« Le sommeil de l’esclave » de Mahi BINEBINE (note de lecture). Un très court roman, d’une écriture sensible, profonde, bouleversante. Un livre qui nous emmène dans les replis les plus mystérieux de l’humain. Qui ne fait pas l’économie des mots pour dire la vie dans ses recoins intimes. Dans ses délires les plus éthérés. Dans ses rigidités sociales les plus pesantes. Un roman acéré comme une pointe de flèche.

Le livre nous parle de possession et de dépossession

Car il s’agit bien de l’histoire d’une femme capturée quand elle était adolescente par des hommes bleus perchés sur leur dromadaire. Avec son petit frère qu’elle ne reverra plus après son rapt et sa vente comme esclave à une riche famille marocaine.

L’auteur nous fait pénétrer dans les pensées de cette femme, Dada

Nous vivons avec elle les souvenirs de sa capture. Le déchirement de la perte de son petit frère, et de sa disparition à jamais. Les attouchements des hommes qui viennent de l’enlever à sa famille. Mais sans la déflorer pour ne pas diminuer sa valeur marchande.

Quelle conscience a-t-elle de sa situation réelle ?

Personne n’a mis des mots sur son statut. Celui d’être humain possédé comme un bien par d’autres êtres humains. A-t-elle la possession d’elle-même ? De son corps ? De l’enfant qui en sortira un jour ? Elle s’échappe par les rêves. Elle retrouve possession d’elle-même dans ses divagations. Dans ses dialogues imaginaires avec ses maitres. Dans ses souvenirs. Elle a gardé la mémoire ténue de son village d’origine. De là où elle est née et a grandi, a joué. Avant que…

« Le sommeil de l’esclave » de Mahi BINEBINE

Elle est une « Dada »

Le nom indifférencié des femmes noires esclaves qui passaient leur vie entière dans les familles honorables de la ville. Si elle ne comprend pas son statut, elle connait les mots qui ont été mis sur sa couleur de peau qui la marque sans appel !

Nous cheminons avec elle dans ses pensées. Dans la perception de ses relations avec les personnages de son entourage. Elle redoute et espère en même temps la venue du maître de maison. Qui vient la visiter au petit matin. Après la première prière de l’aube.

Elle évoque le livreur d’eau du quartier. Un albinos qui a été un temps le jouet sexuel du Moqadem [1] local. Elle nous parle des voisines avec qui l’on échange des confidences de terrasse à terrasse. Elle craint la maitresse de la maison, sévère et cruelle. Gardienne de l’honneur de la famille.

Avec « Le sommeil de l’esclave », Mahi Binebine dévoile un pan de l’histoire sociale du Maroc

De cette pratique qui s’est prolongée jusqu’il y a quelques décennies. Les riches bourgeois marocains, traditionalistes, pieux, avaient coutume d’avoir une Dada. Elles avaient la charge d’élever les enfants, de faire la cuisine. De supporter les caprices de la maîtresse de maison. Et, dans le secret des grandes demeuress patriciennes, au fond des ruelles étroites de la médina, de soulager le père de famille. Et souvent aussi, ses fils.

Mahi Binebine nous rappelle qu’il est aussi un peintre de talent

Il nous livre, avec les mots, des images qui sont autant de tableaux. Nous progressons dans son roman comme dans une exposition de peintures. La lumière, les couleurs de la ville dans l’air qui tremble de chaleur. Mais de son passé de mathématicien, rien ne transparait !

Peut-être beaucoup de blanc et de noir

Le blanc des jellabas les jours de fête. Le noir de la peau. Les murs et le plafond sombres de la cuisine enfumée. Le blanc de l’albinos. De la farine dans la douceur de laquelle elle va envelopper le bébé avant de l’ensevelir au pied de l’arbre dans la cour de la maison. Un enfant qu’elle a mis au monde seule. Enfermée dans une pièce de la terrasse, à l’abri des regards. Le fils « bâtard » du maitre de maison. Qu’il faut cacher, effacer, faire disparaitre. L’honneur de la famille sera sauf.

Lui enlever le seul trésor qu’elle aura jamais possédé ?

Non, elle préfère qu’il disparaisse de la vie réelle. Elle l’aura à elle pour toujours, dans ses rêves.

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[1] Agent d’autorité et de contrôle au niveau du quartier. Il dépend du Ministère de l’Intérieur, au plus près des plus des populations.

Pour en savoir plus sur l’auteur, voir ==> ICI

Voir aussi une autre œuvre de l’auteur « Le fou du roi », ==> ICI


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