Ce livre, présenté comme un roman, prend une forme autobiographique tant l’histoire du petit Fouroulou ressemble à celle de l’auteur. Une histoire qui décrit avec finesse et sensibilité l’enfance et l’adolescence d’un jeune kabyle dans son village familial pendant les années 1920.

 La vie familiale à hauteur des yeux d’un enfant, fils du pauvre

 Un enfant qui découvre le monde depuis sa famille, son village, son environnement dans les montagnes kabyles. Loin des villes, des administrations coloniales. Avec les ressources des habitants de ces rudes contrées. Des ressources en institutions (en règles de vie), autour de la famille élargie aux oncles et tantes, cousins et cousines. Autour de la répartition des rôles entre filles et garçons. Du village avec son assemblée des hommes (la Jemâa) où les jeunes garçons ont leur place.

 Des diverses tribus qui marquent l’appartenance (avec un ancêtre commun) au sein du village. Des ressources pour subsister par le travail agricole autour de l’orge et du blé à cultiver, des figues à sécher, des olives à cueillir et à transformer en huile, du bétail à nourrir et à faire travailler. De maigres ressources qui permettent à peine de subvenir aux besoins de familles. On est en pleine « économie de subsistance » au sens de Karl Polanyi.

 La pauvreté

 La vie est suspendue aux ressources qu’on peut se procurer pour se nourrir. La pauvreté, c’est d’abord le manque permanent de blé, d’orge, de figues… C’est la faim permanente. La peur de ne pas avoir sa part du plat autour de la table. Il faut l’œil vigilant de la mère pour répartir les parts du couscous. La viande est l’exception. Le garçon a toujours la part de choix. Surtout que Fouroulou va rester longtemps l’unique garçon de la famille. Sœurs et cousines travaillent aussi durement aux champs et la maison, aux cotés de la mère.

 La pauvreté, c’est la crainte de n’avoir pas de quoi passer l’hiver. C’est la privation pour toute la famille. Cette angoisse du manque de nourriture, on la retrouve dans les romans chinois qui décrivent la société rurale de la Chine au XX° siècle. La faim y est présente à toutes les pages.

 

Voir « Brothers » de Yu HUA ==> ICI) « La cendrillon du canal » de Liu XINWU ==> ICI, « La mélopée de l’aïl paradisiaque » de Mo YAN ==> ICI.

 Au bord de l’extrême misère

 La pauvreté, c’est le basculement possible au moindre incident dans la plus extrême misère. La maladie d’un enfant, l’accident qui immobilise le chef de famille qui travaille dur tout le jour. C’est aussi le conflit qui dégénère. Le sacrifice d’une bête pour rendre grâce ou implorer une faveur.

 L’émigration, ultime solution

 On répond en redoublant d’effort au travail. Mais cela bute rapidement sur les limites d’une agriculture très faiblement productive. On peut aussi aller chez l’usurier du village, haï et redouté, mais toujours là. Une spirale d’endettement s’enclenche. Car les capacités de rembourser dans le futur sont faibles et totalement incertaines. Ultime solution, on émigre [1] : c’est le départ déchirant pour la France, l’inconnu de la société métropolitaine, la communication difficile avec la famille. La femme reste, muette, dans l’attente. Dans l’impossible compréhension de ce que vit l’homme parti si loin. C’est l’argent et les nouvelles reçues régulièrement. Et puis après plusieurs mois, plusieurs années, l’homme revient avec une valise pleine de vêtements à distribuer dans la famille, et quelques sous pour acheter une vache, un mulet…

 Le fils du pauvre regarde, intrigué, les heurs et malheurs de la vie villageoise

 Les mariages, les grossesses, la naissance d’un petit frère, la femme qui meurt en couches, la folie qui s’empare d’une tante… les drames de la vie dans une société traditionnelle. Les mots sont rares pour exprimer la douleur. Le livre raconte sans détour les jalousies, les conflits et les haines qui animent la vie au village.

 Les croyances campagnardes… La religion est peu présente dans le roman. D’autres croyances, plus anciennes, se sont mélangées aux apports nouveaux de l’Islam.

 Le conflit

 Quoi de plus excitant pour rompre la monotonie de la vie campagnarde tournée autour de la survie ? Le rythme des saisons ne suffit pas ! Il faut quelque chose de plus fort !

 Le conflit au sein de la famille, entre frères, entres belles-sœurs. C’est une occupation de choix qui mobilise tout l’affect. Souvent au prix d’une aggravation des conditions de vie, au prix d’une augmentation de la pauvreté. Le conflit pour des queues de cerises, qui dégénère entre tribus au sein du village. Une bagarre généralisée entre les hommes, mais, aussi, dans un autre lieu, entre les femmes. Coups donnés, coups reçus. On compte les blessures, les dents perdues. Et chaque clan se déclare vainqueur.

 Les vrais gagnants sont le vieux sages du village appelés pour apaiser les tensions autour de deux festins, l’un dans chaque camp. On a tué un mouton. Cela entame sévèrement les maigres réserves de nourriture de chacune des parties. Mais on règle ces affaires entre villageois, sans passer par la Justice coloniale. Celle-ci ne comprend rien à ces affaires. Elle complique tout et va punir sans respecter l’équilibre que les vieux sages ont rétabli dans le village. Ce qui ranimera les haines.

 Georges Brassens, nous a donné une chanson qui raconte, à sa façon, la même histoire villageoise :

 

Au marché de Brive-la-Gaillarde / À propos de bottes d’oignons, / Quelques douzaines de gaillardes / Se crêpaient un jour le chignon…

 Et puis il y a l’Ecole !

 Le père de Fouroulou a tracé pour lui son avenir. Travailler à ses cotés, apprendre à cultiver la terre, à élever les bêtes, se marier, avoir des enfants. Le fils du pauvre, Fouroulou, comprend alors que l’école constitue une bouée miraculeuse pour éviter cette vie promise. L’école peut changer sa vie ! Fouroulou a fait une demande de bourse aux autorités. Il est accepté, la famille, hésitante, accepte.

 Il va partir à Tizi Ouzou dans l’école française, et être hébergé par une mission protestante. Dès lors, le fils du pauvre va travailler avec acharnement pour donner corps à cette ambition. La famille fait des sacrifices en se privant d’une force de travail. A 15 ans, Fouroulou pourrait aider son père dans les champs.

 Que c’est dur d’apprendre à maîtriser la belle et difficile langue française ! Il en faut des nuits et des nuits de travail en plus des cours du jour ! Premiers succès scolaires. Le but de Fouroulou est maintenant de devenir instituteur.

 

Fouroulou va-t-il réussir le concours pour intégrer l’école normale d’Alger ?

& & &

 Ce livre me touche doublement

 – D’abord parce que Mouloud Feraoun a mêlé son sang à celui de mon oncle Salah-Henri Ould Aoudia, tous deux mitraillés à mort avec quatre autre collègues Inspecteurs d’académie le 15 mars 1962. Ils ont été assassinés alors qu’ils travaillaient sur l’enseignement public dans l’Algérie qui allait devenir indépendante dans les semaines à venir. Les Accords d’Evian seront signés le 18 mars 1962 entre délégations algérienne et française. Pour mettre fin à cette guerre de libération qui a ravagé l’Algérie pendant 8 ans et fait entre 500.000 et 1 million de morts (pour une population de 10 millions d’habitants).

 Quelques militaires d’extrême droite et des Pieds Noirs du même bord vont former l’OAS (Organisation de l’Armée Secrète). Ils vont tenter d’enrayer le processus de paix, en semant la mort pendant plusieurs mois dans les villes d’Algérie. Multipliant les assassinat, dont celui de mon oncle et de ses collègues.

 

Voir sur le sujet « Deux fers au feu. De Gaulle et l’Algérie : 1961 » de Jean Philippe Ould Aoudia, mon cousin ==> ICI

 – Ensuite pour ce qui est décrit dans le livre qui correspond exactement à ce que j’ai écrit dans mon ouvrage « SUD ! Un tout autre regard sur la marche des sociétés du Sud » (Ed L’Harmattan). Sur la nécessité de se regrouper (de faire lien), « d’avoir des voisins qui rendent service, aident, prêtent, secourent, compatissent ou tout au moins partagent votre sort. Nous craignons l’isolement comme la mort. Mais il y a toujours des querelles, des brouilles passagères suivies de raccommodement à propos d’une fête ou d’un malheur. » (p 15)

 Autre correspondance : le conflit et la mobilisation des affects qu’il mobilise. Des émotions mille fois supérieures aux ressources qu’il détruit. Le conflit comme ciment paradoxal, comme autre face du lien.

 Je n’avais pas lu ce livre quand j’ai écrit le mien. Je suis heureux de retrouver dans ces lignes des résonances avec ce que j’ai théorisé dans mon ouvrage. La littérature peut être une source inépuisable d’enseignements sur la marche des sociétés !

 

Voir sur l’apport possible de la littérature « Beaux seins, belles fesses », « Cent ans de solitude »… et l’académisme ==> ICI

Pour en savoir plus sur Mouloud Feraoun ==> ICI

 

[1]  La circulation était libre à l’époque entre les colonies (et les protectorats) et la métropole.

 


© 2023 Jacques Ould Aoudia | Tous droits réservés

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