Une voix de femme

« Le dernier quartier de lune » de CHI Zijian. Un magnifique roman qui nous emmène dans les steppes froides du Nord de la Sibérie, auprès de populations qui ont appris à vivre dans de si rudes conditions. Un de ces romans qui nous donnent le sentiment de nous sentir seuls quand on en achève la lecture.

Une femme nous raconte les 90 années de sa vie à l’extrême Nord de la Chine, sur la rive droite de la rivière Argoun. La frontière avec l’URSS, la Russie aujourd’hui. La femme auteure de ce roman à donné voix à cette femme qui nous emmène dans ce pays si loin de nous. Dans les communautés Evenks. Une communauté de chasseurs-cueilleurs dans la toundra.

Les Evenks sont immergés dans la nature. Une nature qu’ils ne cherchent pas à dominer. Ils l’effleurent. Ils la respectent. Une nature dont ils tirent tout. Les rennes domestiqués. La viande et la peau des animaux qu’ils chassent. Les fourrures qu’ils vendent. Les bois de renne qui repoussent chaque année. Et qu’ils échangent contre farine, sel, sucre, thé, alcool et cartouches.

Les Evenks sont totalement humains. Et à la fois, ils sont la nature

 Ils en forment une partie. Et ils savent ce qu’ils doivent aux arbres, aux lacs, aux montagnes, aux sources, aux ours, aux faisans, aux lièvres. Et bien sûr aux rennes. Ils sont dans un immense respect de tout ce milieu auquel ils appartiennent. Et dans une écoute totale. « A mes yeux, le soleil et la lune sont deux pendules toutes rondes. Toute ma vie, j’ai eu l’habitude de lire l’heure d’après leur visage, aussi, une montre est-elle inutile entre mes mains » (p285). « Valodia m’aperçut, seule dans mon coin, et s’approcha discrètement de moi. Avec ses deux bras, il me prit par le cou et me murmura tendrement à l’oreille : je suis la montagne, tu es l’eau. La montagne donne naissance à l’eau et cette eau la nourrit. Montagne et eau unies, ciel et terre seront éternels. » (p 322).

 

 

C’est encore la narratrice qui parle : « A mes yeux, chaque montagne de la rive droite de l’Argoun est une étoile qui brille sur la terre. Au printemps et en été, elles sont vertes, elles se parent d’or en automne et d’argent quand vient l’hiver. Je les aime toutes. Comme les humains, elles ont leur caractère et leur allure. Certaines sont petites et rondes comme une cuvette de terre retournée. D’autres se joignent les unes aux autres, dressées avec élégance, telles de belles ramures des rennes. Les arbres qui les couvrent sont pour moi leur chair et leur sang. » (p 322).

Cette nature est généreuse mais aussi cruelle. Les tempêtes de neiges dispersent les troupeaux. Les rennes partent alors à la recherche d’herbe sous la couche de neige épaisse. Les orages foudroient arbres, animaux et hommes. Les eaux tourbillonnantes des rivières ont tôt fait d’emporter un enfant et un faon. L’immensité glacée des forêts, les montagnes qui moutonnent à l’infini, sont fatales à qui perd son chemin… La mère ourse en colère brave les fusils des chasseurs et va déchiqueter Valodia.

La tribu des Evenks

Les Evenks forment une tribu de 70.000 personnes réparties sur les deux rives de l’Argoun, Chine et Russie. Ils vivent par petites communautés nomades autonomes d’une vingtaine de personnes. Avec une forte solidarité au sein de ces groupements mais aussi au sein de la tribu. Les mariages croisés entre personnes de communautés différentes sont fréquents. La narratrice épousera par deux fois des hommes Lajide et Valodia, membres de la tribu mais d’une autre communauté. Nomades, ils se déplacent au grès des pâturages pour leurs troupeaux de rennes.

Le feu est conservé précieusement. La narratrice nous dit qu’elle a maintenu la « graine de feu » transmise par ses aïeux. Jamais il ne s’est éteint depuis sa naissance. Et c’est un renne particulier qui transporte cette graine de feu quand ils déplacent leur campement. Ils signalent leur trajet par des entailles sur les troncs des bouleaux le long du chemin. Chaque communauté désigne en son sein un chef qui prend les décisions importantes. Comme celle de changer l’emplacement du campement. De la direction à prendre. Mais aussi d’aller chercher une personne perdue en fonction du danger. De rester isolés quand la maladie frappe d’autres communautés…


"Le dernier quartier de lune" de CHI Zijian
Couverture du livre

 Les femmes ont toute leur place dans la communauté

 Elles sont capables d’accomplir toutes les tâches au sein du groupe, l’histoire le montrera. L’usage est qu’elles ne participent pas à la chasse. Mais quand une femme le veut, elle le fait. Ou quand elle y est contrainte. Dans le roman, elles entretiennent avec les hommes des relations de profond respect mutuel. « Je ne lui dis pas où j’étais allée car mon acte me semblait un secret entre moi et le rocher. Sans me poser de question, il me tendit un bol de thé au beurre. Un homme digne de ce nom ne demande pas à sa femme où elle est allée. » (p 311). Après la mort du chamane, c’est une femme du groupe qui prend la relève. Elle est initiée par une autre femme chamane venant d’un autre groupe. Une initiation aux gestes, aux rituels, aux chants, aux danses.

 

 

Les chamanes sont très présents dans les moments essentiels de la vie. La naissance, la mort, les mariages, et les grands questionnements universels (Wikipedia) 

C’est une femme qui raconte sa vie

L’auteure met dans la bouche de la narratrice une grande liberté d’évocation de ses pensées, de ses émotions. Le texte coule tranquillement, comme une évidence. Où se mêlent les choses concrètes de la vie, les réflexions, les sensations, les croyances.

La narratrice nous fait part de ses questionnements de petite fille. Sa curiosité pour son oncle, le chamane du groupe, aux comportements impénétrables. Aux objets mystérieux. Son incompréhension pour l’hostilité entre son père et son oncle. L’inquiétude à entendre les halètements de ses parents, dans l’obscurité du tipi, la nuit.

 

Un tipi en construction. C’est la maison de ces nomades, construite avec les troncs des bouleaux qui peuplent la forêt (Wikipedia). 

Plus tard, son éveil à l’amour

Elle s’est perdue dans la forêt. Trois jours à errer dans le froid et la faim. Elle rencontre un ours. « Mon père m’a dit qu’un ours ne t’attaquera pas si tu lui montres ta poitrine ». Elle le fait. L’ours se détourne. Elle va être sauvée du froid et de la faim par Lajide, un homme d’un autre groupe d’Evenks. Elle parle sans détour de cette rencontre, du désir qui l’a envahi. De sa certitude dans la relation qu’elle va construire avec lui. « Sachez-le, la vie d’une femme n’aura pas été vaine si la chance lui est donnée de s’évanouir de bonheur pour un homme » (p 274).

et au désir

 Elle évoque plusieurs fois son désir pour cet homme. Avec délicatesse mais sans détours. « Ses paroles ravivèrent ma flamme, nous nous enlaçâmes plus étroitement, nous échangeâmes des baisers, et le désir finit par l’emporter, tel le tonnerre grondant derrière des nuages noirs... » (p 370).

 Et sa joie de voir son ventre s’arrondir. Elle parle aussi de sa détresse quand Lajide revient mort de froid d’avoir cherché en vain le troupeau de rennes perdu dans la forêt. C’est son cheval qui a ramené au campement son corps lourd. Elle parle alors du sommeil qui s’est emparé de sa féminité. Qui se réveille quelques années plus tard pour un autre homme, Valodia.

 

 

Rien ne vient nourrir l’idée du « bon sauvage »

Les choses de la vie se déroulent au sein d’une communauté soudée par les liens de la tribu. S’y révèle toute la palette humaine des sentiments et attitudes. Joies, générosité, amitiés, fidélité, humour… côtoient médisances, conflits, jalousies, humiliations… Les mères peuvent être abusives. Contraindre son fils à épouser une fille « à la bouche tordue » va pousser le jeune marié au suicide. Les hommes peuvent être lâches, fourbes, destructeurs. L’un d’entre eux se punira en se castrant pour mettre fin à sa méchanceté. Les femmes peuvent être perfides, destructrice. Elles aussi retournent la violence contre elles. Les suicides ne sont pas rares, à disposer à portée de main de fusils, couteaux… Et de la connaissance des plantes vénéneuses de la forêt. On est en pleine humanité, avec toutes ses dimensions. Forces et faiblesses. Grandeurs et bassesses. Joies et peines.

Du respect et pas de mièvrerie avec les végétaux et les animaux

On ne coupe pas du bois vif pour le feu. C’est le bois mort que l’on doit brûler, qui abonde dans la forêt. On efface les traces de son séjour quand on quitte un lieu. Les animaux, base de la vie du groupe, font l’objet de toutes les attentions. Mais sans simagrée. La plupart des rennes mâles sont émasculés. On couche le renne sur le côté, on serre ses testicules que l’on met sur une pierre. Et on les écrase d’un bon coup. Le renne hurle de douleur. Le dressage d’un autour, rapace de cette région, s’effectue avec dureté « pour lui faire oublier le ciel » et l’habituer à vivre avec les hommes.

"Le dernier quartier de lune" de CHI Zijian

Un groupe d’Evenks au début du XX° siècle, dans la région du fleuve Argoun (Wikipedia)

Les croyances qui cimentent le groupe

Le rapport à la mort. La croyance en la réincarnation n’efface pas la douleur de la perte. Sauver un être humain est souvent payé par la mort d’un autre humain. Tout le groupe plonge dans l’angoisse quand le chamane danse pour sauver un être en danger. Rituels de mort. Les enfants décédés sont mis dans un sac de toile blanche et laissés sur l’adret d’une montagne. Le corps des adultes est mis « dans le vent » sur une plateforme à hauteur de « deux fois un homme » dans la forêt, aux côtés de ses objets familiers.

Le chamane joue un rôle décisif dans les moments de douleur, de trouble, de doute. Il guérit les maladies des hommes et des bêtes par ses évocations, ses danses et ses transes. Il porte la sagesse du groupe, mais n’en est pas le chef.

Des gestes assignés par les croyances accompagnent les mouvements de la nature dont les êtres humains font partie

Vie des hommes et vie des autres éléments naturels sont intimement liés. L’ours tué à la chasse est mangé au campement, en grande fête. C’est une source abondante de viande, de graisse et de fiel, très apprécié. Mais on fait en le mangeant des croassements pour faire entendre à l’Esprit des Ours que ce sont des corbeaux qui le mangent et pas des hommes. Pour ne pas fâcher cet Esprit.

Années 30, occupation japonaise de la Chine

La vie du monde parvient à leurs oreilles. C’est l’invasion japonaise de la Chine. Les soldats japonais réquisitionnent les hommes du groupe. Tous les hommes. Pour une formation militaire, loin dans la plaine, dans la ville occupée. Les femmes restent seules dans le campement. Elles sont inquiètes pour les hommes. Sont-ils bien nourris ? N’ont-ils pas froid ? Elles doivent désormais assurer seule la sécurité du groupe. Et d’abord celle des enfants et des rennes.

Le retour des hommes est incertain, lointain. Les japonais sont imprévisibles. Ils ont la force. Les femmes doivent chercher de la nourriture pour manger. Elles partent à la chasse. Elles tiennent leur rôle. Les femmes s’adaptent. Elles prennent la décision de changer de camp sans les hommes. Elles avancent plus lentement. Mais elles avancent. Le renne qui porte la « graine de feu » est là, rassurant. Pas question de laisser traîner les jeunes rennes à l’arrière. Les loups sont à l’affût.

Défaite de l’armée japonaise

Les hommes reviendront. Et repartiront régulièrement pour d’autres périodes militaires. Jusqu’à la défaite de l’armée japonaise. Le canon des troupes soviétiques gronde au loin, sur l’autre rive de l’Argoun. Les japonais disparaissent en désordre. Certains soldats isolés, coupés de leur hiérarchie, vont continuer la guerre plusieurs mois après la défaite. Jusqu’au moment où la population les trouvera pour les livrer à l’armée chinoise.

D’autres échos du monde parviennent à la connaissance du groupe

La République chinoise est instaurée. Mais qu’est-ce qu’une république pour ces nomades chasseurs ? On leur apprend que l’homme qui servait de guide aux japonais est considéré comme traître. Et que, dans la plaine, loin là-bas, les grands propriétaires terriens ont été expropriés. Mais qu’est-ce qu’un propriétaire terrien ? Ils écoutent ces nouvelles sans réagir.

La « modernité » commence cependant à s’infiltrer dans la vie du groupe

La République Populaire de Chine est maintenant bien installée. Elle entreprend l’exploitation des forêts dans les montagnes où vivent les Evenks. Routes, tracteurs, bûcherons commencent à arriver. Le ciel se charge des miasmes du « progrès », avec bruits et fumées. Les animaux de la forêt fuient les chantiers. Les aires propices à l’établissement des campements se font plus difficiles à trouver. Des incendies de forêt se déclarent, ravageant des milliers de kilomètres-carrés et détruisant les éco-systèmes millénaires. La vie dans les montagnes est affectée. Les autorités chinoises incitent les Evenks nomades à se sédentariser. Ils construisent des petites villes avec des maisons. Ils envoient des cadres de l’administration, des médecins. Une séance de film est organisée dans le campement même.

Des « maisons mortes » ou des tipis que l’on peut déplacer?

La ville dans la plaine ? Ce sont des « maisons mortes » pour la narratrice. Pour qui une maison (le tipi) doit pouvoir se déplacer. Prendre une de ces maisons? Envoyer ses enfants à l’école de la ville? « Nous étions en désaccord, Valodia et moi, à propos de l’école. Il estimait que les enfants devaient aller à l’école. Tandis que je considérais que les connaissances acquises dans la montagne, sur les plantes et les animaux, vivre en bonne intelligence avec eux, pouvoir prévoir le temps qu’il fera, c’était aussi une forme d’apprentissage. » (p 347)

Comme dans des milliers d’endroits dans le monde, la communauté autour de la narratrice hésite. Elle se divise entre ceux qui acceptent de venir vivre dans les villes, et ceux qui veulent rester dans les montagnes. Car, que feront les rennes dans les villes? Accepteront-ils de manger du foin? La majorité des jeunes se laisse prendre par la ville, l’éducation, l’ouverture sur le monde. Il reste cependant un attachement à la vie dans les montagnes. A la vie du groupe. Mais, collectivement, le groupe décourage un des jeunes de reprendre le rôle du chamane. Et le jeune se plie à ce conseil.

De quoi est constitué ce petit groupement humain ?

Il y a quelque chose d’universel dans la formation de ces petits groupes autonomes. Comme partout dans le monde, il se compose du chef du groupe, qui est désigné parmi les hommes qui allient sagesse et force. Le chamane, homme ou femme, joue un rôle majeur. Il se révèle parmi ses membres. Il intervient dans les situations difficiles, les maladies des hommes et des bêtes. Et aussi, c’est important, dans l’interprétation des signes que livrent hommes, bêtes et végétaux en autant de présages. Tous les groupes n’ont pas un chamane. Celui-ci peut officier pour d’autres groupes.

Il a le forgeron qui maîtrise le feu et fabrique les outils de métal. Il y a enfin les chasseurs. Ils échangent des fourrures contre les produits que leur système quasi autarcique ne leur permet pas d’avoir. Voir « SUD ! Un tout autre regard sur la marche des sociétés du Sud » ==> ICI

 Un sentiment de partage en humanité

 Un immense sentiment d’humanité se dégage de chaque ligne du livre. C’est-à-dire de proximité avec ces hommes et ces femmes qui vivent pourtant dans des conditions et avec des croyances si différentes des miennes.

 

 

Ne sommes-nous pas pris nous-mêmes dans un faisceau de croyances ? D’autres croyances. Et de les habiller de rationalité ne les rend pas plus rationnelles ou raisonnables. Immense douceur à se laisser prendre par les paroles de cette femme. A suivre le fil de sa vie. A approcher, au quotidien, cette fusion de l’homme dans la nature. Elle en est un des éléments. Cette sagesse n’est-elle pas source d’inspiration à l’heure où la prétendue domestication de la nature par l’homme conquérant en a épuisé les ressources et annonce d’incertains lendemains ?

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 CHI Zijian (chinois : 迟子建), est une écrivaine chinoise, né en 1964 à Mohe, Heilongjiang, dans le nord de la Chine, près de la frontière avec l’URSS de l’époque. Elle n’est pas Evenk, mais elle les a longuement côtoyé. Et son livre se veut un témoignage de leur vie, face au rouleau compresseur de la modernité. Elle a reçu le prix littéraire Mao-Dun avec son roman Le Dernier Quartier de Lune (chinois : 额尔古纳河右岸 ; litt. « La rive droite de l’Argoun »), 2005, publié par les Éditions Picquier. On remarque qu’elle ne donne pas de nom à la narratrice qu’elle nous demande de suivre tout au long de ce roman captivant.

 

Pour en savoir plus sur l’auteure ==> ICI

 L’Amour (en russe : Амур) est un fleuve d’Asie. Il s’étend sur 4.354 km depuis la source de l’Argoun, ce qui en fait le premier fleuve de Sibérie. Il se jette dans le détroit de Tatarie, face à l’île de Sakhaline (Nord-Ouest de l’Océan Pacifique). Une grande partie de son cours marque la frontière entre la Russie et la Chine.

Les Evenks (russe : Эвенки ; chinois : 鄂温克族 ) constituent l’un des peuples Toungouses de Sibérie (Russie et Nord-Est de la Chine). Les Evenks forment au total une population d’environ 70 000 individus. Ils ne pratiquent pas tous la même religion ; certains pratiquent le lamaïsme, d’autres sont orthodoxes et d’autres encore restent dans un système articulé autour du chamanisme. Ils constituent une des minorité de Chine. Le recensement de 2010 a dénombré 38 396 Evenks en Russie et 30 875 en Chine (source Wikipedia).

Voir aussi « La tropicalisation du monde » ==> ICI