« Fin de l’Histoire » ou « Fin du monde » ? Par son agression criminelle contre l’Ukraine, Poutine a ressoudé l’Occident sous la conduite des Etats Unis. Retour au schéma antérieur ?
L’Occident retrouve ainsi des couleurs sur les plans politique, diplomatique et militaire. Ce réveil relance la question posée par le philosophe américain Francis Fukuyama sur la fin de l’histoire.
Cette relance intervient alors que la question de la survie de l’espèce humaine –la fin du monde– est posée, avec l’accélération des effets du changement climatique et l’absence de riposte à hauteur des enjeux.
« La fin de l’Histoire » ?
Pour Francis Fukuyama, l‘Occident représente l’unique cible des désirs de toutes les habitants de la planète, avec son modèle de démocratie et de marché. Qui voudrait émigrer vers la Chine, la Russie nous demande-t-il, un peu rapidement ?
Pour lui, c’est bien la « fin de l’histoire », au sens où il n’existe pas de modèle désirable alternatif. Selon Fukuyama, cette formule (la « fin de l’histoire ») n’exclut pas le fait que la marche vers ce modèle va encore « produire » de l’Histoire. Mais pour lui, l’horizon est unique. Et il est fixé une fois pour toute. C’est celui qu’a défini la modernité occidentale initiée il y a quelques siècles aux Etats Unis, en Angleterre et en France.
Est-ce bien cela qui mobilise l’ensemble de la société humaine en ce XXI° siècle ? Alors que les questions environnementales deviennent de plus en plus présentes dans la réalité et dans les consciences ?
Fukuyama efface des pans entiers des évolutions à l’œuvre dans le monde
Ce discours du philosophe américain reste aveugle sur plusieurs facteurs qui travaillent en profondeur les sociétés. Au Sud comme au Nord.
- Au sein des pays d’Europe occidentale et aux Etats Unis, les systèmes politiques ne parviennent pas à élaborer des formes d’expression de la volonté collective pour répondre aux demandes des populations ! En retour, montent de puissantes vagues parmi les sociétés qui sont en demande pressante d’autorité, de conservatisme, de refuge dans des identité excluantes. La démocratie recule au Nord sous ces pressions populaires récupérées par les extrêmes droites.
La notion d’égalité, base même de la démocratie, est remise en cause. L’enjeu écologique est nié. La crise politique aux Etats Unis témoigne de cette évolution à une large échelle, avec ses conséquences mondiales. L’Europe n’est pas en reste.
- Ce mouvement vers l’autoritarisme identitaire, inégalitaire et sans respect de l’environnement touche également des sociétés du Sud. Notamment les pays qui étaient engagés dans une transition démocratique. Brésil de Bolsonaro, Inde de Modi, Philippines de Dutertre… La victoire étroite de Lula contre Bolsonaro en octobre 2022 ne doit pas faire oublier l’emprise du christianisme radical, force active des 49% des électeurs brésiliens qui continuent d’adhérer aux visions du précédent président. La démocratie recule également au Sud !
La mondialisation libérale à l’œuvre
Ces évolutions, dans leurs différentes composantes, résultent des forces déchainées par la mondialisation libérale qui a fait perdre le pouvoir aux Etats, entités liées à leur territoire et à leur population. Au profit des grandes firmes multinationales qui se sont mises « hors sol ». Se libérant ainsi de toute régulation pour développer un capitalisme rentier et spéculatif.
Parmi ses conséquences, les inégalités de revenus au sein des sociétés augmentent partout dans le monde [1]. Plus profondément encore, on assiste au recul de l’idée même d’égalité, aux plans des droits civils comme le prône l’extrême droite comme aux plans des droits sociaux et des accès aux services publics comme le mettent en œuvre les partis de la droite libérale.
Autre facteur majeur caractérisant la situation actuelle : l’émergence de l’individu
Sur un tout autre plan, on assiste depuis quelques décennies à l’émergence de l’individu à une échelle jamais observée jusqu’alors. Avec la croissance du nombre de personnes disposant d’une éducation « moderne » (c’est-à-dire permettant des échanges à une large échelle). Avec l’urbanisation qui érode les liens traditionnels, la réduction de la taille des ménages, et l’accès aux moyens digitaux, le nombre de voix a cru d’une façon exponentielle [2]. Et cette croissance du nombre de personnes disposant de ces capacités s’est manifestée principalement dans les sociétés du Sud (celles du Nord ont connu cette évolution antérieurement et d’une façon plus progressive).
Ces facteurs et leur évolution sur les 50 dernière années constituent une rupture anthropologique majeure dans l’histoire de l’humanité [3]. Pour le meilleur et pour le pire, cette rupture brutale va entrainer de profonds bouleversements dans les trajectoires historiques des sociétés. Nous sommes bien au siècle des accélérations que souligne le sociologue Harmut Rosa [4].
L’Histoire n’est pas finie !
On ne peut prédire les systèmes qui surgiront de ces milliards d’imaginaires « modernes » qui se sont ainsi constitués. Et qui communiquent entre eux à une échelle jamais égalée. Mêlant d’une façon contradictoire pensées traditionnelles, désirs individuels exacerbés, pulsions identitaires, élans de solidarité.
L’hypothèse d’un alignement de ces milliards d’individus sur le « modèle occidental », comme le suppose Fukuyama, est hautement risquée. C’est, une fois de plus, dénier aux sociétés du Sud un rôle actif dans la marche de l’Histoire du monde. Voir ==> ICI « L’angle mort de penseurs du Nord sur le Sud »
« La fin du monde » ? Les enjeux du maintien de la vie sur la terre
Car un tout autre facteur intervient. Celui où se confrontent l’Homme et la Nature. Le système actuel de démocratie et de marché maintient le modèle dominant des énergies fossiles. Il projette ainsi l’humanité dans des états du monde où les conditions de vie sur terre vont (et ont commencé à) être profondément dégradées. La question du maintien de la vie humaine sur la planète est posée.
Et les Etats sont impuissants à produire les outils politiques et organisationnels pour éviter cette dérive funeste. Là encore, l’Histoire va continuer de s’écrire. Même si on peut supposer que cela se passera dans des registres qui risquent d’être bien sombres.
Quel scénario pour les prochaines décennies ?
La population mondiale poursuit sa croissance exponentielle [5]. Nous avons passé le cap des 8 milliards d’êtres humains en 2022. Nous serons, selon le scénario moyen de l’ONU, plus de 10 milliards en 2100.
Nous allons donc vers une situation marquée par une population plus nombreuse, plus âgée, vivant dans des sociétés plus inégalitaires. Sur une terre plus chaude, aux surfaces habitables réduites par l’élévation du niveau de la mer et la désertification !
Effondrement ? « Décroissance » ? Découvertes scientifiques ? Négation des enjeux climatiques ?
Les idées qui circulent aujourd’hui sur le thème du devenir de notre humanité sont confuses. Et c’est bien normal tant le sujet, complexe, est porteur d’imaginaires où se mêlent croyances, peurs, phantasmes… Essayons d’y voir un peu plus clair.
- La négation pure et simple des enjeux climatiques est portée par les forces d’extrême droite. Des forces qui prennent une part croissante dans le jeu politique mondial. C’est une source d’inquiétude majeure, à la fois pour les libertés, la démocratie, le respect des différences. Et pour les nécessaires actions sur l’environnement.
- L’espoir projeté dans les découvertes scientifiques sensées trouver des solutions aux défis climatiques et à la raréfaction des ressources. Et notamment [6]: la fusion nucléaire délivrant une énergie illimitée à partir de ressources existantes illimitées. La géo-ingénierie permettant de manipuler et modifier le climat et l’environnement de la Terre [7]. Le « Space mining » consistant à exploiter des minéraux dans les planètes de notre espace sidéral.
C’est le courant qui porte la mondialisation libérale. Il consiste à parier sur des inventions techniques hypothétiques qui devraient réussir à prolonger la situation actuelle, en termes sociaux, politiques et géostratégiques. Une situation que nous pouvons résumer ainsi. Une minorité au Nord disposant d’un niveau de vie élevé, avec une forte consommation des ressources naturelles fossiles dans un monde où les inégalités croissent. Parier sur des réponses techniques à venir est une façon plus soft de nier les urgences climatiques et de rejoindre, de fait, les courants climatosceptiques [8]. Sans surprise, ce courant d’idées est en phase avec la « fin de l’Histoire ». C’est-à-dire l’idée qu’il n’y a pas d’alternative au système actuel.
- Le courant qui évoque la « décroissance » offre plusieurs options. De la décroissance la plus radicale (on diminue tous les flux économiques) aux options où l’on combine diminution de certains flux (notamment les biens matériels qui consomment le plus d’énergie) et augmentation d’autres flux (notamment services avec peu ou pas de consommation matérielle).
La décroissance s’accompagnerait d’une nécessaire diminution du temps de travail, et surtout d’un développement des relations sociales… En un mot, la « frugalité heureuse », qui découlerait de larges débats démocratiques de la base au sommet des sociétés.
Minoritaire au Nord, ce courant l’est encore plus au Sud où les classes moyennes découvrent la consommation de biens matériels, comme cela fut le cas dans les années 1950- 60 dans les sociétés du Nord. Autant dire que cette « sobriété heureuse » ne va pas s’étendre tranquillement comme la solution majoritaire à l’échelle planétaire.
- L’effondrement. Nous ne développerons pas ce point qui rassemble les plus sombres conjectures. Et qui nous projette dans l’apocalypse où le religieux s’invite. Nous ne savons pas quoi en dire. Et n’en disons rien.
Les systèmes de gouvernance actuels, tant au niveau national que multinational, sont incapables de prendre en compte l’immensité des défis écologiques
Comme Thomas Piketty, nous pensons en effet que les mesures à prendre pour enrayer le réchauffement climatiques imposent une très forte réduction des inégalités. Et notamment des revenus des plus riches [9]. Au Nord comme au Sud. On peut donc s’attendre à de fortes résistances des insiders.
Plus globalement, aucun dirigeant des pays du Nord n’est prêt à s’engager dans la réduction de la consommation de produits matériels au sein de sa société. Alors même que ce mode de consommation occidental n’est pas extensible à l’échelle de la planète. Ce n’est pas sur ce mandat que les dirigeants du Nord participent aux grandes conférence sur le climat. Comme la COP 27 à Sharm El Sheikh. Aucune action à la hauteur des enjeux climatiques n’est et ne sera engagée dans l’état actuel des gouvernances nationales et internationales.
Des chocs exogènes
Ce sont des chocs majeurs exogènes qui contraindront les sociétés, à engager des bifurcations. Elles réagiront avec les ressources politiques, humaines, sociales, spirituelles, dont elles disposent. Probablement en ordre dispersé.
Nous ne pensons ici pas aux crises financières que les gouvernances actuelles ont la capacité de juguler, en socialisant les pertes des forces économiques et financières dominantes comme cela a été le cas lors de la dernière crise de 2008.
Les expériences décentralisées qui s’accumulent aux quatre coins de « l’archipel-monde » pourront constituer autant de réponses aux situations nouvelles qui se présenteront à la suite de ces chocs. Elles nous préparent à affronter les situations nouvelles.
Nous pensons à de chocs bien plus profonds que la dernière crise financière
La pandémie du Covid 19 sonne comme un avertissement. La hausse brutale des températures en 2022, au niveau planétaire, avec ses cortèges de sécheresses, d’incendies de masse et d’inondations, redouble cet avertissement. Ainsi que la guerre en Ukraine et ses conséquences sur l’évolution du prix des aliments s’ajoute à ce sombre tableau.
Des chocs imprévisibles sont à venir. Dans l’urgence, sous le poids des nécessités impératives, des inflexions seront alors apportées.
D’une façon harmonieuse ou dans le chaos ?
Les solutions seront-elles coopératives entre les sociétés et au sein des sociétés ? Rien n’est assuré sur ce plan. Les tensions actuelles dans un monde où les divisions s’aiguisent ne présagent rien de bon. Le pire est possible. Même s’il n’est jamais certain.
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[1] Les plus riches captent encore plus de revenus et de patrimoine que les plus pauvres, et ce au détriment des Etats qui s’appauvrissent. Et même parmi les plus riches, les femmes sont encore loin d’en profiter à parts égales. Ces trois constats sont issus du très dense dernier rapport du World Inequality Lab. Voir ==> ICI
[2] Voir « Emergence inouïe de l’individu au Sud » ==> ICI
[3] On peut faire l’analogie, dans le domaine de la santé, avec l’élévation brutale et très rapide de la croissance démographique.
[4] On consultera à ce sujet la note de lecture « Remède à l’accélération » de cet auteur ==> ICI
[5] A moins qu’une forte inflexion naturelle ne fasse fléchir la courbe de la population mondiale de 8 à 4 milliards d’habitants avant la fin du XXI° siècle, comme le prédit une étude de la HSBC. Cette évolution s’effectuerait au prix d’une considérable modification de la composition de l’humanité, avec une part croissante du poids démographique de l’Afrique. Voir ==> ICI
[7] La géo-ingénierie est l’ensemble des techniques qui visent à manipuler et modifier le climat et l’environnement de la Terre et par extension d’une planète en première intention et à grande échelle. L’objectif est généralement correctif, plus que préventif (le préventif relevant plutôt du génie écologique et de l’écoconception). Elle ne doit pas être confondue avec la géo-ingénierie du sous-sol (mines). (Wikipedia). Pour en savoir plus, voir ==> ICI
[8] Ce qui signifie qu’une alliance politique entre les courants d’extrême droite climatosceptiques et les courants libéraux est tout à fait possible.
[9] https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/11/05/la-lutte-contre-le-rechauffement-climatique-passe-par-une-reduction-drastique-du-niveau-de-revenu-des-plus-riches_6148600_3232.html
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