Le développement à l’envers
Discussion avec Aouatif (novembre 2013), Paris.
Le développement entraîne la marchandisation inéluctable des activités et productions traditionnelles. Notamment dans le monde rural des pays du Sud où un nombre important de productions ne sont pas marchandisées car auto-consommées.
Le miel encore aujourd’hui dans la plupart des campagnes marocaines ne s’achète pas. Il peut se donner à un parent ou à un ami. Mais on ne le vend pas. Il n’a pas de prix. C’était la situation du lait jusqu’aux années 70’ au Maroc [1].
Tunisie, le poulet devient une marchandise
Dans « Poulina, un management tunisien » [2], Hela Yousfi et al. montrent que l’élevage des poulets en Tunisie était, jusque dans les années 70, une activité domestique. Dans un monde majoritairement rural. Une activité entièrement entre les mains des femmes. La plupart des familles avaient quelques poules autour de la maison. On ne trouvait nulle part de poulet à acheter dans une boutique ou au marché.
Le fait de faire de la vente de poulets une activité marchande a été un pas important. Il a concerné la dimension productrice –élevage des poulets en batterie. Et consommatrice – vente de poules crus ou cuits dans des circuits commerciaux . Ce pas a été franchi par le créateur de l’entreprise Poulina qui a commencé en produisant des poulets d’une façon industrielle. Puis les a vendus grillés dans des camionnettes aménagées pour cela. Puis qui a fabriqué les éléments entrant dans cette activité de poulets (d’où son nom).
Aujourd’hui, Poulina est une holding pluri-activités importante en Tunisie. [3] L’équivalent d’un « choebol » Coréen, à la taille de la Tunisie. Avec des filiales au Maroc, en Algérie, en Chine, en France.
Autonomisation des producteurs ?
Un des critères important pour évaluer la pertinence de cette mutation marchande pour le développement est la question de l’autonomie économique et sociale des producteurs. Quand il passent d’une activité traditionnelle, informelle, partiellement ou totalement en autoconsommation, à une activité marchande. Cette mutation marchande profite-t-elle aux producteurs de base ?
Le contre exemple de l’argan au Centre Sud du Maroc
On a, avec le secteur de l’argan au Maroc, un cas typique de recul de l’autonomie économique et sociale des producteurs. Il s’agit des productrices d’huile d’argan autour de la région d’Agadir. La modernisation du secteur a provoqué un recul pour les productrices. Auparavant, elles maîtrisaient totalement le processus, depuis la cueillette jusqu’à la commercialisation (en circuit étroit) de l’huile. En passant par sa fabrication (concassage, broyage, cuisson pour l’huile alimentaire). Le produit était de facture traditionnelle, c’est-à-dire de qualité irrégulière, comme tout produit ‘fait main’.
L’UE a financé à grands frais un lourd projet pour « soutenir les femmes des coopératives de production d’huile d’argan ». Ce programme a finalement profité… aux grands acteurs des circuits commerciaux internationaux. La situation des femmes, dans leur grande majorité, a régressé. Elles sont maintenant réduites à la cueillette et à la vente de la matière première, les noix d’argan. Les acheteurs sont des grands acteurs urbains des circuits commerciaux, nationaux et internationaux, qui se sont organisés efficacement pour capturer la valeur ajoutée du produit. C’est typiquement du ‘développement à l’envers’. On attend avec impatience le bilan détaillé des millions d’Euros dépensés par l’UE sur ce programme !
Sur le développement à l’envers de la filière d’huile d’argane au Maroc : voir l’article de Reporterre de juin 2024 : « Les Marocaines dépossédées du marché de l’huile d’argan par une multinationale française » ==> ICI
Sur les dépliants publicitaires, on montre encore des femmes en coopératives qui traitent les noix d’argan selon les procédés traditionnels… Comme dans un décors.
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[1] Abdellah Hammoudi : Maitres et disciples : Genèse et fondements des pouvoirs autoritaires dans les sociétés arabes. Essai d’anthropologie politique, 2001.
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