« Frère d’âme » de David DIOP. Un roman de guerre et d’Afrique. La guerre, la Grande, celle de 14-18, vue par les yeux d’un « tirailleur sénégalais », Alfa Ndiaye. Où il est question de la vie et de la mort. De l’odeur de la mort dont même les rats se détournent… De l’amitié, du sentiment de trahison, de la folie à monter au front au coup de sifflet du capitaine. Du courage, de l’héroïsme. De totems. Des Blancs et des Noirs dans les tranchées et dans les combats. Il est aussi question de l’Afrique où nous entraine Alfa Ndiaye, emporté par ses rêves d’amour.

Le roman se noue autour d’un fait de guerre

Au cours d’un assaut contre les lignes allemandes, Alfa Ndiaye se trouve à côté de son « plus que frère » Mademba Diop, un soldat comme lui. Mademba vient de recevoir une horrible blessure au ventre. Une blessure qui « met dehors ce qui est dedans ». La douleur est insupportable. Mademba demande à son ami Alfa de l’achever. Alfa refuse, il ne peut pas. (p 13) « … pour ne pas contrevenir aux lois humaines, aux lois de nos ancêtres, je n’ai pas été humain. Et j’ai laissé Mademba, mon plus que frère, mon ami d’enfance, mourir les yeux pleins de larmes, la main tremblante, occupée à chercher dans la boue du champ de bataille ses entrailles pour les ramener à son ventre ouvert. »

Mademba expire dans les pires souffrances. Après avoir remis tant bien que mal ce qui est dehors dans le dedans du ventre, Alfa va trainer le corps de son ami jusque dans sa tranchée où il est accueilli en héros. Il aura la médaille militaire pour ce fait.

Ce refus, cette impuissance à dépasser les « lois humaines » pour accomplir un « acte humain » envers son « plus que frère » va hanter Alfa alors que la guerre se poursuit. Avec ses assauts répétés au coup de sifflet du capitaine.

Penser par soi-même !

Et derrière cet immense remord qui l’envahit, Alfa comprend qu’il peut penser par lui-même. Il peut penser par lui-même, mais à condition de ne pas tout dire. De garder pour lui ces pensées qui lui viennent alors que les digues de l’impossibilité de penser se sont rompues.

Au fond, cette terrible liberté de penser constitue le sujet principal du roman. Avec l’exaltation de ses découvertes. Avec le poids du savoir qui se révèle à soi-même. Mais aussi avec l’intelligence à déployer pour garder pour soi certaines de ces découvertes.

Le soldat Alfa Ndiaye va venger son ami Mademba

Il prolonge chaque assaut commandé par le sifflet du capitaine, par un acte individuel. Il rampe sous les barbelés et attend la nuit pour surprendre un soldat ennemi isolé, le poignarde, lui ouvre le ventre. En rampant dans l’obscurité, il ramène dans sa tranchée son fusil et la main qui le tenait. Une main qu’il a coupé d’un coup de machette parfaitement aiguisée.

« Frère d’âme » de David DIOP couverture du livre

La sauvagerie comme arme de guerre

L’infanterie noire monte à l’assaut avec le fusil (et sa baïonnette) dans la main gauche et la machette dans la main droite. En poussant des hurlements sensés terrifier les troupes allemandes dans la tranchée d’en face. C’est la sauvagerie bien encadrée par l’armée française, qui compte sur la réputation des soldats d’Afrique pour miner le moral des troupes allemandes.

Le prestige du soldat Alfa Ndiaye se change en terreur dans les tranchées françaises

Il ramène ses trophées (un fusil, une main coupée) et son prestige augmente. Mais à la quatrième prise, le vent tourne. La sauvagerie commandée lors des assauts doit se limiter aux assauts. Comment Alfa fait-il pour accomplir ce geste. Ne serait-il pas un soldat-sorcier ? Un « mangeur d’âme » ? Un dïmm ?

La méfiance passe des soldats noirs, « chocolats » aux soldats blancs. Chacun craint d’être lui-même victime du soldat sorcier. Et si les balles qui l’évitent parce qu’il est sorcier se dirigeaient sur les autres ? La troupe est troublée, le malaise s’installe du côté français.

Le capitaine décide d’envoyer Alfa à l’arrière pour se débarrasser de ce soldat si trouble

Avec l’aide d’Ibrahima Seck, tirailleur interprète, Alfa apprend qu’on va le retirer du front pour un temps. Et à son retour… (p 72) « tu ne mutileras plus les ennemis. C’est compris ? Tu dois te contenter de les tuer, pas les mutiler. La guerre civilisée l’interdit. Compris ? Tu pars demain. »

Mais Alfa comprend qu’à son retour, le capitaine fera tout pour qu’il soit tué au premier assaut commandé par le sifflet. Cette pensée, il comprend aussi qu’il doit la garder pour lui-même.

Mais le remord continue de tirailler le tirailleur

Le matin de l’assaut fatal, n’a-t-il pas dit à son « plus que frère » Mademba, que son totem (la grue couronnée) était peu capable de courage dans le combat. Tandis que son propre totem (le lion) lui assurait une bravoure inégalée. Et si Mademba avait pris des risques inutiles pour montrer à son plus que frère qu’il était courageux avec son totem-grue couronnée ?

C’est lui, Alfa, qui est responsable de la mort de son ami, plus que frère. Pas le soldat aux yeux bleus d’en face !

Une mutinerie matée

La troupe est découragée par les massacres que chaque assaut provoque dans les rangs. Des soldats déclarent qu’il ne monteront plus au combat aux prochain coup de sifflet du capitaine Armand. Celui-ci isole les 7 meneurs, tous français. Il fait ligoter leurs mains derrière le dos.

Et leur met le marché suivant. Soit ils partent à l’assaut, les mains liées, pour une mort certaine. Ils auront alors la médaille militaire à titre posthume et leur famille recevra une pension. Soit ils refusent et sont immédiatement fusillés, l’un après l’autre, comme traitres.

A l’arrière, Alfa rejoint les siens par le souvenir

Alfa est accueilli dans un grand hôpital. Le docteur François projette sur lui un regard bienveillant. Sans pouvoir communiquer par la langue (Alfa ne parle pas français et le docteur ne parle pas la langue d’Afrique), ils communiquent par les yeux. Le docteur lui demande de faire des dessins. Alfa est emporté en Afrique par les deux premiers dessins.

Il commence par dessiner le visage de sa mère. Delà, il s’envole vers ses souvenirs. Sa mère, Penndo Ba, la quatrième épouse de son père, a disparu en allant visiter son propre père et ses frères. Enlevée par les cavaliers maures pour être vendue comme esclave. Alfa a attendu des années son retour, en vain. Il pense aussi à Fary, la jeune femme qui s’est donnée à lui la veille de son départ pour la guerre. La guerre loin, là-bas, en France.

« Elle m’a ouvert le dedans de son corps chaud, moelleux et mouillé avant que je parte à la guerre. Au détriment de l’honneur de sa famille, malgré l’interdiction ancestrale. »

Fary s’est donnée à lui en violant la règle

Une règle selon laquelle un garçon et une fille de la même classe d’âge ne doivent jamais faire l’amour. Depuis l’hôpital où il reprend des forces, Alfa comprend que Fary « a commencé à penser par elle-même avant lui. »

De la douce Fary, notre héros passe au père de la jeune fille, Abdou Thiam, le chef du village, qui était l’ennemi juré de son propre père.

Une parabole sur le développement

L’auteur David Diop nous expose une belle leçon sur le développement tel que conçu par l’administration coloniale française. Une leçon qui reste actuelle aujourd’hui.

(p 115) « Abdou Thiam est le collecteur des impôts du village et c’est pour cela qu’il a convoqué un jour une grande assemblée des anciens qui bientôt ont été encerclés par tous les gens de Gandiol. (…) Abdou Thiam a dit qu’il fallait suivre une nouvelle voie, qu’il fallait cultiver l’arachide plutôt que le mil. L’arachide plutôt que les tomates, l’arachide plutôt que les oignons, l’arachide plutôt que les choux, l’arachide plutôt que les pastèques.

L’arachide, c’était un surplus d’argent pour tous. C’était de l’argent pour payer les impôts. L’arachide donnerait de nouveaux filets aux pêcheurs. L’arachide permettrait de creuser de nouveaux puits. L’argent de l’arachide, ce seraient des maisons en brique, une école en dur, de la tôle ondulée sur le toit des cases. L’argent de l’arachide, ce seraient des trains et des routes, des moteurs pour les pirogues, des dispensaires et des maternités. Les cultivateurs de l’arachide, avait conclu le chef Abdou Thiam, seraient exemptés des corvées, du travail obligatoire. Les récalcitrants, non. »

La réponse du père d’Alfa, en défense de l’agriculture familiale

A ce discours sur l’introduction de la modernité par la spécialisation et la monétisation de l’activité, le père d’Alfa répond. « Moi, Bassirou Coumba Ndiaye, petit-fils de Sidy Malamine Ndiaye, arrière-petit-fils du petit-fils d’un des cinq fondateurs de notre village, je vais te dire, Abdou Thiam, une chose qui ne va pas te plaire. Je ne refuse pas de consacrer un de mes champs à la culture de l’arachide, mais je refuse de consacrer tous mes champs à l’arachide. L’arachide ne peut nourrir ma famille.

Abdou Thiam, tu dis que l’arachide c’est de l’argent, mais par la vérité de Dieu, je n’ai pas besoin d’argent. Je nourris ma famille grâce au mil, aux tomates, aux oignons, aux haricots rouges, aux pastèques poussant dans mes champs. J’ai une vache qui me donne du lait. J’ai quelques moutons qui me donnent de la viande. Un de mes fils qui est pêcheur m’offre du poisson séché. Mes femmes vont arracher du sel à la terre pour toute l’année. Avec toute cette nourriture, je peux même ouvrir ma porte au voyageur qui a faim, je peux m’acquitter des devoirs sacrés de l’hospitalité. »

Le discours du père d’Alfa dessine ici l’agriculture familiale, vivrière, auto-suffisante. Une agriculture diversifiée, peu monétisée, qui résiste aux aléas de la nature. Mais ce schéma va se heurter aux pressions de l’Administration (qui maintient du travail forcé pour les « récalcitrants ») et à l’attrait de la liberté qu’offre le fait de disposer de l’argent, plutôt que d’avoir recours aux ressources que le travail dans la nature offre autour du village. Légumes et fruits cultivés, animaux pour la viande et la laine, plantes médicinales pour se soigner…

Après ces remémorations, Alfa dessine le visage de Mademba

Il se souvient que la mère de Mademba l’a adopté quand sa mère à lui a disparu et que l’espoir de son retour s’est dissipé. Le père d’Alfa a été d’accord pour cette adoption. Les deux garçons ont passé leur adolescence ensemble, à chasser les petits animaux de la forêt. Il se souvient avec douleur de cette amitié, de ce plus que frère qui ne l’a jamais abandonné.

L’esprit d’Alfa est retourné en Afrique

Il pense aux contes de son enfance. A la fille d’un prince qui voulait épouser un jeune homme beau et sans histoire, sans cicatrice. Il se voit comme ce jeune homme. Mais c’est bien un sorcier qui surgit de son imagination. Il est ce sorcier que les autres dans la tranchée ont identifié en pointant sur lui leur doigt accusateur.

Un roman sur la rupture, sur la trahison, sur la tradition, sur l’émancipation

Alfa a compris que penser par soi-même, c’est trahir la loi ancestrale. C’est ce qu’il n’a pas oseé faire quand Mademba lui a demandé d’abréger ses souffrances.

Un ouvrage servi par une belle et singulière écriture

Une écriture qui nous fait pénétrer dans l’esprit du jeune homme devenu « tirailleur sénégalais ». Qui découvre ce qu’implique la liberté de penser par soi-même. Comme rupture mais aussi comme immense pas libérateur.

Une écriture où l’imaginaire du héros se déploie dans ses formulations comme, par exemple, l’expression « plus que frère » pour désigner son ami Mademba. La répétition joue un rôle essentiel dans la musique du récit. Avec cette écriture toujours à la première personne, David Diop nous fait penser à celle d’Ahmadou Kourouma dans ses nombreux romans [1].

De la boue des tranchées, du champ de guerre ensemencé de millions de petites graines métalliques, à son village natal où il fait revivre les figures aimées, l’auteur nous entraine dans l’imaginaire de son héros. Un héros qui, par-delà les terribles contraintes militaires en temps de conflit, impose ses actes mais aussi ses propres rêves. A commencer par la découverte de la liberté.

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David Diop, né en 1966 à Paris, est un enseignant-chercheur et écrivain français. Spécialiste de littérature du XVIIIᵉ siècle, il est lauréat du prix Goncourt des lycéens en 2018 et du prix international Man-Booker en 2021 pour son roman Frère d’âme (Wikipédia). Pour en savoir plus, voir ==> ICI

[1] Voir notamment la note de lecture de « En attendant le vote des bêtes sauvages » ==> ICI

On pense aussi à un autre récit de guerre « Le chagrin de la guerre », dont on a fait une note de lecture ==> ICI