« peste & choléra » de Patrick DEVILLE (note de lecture). L’auteur nous livre là l’histoire d’Alexandre Yersin [1]. Un homme peu connu, qui a pourtant trouvé le vaccin contre la peste ! Un scientifique qui a connu le grand Pasteur. Et fait partie de ses disciples, à la fin du XIX° siècle. Du temps où les scientifiques cherchaient la gloire et non l’argent.
En ces temps de pandémie C19, rappelons que Pasteur et lui n’ont pas déposé de brevet pour protéger leurs inventions vaccinales. Les inscrivant, comme une évidence, dans l’espace des biens publics.
Entre exploration scientifique et exploration du monde
Yersin est dévoré par une immense curiosité scientifique. Mais aussi par un désir d’aventure, d’exploration. Entre Livingstone et Pasteur, ses deux héros.
Visiblement, Yersin a adopté l’adage de Virgile : « On se lasse de tout, excepté d’apprendre. ». Il n’a laissé à l’écart aucune discipline dans sa longue vie intellectuelle et d’action. La biologie et la médecine, d’abord. Mais aussi l’astronomie, la botanique, l’agronomie, les mathématiques, la physique dans toutes ses dimensions. La science vétérinaire pour élever ses cobayes. Depuis la souris jusqu’aux chevaux. A la fin de sa vie, le latin et le grec ancien. Il étudiera aussi le rythme et l’ampleur des marées, dans la ville de Nha Trang, au Vietnam. C’est là qu’il s’est retiré à la tête d’un laboratoire, d’un dispensaire, d’une ferme de plusieurs dizaines de milliers d’hectares. Avec des plantations de quinquina [2], de caoutchouc. Il fera fortune avec ces deux produits. Et il investira ses revenus dans la recherche. Dans l’acquisition d’instruments d’observation toujours plus sophistiqués, d’animaux pour ses expériences…
A coté de ces recherches, Yersin rêve d’exploration
Yersin passera son temps à balancer entre ses passions. Il refuse de se laisser enfermer dans un statut de biologiste. Même s’il poursuit ses recherche sur les maladies qui ravagent le monde. Médecin à bord d’un paquebot, il découvre l’Asie du Sud Est et s’éprend de ces régions. Il est aussi envoyé en Inde et même en Chine pour soigner des cas de pestiférés. Les enjeux politiques, diplomatiques sont présents. Qui de Pasteur le Français ou de Koch l’Allemand va prendre la prééminence ? La guerre entre France et Allemagne se déroule aussi sur le terrain scientifique.
Yersin est donc aussi un explorateur. Il sera le premier européen à tracer des routes entre la côte vietnamienne et le Laos. Franchissant des montagne avec chevaux et éléphants. Il sera gravement blessé par un chef de guerre. Transpercé d’un coup de lance, il dirigera les soins qui le sauveront.
Patrick Deville le montre comme un homme sans femme. Pas une seule évocation de sa vie sentimentale dans son roman. En fait, un Tintin avant l’heure. Toute son énergie est tournée vers ses passions. Avec l’amitié quand même.
La question coloniale joue un rôle central dans la concurrence scientifique entre pays européens
L’horizon des scientifiques de la « bande à Pasteur » est d’emblée mondiale. Un monde découpé entre métropoles et empires coloniaux. L’Europe est à son apogée. Elle domine le monde. Presqu’aucun pays n’a échappé à son emprise. La diffusion de la médecine va être d’une grande rapidité au sein des systèmes coloniaux. Et amorcer partout la transition démographique. Certes avec des différences notables selon les groupes humains.
En ce début du XX° siècle, les sociétés européennes ignorent que l’Europe se dirige vers la première étape de son suicide collectif. La Grande Guerre s’appellera d’abord Guerre Mondiale avant de prendre le nom de Première Guerre Mondiale quand l’Europe se remettra à son propre suicide quelque 20 ans plus tard !
Les grandes maladies mortelles sont vaincues
La diffusion des vaccins va juguler à l’aube du XX° siècle les grandes maladies qui depuis des milliers d’années décimaient régulièrement les sociétés humaines. Cela va introduire sur la planète un bouleversement d’une ampleur immense. D’une population mondiale quasi-stationnaire jusqu’au début du XX° siècle, la courbe de la population a pris une allure exponentielle [3].
Le graphique ci-dessous retrace l’évolution de la population humaine mondiale entre 10.000 av. J.-C. et 2000.
Même si une certaine croissance s’est manifestée à l’ère historique, ce sont principalement les vaccins qui ont entrainé cette évolution quantitative. Avec ses effets qualitatifs gigantesques. Cette poignée de chercheurs est donc une des principale source d’une révolution incommensurable. Les conditions de vie sur terre en sont irrémédiablement bouleversées.
D’une situation de pénurie d’êtres humains, on va passer à une situation d’excédent d’êtres humains
La pénurie d’êtres humains faisait de ces derniers une denrée rare, convoitée pour sa force de travail. Esclavage, travail forcé en étaient la conséquence.
On en voit une illustration dans l’épisode vécu en 1602 par la population de la ville d’Hammamet en Tunisie. Lors d’une attaque par des marins Maltais, tous les hommes de la ville sont massacrés. Les agresseurs partent avec 700 femmes et enfants [4].
Les romains avaient déjà procédé de la sorte en enlevant les femmes des Sabins, comme acte fondateur de Rome [5]. Réel ou légendaire, cet acte marque l’esprit des sociétés jusqu’au XIX° siècle.
Qu’en est il aujourd’hui ? Au Sud comme au Nord, prévaut l’impression d’un excès d’êtres humains.
« peste & choléra » de Patrick Deville reste un roman
Pour autant, le livre reste une fiction romanesque. C’est du moins ce que l’auteur a inscrit sous le titre de son ouvrage. Nous sommes donc dans un espace littéraire. Même si la dimension historique est fortement présente. L’auteur [6] livre là ses réflexions, son regard d’aujourd’hui, sur le monde de la fin du XIX° siècle. Avec une écriture incisive, courte, précise. Sans fioriture. Avec un sens aigu de la formule.
Un regard acide sur le monde d’aujourd’hui
Notamment sur le mépris du politique. Qui porte sur le monde ce regard méprisant ? Alexandre Yersin ? Ou l’auteur Patrick Deville ?
Celui-ci laisse planer un doute sur ce qui lui revient personnellement et ce qu’il attribue à ses personnages historiques. Il y a dans l’écriture de Patrick Deville du Louis-Ferdinand Céline. Cet autre médecin passé à la littérature avec le Voyage au bout de la nuit. Miracle, à la fin du roman, Céline médecin apparait dans le panorama de Yersin. Ils sont contemporains, ils se sont connus.
La lecture de ce roman livre à notre connaissance un homme singulier, Alexandre Yersin, savant et explorateur au tournant du XX° siècle. Tranquillement installé dans l’esprit de domination sur le Sud qui animait comme une évidence les élites du Nord de l’époque. Mais par-delà un plaisir certain à la lecture du récit qui restitue l’esprit du temps, se dégage un embarras. Un certain inconfort. Patrick Deville semble se dérober. En se cachant derrière son « héro ».
Le livre a été écrit et publié avant la pandémie du C19. Il tombe à pic pour nous faire réfléchir sur notre époque.
& & &
[1] Sur Alexandre Yersin (1863-1943), voir ==> ICI
[2] Pour tout savoir sur l’arbuste quinquina, voir ==>ICI
[3] Source : El T — The data is from the "lower" estimates at census.gov (archive.org mirror). Domaine public. Accèder à la source : ==> ICI
[4] Voir sur cet épisode ==> ICI
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