« Le parfum des fleurs la nuit » de Leila SLIMANI. Un éditeur propose à des auteurs de passer une nuit, seuls, dans La Punta della Dogana (« Pointe de la Douane »). Un musée d’art situé dans les anciennes douanes à Venise. Leila Slimani accepte cette proposition singulière, sans trop savoir à quoi elle s’attend. Cette nuit est l’occasion pour l’auteure d’une riche divagation, qui devient œuvre littéraire. Ce roman est publié par les Editions Le FENNEC avec le soutien du Conseil de la Communauté Marocaine à l’Etranger (CCME), dans la collection « Ecritures Féminines d’ailleurs ».

Faire littérature

Ecrire comme enjeu personnel, comme défi au monde, comme trace sur la terre, dans la vie. Comme réparation vis-à-vis du père. Comme expiation de ses fautes ? Ecrire comme échappée salutaire, comme enfermement dans la solitude ? L’écriture comme discipline de vie. Qui isole l’écrivain du monde, des relations, des autres. Mais peut-on être écrivain quand on se sent « de nulle part » ?

L’écriture devient l’un des personnages principaux de cette divagation de Leila Slimani. Dévoilant son panthéon, elle convoque des romanciers à ses côtés, et quelques plasticiens, dans ce questionnement. Qu’est-ce qu’écrire des œuvres d’imagination ? Flaubert, Kafka, Rilke, Maryse Condé, Abdellah Taïa, Paul Morand, James Baldwin, Virginia Woolf (dont je n’ai jamais réussi à terminer un seul ouvrage), Baudelaire, Patrick Deville, Senghor, Etel Adnan romancière et poétesse libanaise, la sociologue Fatima Mernissi… Avec une place toute particulière pour Salman Rushdie. L’homme qui lui a appris qu’on n’est pas obligé d’écrire au nom des siens !

Un parcours intime

Où l’auteur efface (ou semble effacer) la frontière entre littérature et confession personnelle. Sur ses peurs de fillette, d’adolescente. Ses questionnements, ses curiosités sur la vie au moment où elle approche du seuil où l’on devient femme. Maryline Monroe, idole. Mais a-t-elle existé pour elle-même ?

L’enfance à Rabat. Les paysages disparus. Ecrire pour témoigner de ces paysages perdus à jamais… Engloutis dans la marchandisation du monde… Notre Dame de Paris ne se serait-elle pas suicidée par le feu [1] d’être devenu une curiosité touristique ? Comme Venise qui s’enfonce dans la lagune ?

L’appel du muezzin au petit matin. L’odeur des fleurs en bas de la maison. La religion, et le regret de n’avoir pas été prise dans la foi. La spiritualité comme ressource après l’effroi de la mort d’un proche. Accepter la disparition d’un être aimé. Faire le deuil sans prononcer le mot. Mais aussi la religion comme exclusion, fanatisme : « seuls les Musulmans iront au Paradis. Tous les autres bruleront en Enfer ! » Terreur de la fillette qui baisse la tête et se tait ! La douleur de ne pas maitriser la langue arabe. Un chagrin, une honte, un manque. On parlait le français à la maison !

Un amas d’idées contradictoires comme on peut se les poser

Le cinéma ouvre ses yeux de fillette au monde. Mais à un moment, on devient une grande. On ne se contente plus d’images sur l’écran. On veut aller voir « en vrai », risquer sa personne, son corps. Infractions, liberté, nuit, cigarettes, risques en tant que femme.

Le nid familial à construire ?

La maison, le dedans et le dehors. La mobilité, l’espace à investir… et la peur de sortir. L’envie aussi. Comment faire quand on est une femme ? L’auteure cite Ibn Khaldoun : « Les Arabes passent toute leur vie en voyages et en déplacement. Ce qui est en opposition et en contradiction avec une vie fixe, productrice de civilisation. Les pierres, par exemple, ne leur servent que comme point d’appui pour leurs marmites (…) ». Je trouve drôle cette histoire de pierres, mais un peu schématique pour le père de la sociologie !

La mobilité, comme sortie de la domination (p 112) « Si tu ne peux pas quitter l’endroit où tu te trouves, c’est que tu es du côté des faibles. » Ici, Leïla Slimani a cité Fatima Mernissi. Être du côté des dominés, c’est être contraint à l’immobilité (p 113) « Ne pas pouvoir sortir de son quartier, de sa condition sociale, de son pays. » Le Visa (avec Majuscule) comme un hochet inaccessible !!

« Le parfum des fleurs la nuit » de Leila SLIMANI couverture du livre

La nuit avance, Leïla Slimani acclimate cette situation

Peur et désir de se retrouver enfermée dans le musée. Avec les créations plastiques dans le silence de la nuit. Elle marche, seule, pieds nus, dans l’obscurité des grandes salles de l’édifice historique. Elle rencontre les œuvres exposées qui nourrissent autant d’inspirations, de rebonds dans ses pensées.

Le bâtiment aussi ouvre son imagination. La Dogana. En tant que douane, il accueillait dans ses murs les marchandises qui s’échangeaient entre deux mondes. Celui de l’empire italo-germanique. Et celui des terres byzantines et arabes. Le centre de « l’économie monde » [2] chère à Braudel, où se côtoyaient Juifs, Chrétiens, Maures. Le Caire et Istanbul sont aussi présents dans les pierres, pour qui sait lire l’histoire et la géographie sur les bâtiments.

Identité double, identité meurtrie

Et cette Venise ouverte sur le monde renvoie l’auteure à son identité composée, multiple. Source de douleur, de difficulté à s’accepter. (p 103) « Au Maroc, je suis trop occidentale, trop francophone, trop athée. En France, je n’échappe jamais à la question des origines. » Quelques lignes plus loin : « Mes contradictions étaient invivables. Je voulais qu’on m’accepte et puis je ne voulais pas être des leurs. » [3]

Salman Rushdie lui apprend que la double identité ne fait pas le tour de la question. Que l’on peut s’extraire de cette bivalance. Un inconfort et une liberté. Une complexité à coup sûr.

(p 106) « C’est en France que je suis devenue une Arabe ». Cette phrase, c’est celle de Chimamanda Ngozi Adichie dans son roman « Americanah ». Elle découvre qu’elle est noire en débarquant aux Etats Unis, venant du Nigeria [4].

Elle parle de la domination coloniale

Apprendre à rester à sa place. Elle cite Franz Fanon (p 110) « La première chose que l’indigène apprend, écrit il dans Les Damnés de la terre, c’est de rester à sa place, de ne pas dépasser les limites ; c’est pourquoi les rêves de l’indigène sont des rêves musculaires, des rêves d’action, des rêves agressifs. (…) » Ces lignes résonnent sombrement à l’heure du drame qui s’est noué à Gaza. Octobre novembre 2023.

Ces mots de Leïla Slimani résonnent particulièrement en moi. Quand elle parle de son identité déchirée. Entre son origine marocaine et de sa transplantation (si bien réussie) en France. De l’impératif de « rester à sa place », se faire petit car ce sont les autres, ceux qui dominent, qui font les règles. Des règles qui nous mettent en bas. Sans autre position possible. Ou presque ! [5]

& & &

Leïla Slimani, née en 1981 à Rabat au Maroc, est une journaliste et femme de lettres franco-marocaine. Elle a notamment reçu le prix Goncourt 2016 pour son deuxième roman, Chanson douce. Wikipédia. Pour en savoir plus, voir ==> ICI

[1] Voir l’album de photos : Notre Dame au lendemain de l’incendie ==> ICI

[2] Une économie-monde : un territoire dynamique polarisé par un centre économiquement autonome, qui se suffit à lui-même et qui exerce une domination ou une influence sur des périphéries et des marges. Wikipédia. Pour en savoir plus, voir ==> ICI

[3] Voir « Migration : un champ de CONTRADICTIONS » ==> ICI

[4] Voir la note de lecture sur « Americannah », ce magnifique ouvrage  ==> ICI

[5] L’évocation d’avoir à « rester à ma place » fait remonter un souvenir. Alger, 1959. D’être isolé et méprisé pour mon « nom arabe » parmi les lycéens (les collégiens d’aujourd’hui) en majorité « Français » dominateurs, enfants de « Pieds Noirs », m’avait appris à rester à ma place. Ce n’était pas pour rien que le plus grand lycée de garçons d’Alger s’appelait le « Lycée Bugeaud ». Mais lors des compétitions de judo de la fin d’année scolaire, en juin, j’avais changé de place ! Face à un judoka portant une ceinture verte (quand je n’avais qu’une ceinture orange), j’avais montré tant de fougue et de désir rageur de vaincre… que j’avais gagné d’un « ipon » (la victoire) et cassé le petit doigt de mon adversaire. Pauvre garçon qui payait des années d’humiliation. De jours et de jours à « rester à ma place » devant plus forts que moi.