On retrouvera le corps du jeune homme un peu plus tard. De quoi est-il mort ?

En un élan de vie

Une nuit de garde, il surprend des aller-et-venues de soldats. Il comprend qu’ils vont rencontrer secrètement trois jeunes soldates qui vivent sur l’autre versant de la montagne. En un élan de vie irrépressible. Des cris de femme montent dans la nuit. Est-ce un mirage ? Des esprits de la forêt qui se manifestent ? La mémoire défaille à rapporter le souvenir de ces cris déchirants.

Des soldats « fantoches », enrôlés dans les forces américaines, capturent et torturent ces jeunes femmes. Kiên va faire prisonnier et doit exécuter ces soldats. L’un d’entre eux le supplie de l’épargner. Kiên va-t-il écouter cet homme ? Il se réveille brutalement. A-t-il rêvé cette épisode ?

La paix vient d’être signée

Il est envoyé avec une escouade de militaires pour recueillir les corps des soldats morts dans les combats et laissés sur place. Pour les enterrer. Des corps qui jonchent les lieux où se sont déroulés les batailles les plus violentes. Kiên affronte des cadavres broyés, démembrés. Des milliers d’os mêlés à la boue. A la végétation en putréfaction. L’eau s’infiltre partout. L’odeur est insupportable. Les corps de ces jeunes hommes, de ces jeunes femmes gisent dans la terre imbibée d’eau… Est-ce un cauchemar ?

Vingt ans après, Lanh, la jeune femme se souvient

Kiên visite une colline où il a passé un temps pendant un moment de guerre. Avec son groupe d’éclaireurs, il était hébergé par une « mère nourricière » chargée de prendre soin des soldats de passage, dans l’organisation minutieuse de soutien aux soldats par la population. Il retrouve ce lieu, cette maison, avec émotion. Lanh, une jeune femme, y vit seule. Elle le reconnait. (p 70) « J’avais à peine 13 ans à l’époque. Je vous appelais ‘oncle’… et puis les filles des champs et des forêts sont timides. »

La jeune femme l’accueille dans sa solitude. La « mère » est morte de chagrin, à l’annonce de la mort de ses deux fils dans les combats. Elle-même, Lanh, mariée à un soldat, a perdu un fils deux jours après sa naissance. Au moment où elle a appris que son mari avait disparu dans une bataille. Lanh accueille Kiên avec tendresse. Avec délicatesse, l’auteur écrit : (p 72) « Elle le garda à la maison pour la nuit, toute la nuit. » Le matin, Kiên marche dans la campagne désormais pacifiée, aux côtés de Lanh. Ils se tiennent par la main.

Kiên quitte la colline et reprend sa route. Lanh reste dans sa maison, seule, à garder les tombes de sa mère et de son petit garçon. Où sont les corps de ses frères ? De son mari ?

La libération dans les locaux de l’aéroport de Saïgon

Il est hébété de n’avoir pas dormi pendant ces jours de déferlement sur Saïgon avec l’armée du Nord victorieuse. Son bataillon a été anéanti. Il est seul de son groupe. Des coups de feu claquent. Pour célébrer la victoire ? Pour réduire les derniers résistants ? Autour de lui, des soldats victorieux, épuisés comme lui. Il s’endort comme une pierre dans un coin sombre du bâtiment. D’autres soldats, des tankistes, le réveillent. Il s’est endormi à côté du corps dénudé d’une jeune femme morte.

« Le Chagrin de la guerre » de BAO NINH couverture du livre

Le retour à Hanoï

Kiên rentre en train, avec les soldats démobilisés, dans un grand désordre. Il a hâte de rentrer. Son cœur se serre. Il reconnait les lieux. La maison où il a vécu avec son père. Il retrouve sa porte. Une jeune femme surgit, c’est Phuong, son amour. Ils avaient 17 ans. Et ils ne se sont pas vus depuis 10 ans. Chacun croyait l’autre mort. Etreintes, émotion.

Mais Kiên sent une présence derrière Phuong. Un homme est là, qui va partir. Kiên et Phuong vont tenter de vivre ensemble, mais la guerre, les souvenirs des horreurs vécues, s’interposent. Leur tentative pour construire quelque chose ensemble échoue. Ils se déchirent. Ils se séparent. Kiên est effondré. La solitude, l’incommensurable solitude. Et une profonde tristesse, accablante, totale. Une douleur jusqu’à la folie ! Il tente de noyer sa douleur dans l’alcool. Il ère autour du lac Hoan Kiem où les amoureux sont revenus… Il est seul.

Tandis que Phuong s’éloigne de lui, prise dans des amours multiples aussi étranges qu’incompréhensibles et douloureux pour Kiên.

Le père enfermé dans sa solitude aussi

Kiên a vécu avec son père avant la guerre. Un père absorbé, englouti dans son activité de peintre qu’il pratiquait dans une pièce mansardée en haut de la maison collective qu’ils habitaient. Des portraits, des paysages ravagés. Kiên ne comprenait pas son père, avec qui il communiquait peu. Mais son amie Phuong, la jeune fille de ses amours, a tissé avec ce père mutique une étrange relation. Elle le regardait peindre, il était heureux de cette présence. Mais restait dans son mutisme. Avant de mourir, le père a brulé toutes ses toiles, en une espèce de suicide. C’était juste avant le déclenchement de la guerre qui allait emporter sur les front Kiên d’une part, Phuong d’autre part. Pour une longue séparation de 10 ans.

La joie hideuse

Des souvenirs remontent, comme des bulles de sa mémoire. Avec deux soldats, deux amis chers, ils sont dans la jungle, encerclés. Traqués au sol, mitraillés par les avions, les hélicoptères. Soudain, une attaque toute proche. Tâm tombe à ses côtés, foudroyé. Ils se sauvent en zigzagant dans les broussailles. Ils fuient. Thinh s’écroule. Kiên est seul, il se sauve, il se cache, il est sauvé. « Je suis vivant, vivant », hurle-t-il silencieusement en une « joie hideuse ».

Encore et encore des souvenirs où la guerre et l’amour se mêlent

Kiên a intégré l’armée. Il a juste 17 ans. Il a quitté Hanoï pour une période d’entrainement. La guerre fait rage. Il repasse par sa ville. Ses supérieurs ont accordé deux heures aux jeunes recrues pour revoir leur famille avant le départ du train pour le front. En courant, il rentre chez lui, chez Phuong. Elle n’est pas là. On lui dit qu’elle est parti avec un baluchon. Il revient à la gare. Vite, vite, la retrouver. Elle est là dans la cohue de la gare. Elle est avec un jeune homme. Et le quitte pour rejoindre Kiên. Ils sont heureux de se retrouver.

Dans ces quelques minutes de bonheur éphémère…

… le train de Kiên est parti. Phuong l’entraine alors dans une course débridée pour rattraper ce train bourré de jeunes soldats qui file vers le Sud, vers le front, vers les combats. Un camion les prend en auto-stop. A un moment, ils voient un train qui s’arrête dans une gare. Ils courent… c’est un train de marchandise. Mais qu’importe, il va vers le Sud. Ils montent dans un des wagons clos, enfermés dans des cages de fer qui roulent. Une gare, un arrêt. Soudain, des bombes explosent. Le train est attaqué par des avions américains. Les défenses anti-aériennes hurlent. Le fer se tord, les wagons se déchirent. Le feu jaillit de partout. Kiên est éjecté du train. Phuong est restée dans un wagon. C’est la nuit, l’obscurité.

L’attaque aérienne se déchaine

Kiên est légèrement blessé. Tout autour de lui, c’est l’effroi. Les hurlements de bombes qui tombent. Le feu partout autour. Les rails qui se tordent. Kiên cherche Phuong. Il peine à retrouver le wagon fermé où ils avaient passé un moment à rouler vers le Sud. Dans l’obscurité, Phuong est là, hébétée. Un filet de sang coule le long de sa jambe. Un homme surgit. Massif, puissant. Phuong est sa possession. Elle gît là, dans la douleur et le silence. Kiên se redresse. Du haut de ses 17 ans, il se jette sur l’homme, lui brise les bras. Il tire violement Phuong. Elle le suit. En silence. Tout autour, c’est l’enfer. Les bombes, les avions, le feu, la fumée, la poussière, les morts, les gens qui courent, vers ici, vers là. L’apocalypse. « L’homme contre l’acier ».

Il emmène Phuong loin de cette gare en feu. Loin de cet ouragan de bruit et de fer. Elle le suit, muette, prostrée. Le sang qui coule sur les jambes de Phuong ne provient pas d’une blessure des explosions. Kiên lui propose de lui faire un bandage avec sa chemise. Phuong refuse en secouant la tête, en baissant les yeux.

Au fond, ils savent tous les deux ce qui s’est passé dans l’obscurité du wagon

L’homme a été clair dans sa brutalité, avant de s’écrouler, blessé par Kiên. Dans les hurlements des bombes, Kiên et Phuong se débattent et sombrent dans un long moment d’inconscience. (p 275). « Un état étrange comme si le cerveau était bourré de coton. Ni peur, ni doute, ni raison. Ni joie, ni tristesse, ni désir, ni inquiétude, ni souhait. Une inertie, une obscurité où tout le monde se valait, les malins et les naïfs. Les lâches et les braves. Le troupier et le chef, voire, l’ennemi et l’ami. La vie et la mort, le bonheur et la souffrance. » Un état d’inconscience qu’il retrouvera plusieurs fois dans les moment d’extrême explosion de violence.

Kiên questionne silencieusement Phuong

Ils se sont un peu éloignés du bruit et de la fureur de l’attaque. Elle se tait. Elle voudrait effacer ces moment de son histoire, de leur histoire. Ne pas même en parler. Ne pas même y penser. Elle voudrait trouver de l’eau pour se laver. Mais comment se laver de ce qu’elle a vécu ?

Elle sait qu’ils vont se séparer. Kiên doit rejoindre son bataillon, quelque part dans le Sud. Il ne sait pas encore que le train qu’il devait prendre, qu’il a raté pour s’être attardé à Hanoï avec Phuong, a été bombardé et que son bataillon a été décimé. Sans ce retard, il serait sans doute enseveli sous les tôles tordues du train déchiqueté par les bombes et le feu.

L’écriture comme salut

Avec la paix, c’est le retour à Hanoï. Après son échec avec Phuong, Kiên vit une longue dérive. L’alcool l’accompagne et le noie en même temps. Rien ne vient apaiser sa souffrance qui condense l’horreur des souvenirs de guerre, la perte de son père, et le départ de Phuong. La tristesse l’envahit. Les larmes ne parviennent pas à l’apaiser.

Et puis une nuit, il se met à écrire. A écrire sur la guerre. Et sur l’amour, son amour pour Phuong. Les deux jeunes de 17 ans qui se sont aimés ont définitivement disparu. Leur amour a été effacé par la guerre qu’ils ont vécu, séparés. Ils se sont retrouvés tout autres, 10 ans après.

Des réveils en sursaut, avec des images de l’extrême violence qui remontent comme des bulles de souvenirs. Il écrit d’une écriture fébrile, compulsive, totale. Qui lui fait côtoyer la mort. Non pas celle du feu et des balles. Celle qui émane d’une aventure psychique bouleversante. (p 107) « Il lui semblait avoir trouvé sa nouvelle vie : le passé, sa jeunesse perdue dans la douleur et la tristesse de la guerre. »

Fiction et réalité de l’écriture

Bảo Ninh écrit. Et ce sont ces lignes que nous avons sous les yeux ! Où se situe la fiction ? Où l’auteur se trouve-t-il dans ces mots couchés sur le papier ? On le sent, à peine caché derrière ces phrases qui s’alignent sous nos yeux. Des mots puissants, sensibles, qui nous attachent à cette lecture, à ce récit, à cet homme. Dans une communion avec sa souffrance…

Mais avec la modestie de reconnaitre la difficulté de ressentir vraiment cette douleur sans avoir vécu dans sa chair, comme l’auteur, ces 10 années d’enfer ?

Bảo Ninh, homme meurtri, ne reste pas enfermé dans « Le chagrin de la guerre »

Il nous le dit avec ces mots :(p 196) « Et sans doute sommes nous venus en ce monde pour accueillir la douleur. Et c’est à cause d’elle que devons vivre. Poursuivre le bonheur, rechercher l’amour, l’art, jouir et supporter jusqu’au bout la vie… »

& & &

Bảo Ninh, né en1952 à Hanoï sous le nom Hoàng Ấu Phương, est un ancien soldat, biochimiste et romancier vietnamien. Durant la guerre du Viêt Nam, il s’engage à 17 ans, de 1969 jusqu’en 1975, au sein de la 27ème Brigade Glorieuse de la Jeunesse. 1975, c’est l’année de la victoire du Việt Nam du Nord communiste sur les troupes du Việt Nam du Sud. Bảo Ninh fait partie des dix soldats survivants de la 27ème Brigade Glorieuse de la Jeunesse, sur cinq cents jeunes hommes partis en 1969. Les pertes humaines étaient immenses, lutter contre les Américains, c’était « l’homme contre l’acier ». Wikipédia. Pour en savoir plus sur l’auteur, voir ==> ICI

La guerre du Viêt Nam (également appelée 2ème Guerre d’Indochine, Guerre civile vietnamienne ou Guerre des dix mille jours par les Vietnamiens) est une guerre qui oppose, de 1955 à 1975, d’une part la République démocratique du Viêt Nam (ou Nord Viêt Nam) avec son armée populaire vietnamienne — soutenue matériellement par le bloc de l’Est et la Chine — alliée au Front national de libération du Sud Viêt Nam, dit Viet Cong. Et d’autre part, la République du Viêt Nam (ou Sud Viêt Nam), militairement soutenue par les États-Unis appuyés par plusieurs alliés (Australie, Corée du Sud, Thaïlande, Philippines). Wikipédia. Pour en savoir plus sur la Guerre du Vient Nam, voir ==> ICI

Sur le Viet Nam et la guerre, voir aussi le roman intime « Histoire d’amour racontée avant l’aube » ==> ICI

Voir aussi l’album de photos prises à Hanoï ==> ICI


© 2023 Jacques Ould Aoudia | Tous droits réservés

Conception | Réalisation : In blossom

© 2023 Jacques Ould AoudiaTous droits réservés

Conception | Réalisation : In blossom