« La Danse du Vilain » de Fiston Mwanza MUJILA (note de lecture) [1]) – Il faut se donner une clé pour avancer dans ce roman, tant sa lecture est déstabilisante. A lire les pages, on est assailli par une succession de phrases, de mots, d’idées juxtaposées sans suite apparente. Comme une mousse de mots, flottante, légère, sans consistance visible. Comme une émulsion de particules qui tourbillonnent sur la page en une danse des mots. Comme un nuage, une pluie de confettis, d’images qui nous enveloppent. Et puis, on pose le livre. On prend du recul, et on voit autre chose.
Une écriture pointilliste
Cette lecture me renvoit, par association d’idées, au pointillisme. Je puise là dans mes références personnelles. Sans doute, d’autres références pourraient surgir de cette lecture. L’image qui me vient donc à l’esprit, est celle de la peinture pointilliste. Celle-ci consiste à créer l’impression d’une représentation d’un paysage (par exemple) à partir d’une série de points de couleurs différentes. De touches de peinture posées les unes à coté des autres. En prenant du recul dans la vision de la toile, il se dégage une « impression » qui donne à la représentation une sensibilité certaine.
C’est la pointe la plus radicale de l’Impressionnisme [2]. Ce courant dans la peinture né dans le dernier quart du XIX° siècle en France. Qui a trouvé son nom à partir d’une œuvre que Claude Monet avait intitulé « Impression, Soleil levant », peinte en 1872. Plusieurs peintres se sont risqués au pointillisme. Vincent Van Gogh emprunte à ce procédé, à sa manière bien sûr.
Des univers forts se dégagent de « La Danse du Vilain » de Fiston Mwanza MUJILA (ndl)
Comme à la contemplation d’une peinture pointilliste, la lecture de l’ouvrage exige cette prise de recul. Pour entrer dans ces divers univers que l’auteur nous révèle.
Les jeunes urbains à la dérive
L’auteur nous fait part de l’univers des jeunes qui se réfugient dans l’errance en ville. Les parents sont ou ont été salariés à l’Union minière. C’est cela qu’une partie des jeunes refusent. Ils quittent la maison familiale; Ils vivent entre larcins, violences, mendicité, aspiration de colle en guise de drogue. Mais aussi amitiés dans la détresse, hiérarchie au sein des bandes, trahisons. Des bandes de garçons, mais aussi de filles. Bien que les filles soient très peu présentes dans le roman. Un peu comme dans Tintin de Hervé, on est dans un univers de garçons [3].
Comme tous les jeunes de la ville, ils aiment la rumba. A la folie. La Rumba Congolaise, monument de la culture de cette région du monde [4]. Inspirée par la musique cubaine des années 30. Reprise, reformulée, réinventée. Qui mobilise les jeunes mais aussi les moins jeunes. Le Mambo de la fête [5], une des boites de nuit à la mode, ne désemplit pas, toute la nuit, toutes les nuits.
La Danse du Vilain est celle qui anime le plus les danseurs. Qui déchaine les corps, les esprit, les passions, les déraisons. Les libertés comme leurs renoncements. C’est dans ces clubs que se font et se défont les modes vestimentaires qui se répandent dans la ville. Une mode qui change au grès des inventions les plus extravagantes dans l’habillement.
L’univers des chercheurs de diamants dans « La Danse du Vilain » de Fiston Mwanza MUJILA (ndl)
Un autre univers se découvre dans la dense pluie des mots. Celui des chercheurs de diamants. Ils sont jeunes, ils débarquent du Zaïre en Angola en pleine guerre civile. Celle qui a déchiré le pays juste après son indépendance. Dans le chaos créé par la lutte des fractions qui se disputent le pouvoir, ils cherchent « les pierres ». On trouve des diamants à foison dans cette région du Nord-Est de l’Angola. Proche de la frontière Sud du pays qui s’appelait à l’époque le Zaïre. Aujourd’hui, la République Démocratique du Congo. La « frontière » était facile à passer. Elle n’existait pas littéralement !
Le travail des chercheurs de pierre est très fractionné. Il y a les creuseurs, les tamiseurs, les lavadors, les scaphandriers, les kondombeurs (ou mwétistes)… Ils travaillent en permanence sous le risque de l’éboulement. Ou de l’asphyxie pour les « scaphandriers » qui draguent en apnée le fond des rivières. Remontant des sacs de sable où peuvent se trouver les précieuses « pierres ». Ces accidents surviennent et déciment les rangs de ces jeunes aventuriers du diamant dans l’Angola. Mais quand un jeune tombe, il est aussitôt remplacé.
Tshiamuena, leur égérie
Dans ce pays sans repère, sans lois, ces garçons s’inventent une égérie, Tshiamuena. Une femme sans âge, qui les protège comme une mère bienveillante. Qui accueille les nouveaux, ceux qui débarquent juste du Zaïre voisin. Elle qui régule les embauches (informelles) dans les équipes de chercheurs. Qui apaise les conflits. Surtout, c’est elle qui leur raconte leur propre histoire. Car elle voit les choses mieux que quiconque. Chacun des jeunes s’accroche à une histoire de vie. Ils peuvent en changer du jour au lendemain. Mais cette histoire doit exister, aussi invraisemblable soit elle.
Elle est leur madone. Et elle s’est aussi inventée une histoire de vie. Avec une naissance au Japon il y a plusieurs siècles… euh, non, il y a seulement 80 ans… Mais elle est aussi l’objet de toutes les critiques, les railleries, les contestations de la part de ces jeunes.
La liberté, pour ces jeunes
Ces jeunes « chercheurs de pierre » se sentent libres dans cet Angola ouvert aux quatre vents. Ils ont fui leur pays pour cet eldorado. Pas de père, ni de droit d’ainesse devant qui s’incliner. Pas de traditions pesantes à respecter. Ils acceptent de payer le prix de cet affranchissement. Ils ont fait le « choix » de ce travail éprouvant. Un travail dangereux qui rapporte si peu.
Ils dépensent dans la bière les maigres ressources qu’ils en tirent. Car « La pierre n’a aucune valeur en Afrique. Il faudra qu’elle atterrisse à Anvers ou ailleurs pour qu’elle recouvre sa valeur réelle » (p 59). Avec le diamant comme avec le cuivre, le cobalt, ou les autres matières premières, l’histoire est la même. Qui voit la richesse de ces extractions confisquée sous d’autres cieux.
L’univers trouble des coopérants européens
L’auteur soulève un coin du voile sur les agissements des agents occidentaux, personnages douteux. Qui organisent la sécurité des dirigeants locaux au sein d’officines louches. La sécurité et un tas d’autres missions, toutes plus confuses les unes que les autres. Ces personnages mobilisent des jeunes à ces fins opaques.
Au départ, les jeunes se laissent séduire par l’attention humanitaire du coopérant, M. Guillaume. Puis ils se font prendre à ces jeux dangereux pour quelques sous. Pour un beau costume. Pour des missions dont ils ne connaissent pas les ficelles. Par exemple, la surveillance des relations extra-conjugales d’un homme haut placé. Un personnage qui satisfait sa passion pour la Rumba et traine dans les boites à la mode de la ville. Ou la dénonciation d’un salarié qui critique trop fort les autorités du pays. Il sera rapidement licencié sans possibilité de réembauche ailleurs.
Et aussi l’univers confus des rebellions contre le régime
Les rebelles, une milice composée notamment d’enfants soldats, menacent la ville. Les habitants font des provisions malgré une hausse vertigineuse des prix. Les jeunes se terrent dans le cimetière. Les rebelles entrent dans la ville. L’armée régulière est en déroute. Mobutu a perdu. La population accueille les rebelles en libérateurs. La situation est totalement confuse. Les armes de l’armée régulière, défaite, se répandent dans la ville. Les criminels s’échappent des prisons et se remettent au boulot ! L’insécurité s’installe, malgré les coups de chicotte que les jeunes rebelles distribuent sans compter. L’ensemble du pays sombre dans le chaos.
L’univers créé par les croyances les plus étranges
« Ah, on m’a volé mon sexe ! » Des hommes se découvrent soudainement « sans sexe », la rumeur se répand dans la ville. La terreur s’empare des hommes. Ceux-ci se tiennent le sexe dans la rue pour éviter qu’on ne leur vole.
Le « prophète » Singa Boumbou, inventeur et dirigeant d’une église égalitariste, déclare que ce vol de sexe n’est que pure imagination. Il est alors menacé… par M. Guillaume et ses jeunes affidés. Dans les plans embrouillés qui se montent et se démontent, M. Guillaume est finalement trouvé mort. Pourquoi ? Comment ? Par qui ? On ne connaitra pas les réponses à la disparition de ce sinistre individu. L’auteur, Fiston Mwanza MUJILA, mêle constamment, en de brusques tempêtes, les nuages de points qui composent son roman.
Il y aussi les sirènes. Ces femmes avec qui on passe un pacte du diable. Vous pouvez ainsi devenir l’homme le plus riche du Congo. Mais à un prix exorbitant. En lui procurant chaque jour du sang humain. Sans quoi elle fait mourir l’homme avec qui elle a passé ce pacte.
Et aussi l’univers de l’écriture
Un de ses personnages, Franz, autrichien grand coupeur de bière, compose un roman à la demande de Tshiamuena. Celle-ci veut qu’il écrive un roman sur elle. C’est alors que tous les personnages qui trainent dans le récit lui demandent de figurer comme personnage de ce roman. Y compris le tenancier du bordel qui le logera gratuitement s’il le met dans son livre. Mais pas à n’importe quelle place. Il est d’une grande lignée, et ne veut pas que Franz le rabaisse.
Comment écrire sur l’Afrique et les Africains en évitant l’immense sac de clichés qui trainent sur ce sujet ? Est-ce qu’un Blanc est légitime pour écrire sur les Africains ? Oui ! Pas moins qu’un Zaïrois qui voudrait écrire sur les Blancs.
Au croisement de l’écriture et de la jeunesse, l’Afrique
L’auteur pose avec force deux questions. L’écriture d’abord. Elle se fait dans la langue du colonisateur. Mais elle prend des formes d’expression singulières qui dépasse cet emprunt. L’écriture vaporeuse, hachée, apparemment incohérente de ce roman en est une des manifestations. Une des mille réponse à la nécessité de retrouver son expression en tant qu’Africain.
Comme Léonora Miano dans le registre du roman et de la prospective [6]. Comme Felwine Sarr et Achille Mbembe dans le travail qu’ils ont initié avec les Ateliers de la Pensée [7]. Comme tant d’autres sur le Continent et dans les diasporas. Chacun à sa façon.
Sur la jeunesse d’Afrique ensuite. Avec son immense poids démographique, la jeunesse africaine est présente dans les sociétés africaines et au-delà. Fiston Mwanza Mujila nous fait pénétrer dans ce monde. Une jeunesse ayant acquis désormais une instruction « moderne », vivant de plus en plus en milieu urbain, et de plus en plus connectée. Une évolution irrésistible, partagée avec les jeunesses du monde entier, notamment au Sud. L’émergence de ces jeunesses du monde représente un mutation qui bouleverse profondément l’état de la planète. Au moins autant que celle de pays comme la Chine qui chamboule l’équilibre du monde mondialisé.
La littérature, source de connaissance
Comme souvent, la littérature nous ouvre des portes [8]. Souvent, plus pertinentes que bien des études savantes, en des savoirs cloisonnés, réservées aux spécialistes. Un grand merci à l’auteur !
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[1] Note de Lecture
[2] Sur l’impressionnisme, voir ==> ICI
[3] Cette dernière phrase est passablement provocatrice compte tenu du sujet !
[4] Sur la Rumba congolaise, voir ==> ICI
[5] C’est le nom d’une chanson de Misora Hibari, une chanteuse japonaise des années 50. Un lien léger court entre ce roman et le Japon. Ainsi qu’avec d’autres pays, comme l’Autriche, la Corée du Sud…
[6] Voir la note de lecture de « Rouge Impératrice ==> ICI