« La terre et le sang » de Mouloud FERAOUN. Encore un remarquable roman de Mouloud Feraoun qui nous éblouit par ses capacités à restituer des mondes. Celui d’un village de Kabylie au tout début du XX° siècle. Un monde clos que l’émigration va entrouvrir. Celui des mines du Nord de la France que les plus hardis des jeunes kabyles ont rejoint. Le monde de l’arrachement à sa famille, à sa terre, à son pays que constitue l’émigration, une pratique ancestrale en Kabylie. Celui du travail de la terre dans les montagnes de Kabylie.
« La terre et le sang » de Mouloud Feraoun fait vivre ces mondes avec précision et sensibilité
Il le fait au travers d’une trame romanesque riche, dense. Toute en finesse. Toute en nuances, enrichi de ses capacités réflexives. Sans aucune complaisance pour les traditions et les modes de vie anciens.
Un récit à la mesure de la complexité que la migration introduit dans une société faite de travail, de séparation et d’exil. Ici et là-bas. Enserrée dans ses coutumes et croyances. Coutumes et croyances qui ont fait tenir pendant des siècles ces sociétés face à la rudesse des conditions naturelles. Et qui sont aussi facteurs de résistance au changement. Une complexité à la mesure du « choc de modernité » que la migration introduit dans la vie traditionnelle des villageois.
Amer-ou-Kaci a quitté, il y a 15 ans, son village, Ighil-Nezman
Ses parents ont vécu cet arrachement avec douleur. Leur enfant unique les quitte pour aller au-delà des mers ! Ils vont rester seuls, sans soutien réel. « Va, mon fils, Rejoins tes amis. Ma bénédiction t’accompagne. Je n’ai jamais fait de mal. Les saints du pays ne t’abandonneront pas. » (p52) dit le père, impuissant à retenir son fils. Ils ne se reverrons plus.
La fierté ouvrière
Nous sommes dans les toutes premières années du XX° siècle, avant la Première Guerre Mondiale. Amer a rejoint des Kabyles de son village dans le Nord de la France. Il deviendra mineur, adoptant la fierté ouvrière du milieu social dans lequel il évolue. Un travail d’homme !
« Amer ne peut oublier les émotions des premières descentes, l’ouverture noire et béante du puits, le signal du départ qui déchire le cœur, la machine qui siffle, le câble qui se déroule, les murs qui suintent, les trous noirs des galeries, la chaleur qui devient de plus en plus insupportable, au fur et à mesure que l’on s’enfonce… C’est dans la fosse que l’on a l’impression d’être un homme ! Amer est fier. » (p 60)
Amer se fait aussi initier à « l’amour » par son oncle Rabah. Et à la « boisson » par André le polonais, mineur comme Rabah. Tous deux prennent en affection le jeune Amer qui vient de descendre dans la fosse, là où leur ancienneté leur accord un prestige certain.
Mais Amer sera pris dans un jeu mortel de jalousie
Jeune homme, il va se faire piéger entre Rabah et André par une histoire de jalousie. Une jalousie nouée autour d’Yvonne, la femme qui tient l’hôtel où logent tant de mineurs célibataires.
Qui est responsable de l’accident qui a broyé la terre de Rabah au fond de la mine ? Amer ou André ? En France, cette mort est déclarée accidentelle. Mais dans le village ? Amer, membre des Aït Larbi n’a-t-il pas tué un membre de la famille des Aït Hammouche ? Une famille puissante dans le village. Cet acte mérite vengeance !
La première Guerre Mondiale arrive
C’est l’exode dans ce coin de la France du Nord. La région est occupée par l’armée allemande. Amer et d’autres mineurs kabyles sont emmenés en une captivité violente, humiliante. Amer restera discret sur cette épisode. Comme sur l’accident.
Il est brisé. Amer ne revient pas au village. Il a de fait abandonné ses parents. Ceux-ci ont vendu, une à une, les parcelles de terre sur lesquelles ils pratiquaient l’agriculture traditionnelle. Olives, figues, orge… Une activité qui les faisait vivre.
Kaci, son vieux père, meurt
Sa mère, Kamouna, tombe alors dans la misère. Elle est de fait abandonnée par le clan des Aït Hammouche. Son fils est jugé responsable de la mort de Rabah, son oncle. Un oncle qui appartient à l’autre clan familial.
Amer revient au village avec Marie
Il décide, après ces longues années d’absence, de revenir parmi les siens, accompagné de Marie. Une femme française qui vient vivre dans un village kabyle ! Quel émoi parmi les villageois et les villageoises !
Pour Amer, Marie est la fille d’Yvonne et de Rabah. Elle est donc sa cousine. En nouant cette relation avec Marie, Amer entend « payer sa dette » au clan des Aït Hammouche. Mais personne ne connait, dans le village, l’identité réelle de Marie qu’aucun père n’a reconnu. Marie n’en a cure. Elle est la fille d’Yvonne, point. Elle a vécu la dure vie des pauvres en France. Ses aventures amoureuses ont été tristes, en autant d’échecs.
Elle a rencontré Amer. Ils ont réuni leurs détresses dans les villes de France où ils ont cheminé. Et ils ont décidé de venir vivre dans le village de Kabylie.
Amer replonge dans la vie du village
Il va devenir un notable au sein de la petite communauté villageoise. Il assiste aux réunions des hommes, la Djema [1]. C’est l’assemblée qui rassemble tous les clans familiaux et qui régule les affaires du village.
Il retrouve aussi les mesquineries, les jalousies, les haines profondes. Des haines ancestrales dont plus personne ne connait l’origine. Le plus souvent des haines qui opposent les familles. Et qui animent la communauté, qui font vivre les passions dans ces espaces clos et mornes que constituent les villages. Le désir de conflit est bien là, qui vient briser la monotonie du cycle des saisons [2].
Après le drame survenu dans la mine, Slimane, le frère de Rabah mort dans cet accident, a fini par faire taire son devoir de vengeance vis-à-vis d’Amer. Celui-ci est aussi son neveu. Les familles de ces villages sont inextricablement liées.
L’émigration a ouvert le jeu, mais partiellement
Peu des émigrés parviennent à s’échapper totalement de ces jeux villageois. Les liens de solidarité, sans lesquels ces hommes et ces femmes sont réduit à la misère totale, sont si forts ! Des liens qui résistent à 2000 km de distance. A des années d’exil. Car ces liens de solidarité sont fait d’obligations ! Une solidarité assignée, qui oppresse, mais aussi qui soutient !
Les ruptures s’effectuent entre les deux mondes. Au Nord une vie proche de celle que vivent les célibataires de France. Au Sud, de retour au village, on reprend les gestes et us de la communauté. On se réinstalle aussi dans ses interdits. Pendant l’exil, les unions avec des femmes du Nord compliquent le jeu. Mais on s’arrange alors, autant qu’on peut.
Amer retrouve aussi les intrigues
De retour au village, Amer est aussi replongé dans les manœuvres et manigances locales. Celles qui se jouent lors des héritages avec le partage difficile des parcelles de terre, principale source de richesse. Celles que l’usurier du village mène en cherchant inlassablement à récupérer les terres mises en gage.
Il y a aussi celles des femmes. Et tout spécialement de celles qui n’ont pas d’enfant. Elles inventent des stratagèmes pour « donner » un fils (ou une fille à défaut) au mari. Y compris en le poussant à épouser une cousine disgracieuse ! Le plus souvent, le recours aux potions magiques, aux rituels secrets, aux marabouts ne suffit pas.
On peut aller plus loin encore
En provoquant l’étreinte éphémère entre la jeune femme sans enfant et un autre homme que son mari. Mais c’est une opération risquée dans la communauté. Si cela se savait ? Et comment tenir les langues dans le village où tout se sait ? Où tout ce qui est caché se murmure ? Comment va réagir le mari ? Et puis, que faire si la stérilité vient du côté de la femme ? On a alors perdu sur tous les tableaux !
Marie est enceinte
Au grand bonheur d’Amer et de sa vieille mère Kamouna. Mais Slimane et Chabha, voisins et parents, demeurent stériles malgré toutes les invocations et autres dévotions. Les deux vieilles, Kamouna et Smina, la mère de Chabha, vont s’entendre pour que leurs fils et fille, Amer et Chabha, se rejoignent furtivement. Elles ne pensent qu’à la possibilité de l’enfant qui pourrait naitre de cette union fugace. Leurs manigances touchent à l’essentiel : s’assurer une suite dans la lignée. Elles n’arrivent pas à penser au-delà.
Mais les cœurs s’enflamment
Les calculs de Kamouna et Smina, les deux vieilles mères en mal de descendance, se trouvent pris, malgré elles, dans le jeu des passions. Chabha est lasse de son union avec Slimane. Une union issue d’un mariage arrangé, comme tous ceux qui se forment au village.
Chabha découvre le sentiment d’amour avec Amer
Elle plonge dans un monde totalement nouveau, que le poids des interdits rend littéralement inimaginable : impossible à imaginer ! Encore plus impossible à mettre en mots !
Avec une infinie subtilité, Mouloud Feraoun nous fait progresser dans l’évolution intime qui anime les acteurs du drame qui se noue au fil des pages. Dans les têtes des deux mères qui, par petites touches subtiles, s’assurent mutuellement qu’elles veulent la même chose. Dans celle du père de Chabha qui s’est résigné à la stérilité du jeune couple. Et surtout, dans celles des quatre acteurs principaux. Amer et Marie d’un côté, Slimane et Chabha de l’autre.
Dans la tête, dans le cœur des personnages
C’est la magie de l’écriture dans la fiction du roman, que manie Mouloud Feraoun avec une délicate profondeur. Il nous met dans la tête, dans le cœur des protagonistes et nous en livre toutes les interrogations, les découvertes, les craintes, les doutes, les rêves…
Amer (p 197) « Parfois il essayait de raisonner froidement. Mais il ne voyait pas clair en lui. Il n’était plus maître de ses idées. Des arguments venaient, contradictoires… ». (p 199) « C’était la vie ardente, la folie, l’imprudence. (…) Il n’avait rien connu jusque-là d’analogue. » (…)
Amer et Chabha (p 199) « Ils ne manquaient pas de prudence ni de finesse. Il en fallait pour ne pas éveiller les soupçons. Ce n’est pas si facile de passer inaperçu dans un pays où la méfiance est la première manifestation de la sagesse. »
Le doute envahit Slimane
Il rumine de sombres pensées. Mais n’ose pas imaginer qu’elles puissent être réalité. La jalousie pourtant s’insinue dans son esprit et ne cesse de le tourmenter.
Allusions et sarcasmes commencent à arriver à ses oreilles, dans le village
Revient le souvenir de la vengeance non assouvie de la mort de son frère ainé, Rabah, là-bas, dans la mine. Ce souvenir se mêle à ses pensées en un amas confus. Slimane étouffe d’une colère impuissante à tirer la vérité du tas de rumeurs qui se répand autour de lui.
N’est-ce pas une affaire qui va enflammer le village par une guerre entre les Aït Hammouche aux Aït Larbi ? Ou une manœuvre pour récupérer les terres de Slimane qui n’a pas d’héritier ? Le conflit ne risque t il pas de s’importer au sein de chacune des deux familles ? Les liens entre les familles augmentent la tension.
Marie, « Madame » comme l’appellent les gens du village, est dépassée par la situation. Elle n’est justement pas prise dans ces liens. A tout le moins, elle n’est pas reconnue comme faisant partie d’une des familles, malgré l’inconnue qui plane sur son origine.
Mais le drame de la jalousie est brusquement dépassé par un drame plus grand !
Une explosion non contrôlée dans la carrière où Amer extraie les pierres pour reconstruire sa maison entraine sa mort. Ainsi que celle de Slimane. Désormais, deux corps gisent dans le village. Les deux hommes qui allaient s’expliquer, chacun un révolver dans la poche, sont morts !
La terre et le sang se sont une nouvelle fois mêlées
Encore une fois, mêlées dans la mort. Et encore une fois, la questions se pose: qui est responsable ? Comme après l’accident de Rabah, là-bas, loin, dans les mines du Nord de la France, un doute risque d’empoisonner les consciences.
Mais le Marabout prononce les paroles fortes qui finissent par apaiser : « Dieu se moque de nos petits calculs ». Les familles en conflit, les Aït Hammouche et les Aït Larbi se réconcilient dans les pleurs.
La grossesse de Marie se confirme. La famille de Kamouna aura donc un héritier. Un héritier posthume [3]. La vie va continuer. Avec ses conflits, ses haines, ses douceurs et ses espoirs.
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[1] C’est l’assemblée traditionnelle qui regroupe, sur un mode informel mais très puissant, les hommes du village de toutes les familles. Nous avons adopté ici l’orthographe que Mouloud Feraoun utilise. On trouve aussi d’autres orthographes, notamment Jmaâ ou Jmâa, plutôt dans les récits du Maroc.
[2] Voir sur ce point : SUD ! Un tout autre regard sur la marche des sociétés du Sud, Jacques Ould Aoudia, Ed. L’Harmattan, 2018. Voir ==> ICI
[3] Ce point ne me laisse pas indifférent. La racine de mon nom, « Aoudia » signifie « enfant posthume » en langue amazigh. Le préfixe « Ould », qui signifie « fils de » en langue arabe, a été ajouté par l’officier d’état-civil qui officiait à Michelet (aujourd’hui Ain el Hammam) au cœur de la Kabylie. Cela se passait au début du XX° siècle. Aujourd’hui, je suis fier de mon nom complet, « Ould Aoudia ».
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Mouloud FERAOUN a été assassiné le 15 mars 1962, trois jours avant la signature des Accords d’Evian qui instituaient l’Indépendance de l’Algérie. Cinq autres personnes ont été assassinées à ses côtés : Max MARCHAND, Marcel BASSET, Robert EYMARD, Ali HAMMOUTENE et Salah Henri OULD AOUDIA, mon oncle. Au moment où ils furent abattus par des extrémistes qui voulaient le maintien de la colonisation en Algérie, ils travaillaient tous les six à la future coopération pour l’éducation entre Algérie et France.
Voir aussi, « Le fils du pauvre », du même auteur ==> ICI
Et pour en savoir plus sur Mouloud Feraoun, voir ==> ICI
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