« Ainsi que tous les hommes – Naples / Tunis / Skopje » de Hocine TANDJAOUI (note de lecture). L’auteur nous entraine dans une déambulation méditerranéenne autour de trois villes. Naples, Tunis, Skopje. Un parcours poético-politique qui suit le fil de la recherche d’un grand père napolitain disparu à Tunis. Avec, en parallèle, l’exhumation de l’histoire d’un groupe de migrants pakistanais massacrés dans les décombres de la Yougoslavie.
La froideur de Naples
On frissonne dans les immenses appartements de Naples, sombres, tristes, glacials. Pétris des duretés familiales de l’Italie du Sud où le silence est de mise. Le narrateur, un archéologue, se voit confier par une tante la mission de retrouver Tomasso, l’aïeul disparu de l’autre côté de la mer. On devine la lourdeur des conflits familiaux qui pèsent en silence sur ce geste.
Le musée du Bardo, Tunis
A Tunis, la quête commence par un passage au musée du Bardo [1]. Lieu historique et hautement politique. Nous sommes dans la période qui suit le départ précipité du président Ben Ali en janvier 2011. L’Assemblée des Représentants du Peuple y siège. Elle concentre tous les espoirs démocratiques du pays après des décennies de pouvoir autoritaire. Le récit se déroule alors que le palais qui abrite le parlement et le musée vient d’être le théâtre d’un attentat islamiste qui a visé des touristes étrangers. C’était le 18 mars 2015.
Evocation des somptueuses mosaïques romaines qui forment l’essentiel des collections du musée
Les plus belles mosaïques que nous a laissé l’Empire romain sur toute son étendue et sa longue histoire. Tandjaoui nous fait vivre ces chefs d’œuvre. Il nous plonge dans les émotions qu’elles provoquent, vingt siècles encore après avoir été créées. Celle qui représente Virgile, le poète des poètes, entouré de ses muses. On se perd dans les mythes littéralement pétrifiés dans ces précieux assemblages de pierre aux nuances délicates. On vogue sur les vagues que l’auteur décrit, dans un éblouissement de bleus portés par les petites pierres qui composent l’œuvre. Pouvoir de nous faire tanguer sur l’image de la mer pourtant figée dans ces mosaïques.
La colonne vertébrale qui soutient les trois pays du Nord de l’Afrique
C’est la chaine de l’Atlas qui traverse, d’Agadir à Tunis, tout le Nord du Continent. En passant par les Hauts plateaux algériens, le massif du Djurjura en Kabylie, les Aurès… Et, au Maroc, le Rif, les Haut et Moyen Atlas…
A l’extrême Est de la chaine, la Tunisie avec son doigt dressé : le cap Bon. La pointe avancée du massif de l’Atlas vers la Sicile. Là où le long massif vient mourir et plonger dans la mer.
Voilà pour la géographie. Mais pour l’histoire, c’est autre chose
Tunisie punique, romaine, chrétienne, vandale, musulmane et arabe, normande, turque, française…
Tant de vagues de conquérants qui ont chacun laissé leur trace sur ce petit pays. L’Ifrikiya qui a donné son nom au Continent tout entier. L’auteur signale l’ambiguïté (pour le moins) des sociétés arabes dans l’évocation de l’histoire préislamique. Ici en Tunisie, mais aussi partout ailleurs dans la région. Comme une manifestation, par cet effacement, du manque de confiance en la culture arabo-islamique. Sa propre culture.
Hocine Tandjaoui évoque ces difficultés comme autant de douleurs
Notre enquêteur napolitain retrouve à Tunis de vieux amis archéologues à qui il pose des questions sur ce grand père disparu. La recherche de l’aïeul est prétexte à ces divagations dans les mémoires qui se répondent d’une rive à l’autre de la Méditerranée. Tous se retrouvent à l’Hôtel Majestic, vieil établissement baroque, monument déchu de la ville coloniale dans un environnement en décrépitude du centre-ville de Tunis. Image d’un tout autre temps où la modernité se confondait avec l’influence française ou européenne. Un immeuble chargé d’histoire : siège du commandement allemand entre 1942 et 1943, puis américain. Avant que le FLN algérien n’y établisse son quartier général.
Effacement de l’héritage colonial
Mais l’héritage colonial, surtout dans ses témoignages architecturaux, est nié, refoulé. Ces bâtiments restent à l’abandon, comme autant de témoins silencieux. Car on ne dit rien de ces ouvrages. On les laisse dépérir. Ils deviennent ainsi des objets muets, mutilant l’histoire contemporaine pour les jeunesses du pays.
Tandis que l’emprise réelle des pays du Nord se consolide sur la Tunisie comme sur l’ensemble des pays du Sud avec la complicité d’une partie des élites qui trouvent à s’y enrichir. Une emprise qui prend d’autres voies : par la finance, l’économie, la consommation, par l’exil vers un eldorado factice… Paradoxe !
Les migrants pakistanais tombés en terre d’Europe des Balkans
L’auteur mêle ces récits avec un autre. Celui de jeunes pakistanais assassinés en Macédoine au milieu de leur parcours migratoire. Il nous restitue leur nom : Fahad, Aden, Isbah, Sakor, Nayab, Zarif. Plus un septième dont le nom et l’origine sont inconnus. Ces jeunes hommes sont tombés dans une lutte à mort qui n’était pas la leur. Au-delà de leur nom, comment désigner ces hommes qui ont fui leur pays pour gagner l’Europe ? Migrants ? Réfugiés ? Fuyards ? Déserteurs ? Lâches ? Traitres ? « Réfugiés économiques » ? « Migrants politiques » ? Ils sont tout cela à la fois. Et avant tout de jeunes hommes que la mort va faucher dans un jeu qu’ils ne soupçonnent même pas.
Périple
Hocine Tandjaoui décrit sobrement le périple qui a mené ces jeunes hommes en Macédoine, près de Skopje. Traversée de l’Afghanistan en guerre. De l’Iran avec ses redoutables milices religieuses qui font régner la terreur. De l’Iraq en feu entre Daech, l’armée américaine et ses mercenaires de Black Water (qui valent bien ceux de Wagner pour les Russes), les milices shiites, et ce qui subsiste de l’armée Iraquienne démantelée.
Attente et incertitude sur le trajet de la migration
Passer par l’Azerbaïdjan ? L’Arménie ? Comment atteindre la Turquie, antichambre de l’Europe ? Comment faire confiance au passeur qui promet le franchissement de la prochaine frontière… contre le rôle de « mule » à passer de l’héroïne dans son corps.
Attente, incertitude. Deux mots qui font partie de l’errance des migrants. De tous les migrants qui sillonnent le monde en tous sens.
Le piège géopolitique se referme sur les jeunes hommes
La police les attrape. Les autorités macédoniennes vont en faire un objet politique. En les décrétant terroristes préparant des attentats contre les intérêts occidentaux en Europe. En échange de soutien politique et financier des Etats Unis. Nos jeunes succombent dans un enjeu qui les dépassent. Epuisés, isolés, proie des passeurs, ils sont le groupe humain idéal pour monter cette mise en scène. Personne ne viendra réclamer leur corps. Surtout pas leur pays d’origine !
Et les sept hommes sont abattus, les yeux bandés. L’auteur évoque le tableau de Goya « El tres de Mayo » [2]. Je pense à mon oncle Salah-Henri supplicié avec cinq autres inspecteurs de l’éducation par un commando fasciste de l’OAS en mars 1962.
Skopje et les tentatives d’effacement de l’héritage ottoman
La ville, capitale de la Macédoine du Nord, a été défigurée en 2014 par une statuaire aussi abondante, monumentale, que ridicule. Une politique portée par une direction ultra-nationaliste qui exhume des héros strictement sélectionnés pour servir sa cause ! Qui ferraille avec les autorités grecques pour porter le nom de Macédoine et s’approprier Alexandre le Grand.
Mais aussi dans une bataille pour limiter les droits de la minorité albanaise musulmane et la trace que l’Empire turc a imprimé au pays. Et pour tenir à l’écart les Roms qui forment une seconde minorité, encore plus niée. Les Balkans, concentré d’enjeux identitaires !
En miroir, on pense à l’effacement de l’Histoire de la période pré islamique en Tunisie.
Carthage et la perte totale de la trace du grand-père disparu
Une disparition qui ouvre toutes les spéculations possibles, sur fond d’enjeux fonciers sur le site même de Carthage. Tomasso, l’aïeul aurait cédé ses droits de propriété volontairement. Un homme qui avait lié sa vie à la Tunisie.
Etrangeté du geste ! Dans un espace « marqué par l’obsession du sol, du foncier, à la fois tas de ruines, chantier de mémoire et terre d’élection des riches, rameutant tous les assoiffés de pouvoir. La moindre parcelle faisant l’objet de disputes acharnées… » (p 221). Un espace où la voracité des spéculateurs ne trouve aucune limite. Car ces spéculateurs sont au pouvoir, d’une façon directe ou indirecte.
Carthage une nouvelle fois détruite ! « Carthago delenda est» a décrété Caton l’Ancien dans un discours au Sénat de Rome, deux siècles avant JC [3]. Et il en fut ainsi. Carthage a été une première fois détruite. Voir « D’où vient le prénom tunisien ‘Dalenda’ ? » ==> ICI
L’actuelle destruction, œuvre des spéculateurs et affairistes d’Etat, ne restera pas dans l’Histoire !
Un récit en forme de pièces de puzzle
« Ainsi que tous les hommes » de Hocine Tandjaoui prend ainsi la forme d’un puzzle. Mais un puzzle dont on ne chercherait pas à recomposer l’image. Un puzzle qu’on laisserait éparpillé. Et qui ferait sens à rester éparpillé.
Des pièces reliées par plusieurs fils invisibles. Le refus de l’histoire, sa manipulation. La haine de l’autre dans une région habituée aux drames humains, aux peurs identitaires et aux violences depuis toujours. Le grand récit de l’errance et des pièges qui peuvent se refermer sur les migrants.
De roman en roman, Hocine Tandjaoui forge une écriture singulière. Une écriture faite de bribes de récits que le lecteur peut assembler comme il l’entend. En acceptant les « trous » dans la narration. Un enchainement de textes qui laissent une série d’impressions familières pour ceux qui sont attachés à cette région du monde. La Méditerranée, somptueux écrin des brutalités humaines.
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Du même auteur, voir aussi la note de lecture sur « Clameur » ==> ICI
[1] Sur le Palais du Bardo et son musée, voir ==> ICI
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