« Exterminez toutes ces brutes » film de Raoul PECK. Une série en 4 parties sur Arte à voir sur : https://www.arte.tv/fr/videos/095727-001-A/exterminez-toutes-ces-brutes-1-4/

Un film salutaire qui parle des sept siècles de conquêtes et de domination du monde par les Européens. Et des représentations qu’ils en ont donné au fil du temps. Un film qui déconstruit le récit des vainqueurs. Qui dessine en creux, le récit des vaincus, qui reste encore largement à écrire.

Pour entrer dans la démarche du réalisateur Raoul Peck, trois phrases et un mot, extraits du film lui-même :

« Ce film n’est pas une œuvre d’historien »

« Il n’y a pas de faits alternatifs »

« Ce n’est pas le savoir qui nous manque »

« récits »

Un film qui nous montre les récits de la domination

Le film se présente en une succession rapide de tableaux qui sont autant de fragments du récit que les Européens dominants ont construit sur leur rapport au monde non Européen [1].

Une histoire de conquêtes, de massacres. Mais aussi de silence. Le silence des vaincus, tandis que les vainqueurs racontaient l’histoire. Le film parle donc de ce récit, en nous montrant comment la domination du monde par les Européens a été représentée par les Européens eux-mêmes pendant cette domination. A travers des photos, des documentaires d’époque ou de films de fiction plus contemporains, nous sommes bien dans l’espace des représentations. Celles que s’en sont faites ceux qui allaient dominer les peuples non européens qui le composent le monde.

Le réalisateur haïtien, Raoul Peck, revendique explicitement de n’avoir pas fait ici un document historique au sens étroit du terme. Mais un « contre-récit », en une fresque sur les représentations de cette domination, et leurs conséquences dans la vie d’aujourd’hui.

« Exterminez toutes ces brutes » film de Raoul PECK - Image du film
Image du film

Ces représentations construisaient un récit apte à soutenir l’élan dominateur

Pour tous les grands faits sociaux, les sociétés humaines ont besoin d’un récit. Une représentation qui donne des clés aux populations pour interpréter ces faits, pour glorifier ceux qui les mènent, pour apaiser les doutes ou les angoisses qu’ils pourraient générer. Ces interprétations sont faites aussi pour dissimuler les enjeux de conquête, de puissance, d’enrichissement, mais aussi les massacres.

Quelques exemples de récit auto justificatif :

  • La colonisation, faite pour « répandre les Lumières » sur l’obscurité du monde.
  • Les Croisades d’Europe vers le Proche Orient, pour « délivrer les Lieux Saints » de l’emprise musulmane [2].
  • L’esclavage portée sur le Continent américain, justifié par le fait que les africains noirs « n’avaient pas d’âme ». Ils étaient donc des êtres non humains. La « controverse de Valladolid » traite justement de ce dernier point [3] en attribuant aux Amérindiens un statut d’homme inférieur, mais aux Africains un statut encore plus inférieur de non humain.
  • La conquête de l’Ouest par les colonisateurs britanniques en Amérique s’est réalisée au nom de la « Destinée manifeste ». Celle-ci était une injonction de Dieu à étendre la domination des colons européens par les massacres et la spoliation des terres indiennes. Voir la note de lecture sur l’ouvrage de Sylvie Laurent « Pauvre petit blanc » ==> ICI
  • Ou, sur un autre plan, le récit sur la victoire contre le régime nazi a donné à l’intervention Américaine en Europe la place principale. L’épopée du Débarquement du 6 juin 1945 a été constitutive de la construction de ce « récit » avec le film « Le Jour le plus long ». Ecartant le rôle déterminant de l’armée soviétique dans la libération de l’Est du continent, et notamment des camps de concentration nazis.

Et cette représentation couvre les faits qui sont le sujet de ce film

Des faits non contestés Il n’y a donc pas d’autres faits qui pourraient donner à penser qu’il y a un débat sur les faits eux-mêmes [4]. Autrement formulé, « il n’y pas de faits alternatifs » à opposer à ceux qui sont montrés dans le film. La domination des « Européens » a été relatée et représentée telle qu’elle était dans les documents d’époque. Et aussi dans les films d’aujourd’hui qui, sans fard, donnent à voir comment ces faits ont, encore récemment, été montrés.

Ainsi, « ce n’est donc pas le savoir qui nous manque ». Cette phrase est d’ailleurs la dernière phrase du film (dans son 4° épisode). Elle est dite en voix off sur des images qui représentent le camp d’Auschwitz tel qu’il est aujourd’hui.

« Exterminez toutes ces brutes », film de Raoul PECK, porte essentiellement sur la conquête de l’Amérique, la colonisation en Afrique, la Shoah

La succession d’images qui composent cette fresque porte surtout sur ces grandes régions. Très peu d’images ont été sélectionnées, dans ce film, sur le monde arabe ou l’Asie.

Car Raoul Peck s’est mis en scène. Et ce faisant, il a donné à ce film sa propre géographie. Il est né en Haïti, a vécu aux Etats Unis puis en Afrique, au Congo. Puis en France et en Allemagne. C’est sur ces espaces qu’il va parler dans son film.

Sur la spécificité de la domination européenne

Le film ne prétend pas que la violence entre les êtres humains est la caractéristique exclusive des Européens. On sait, par exemple, que les tribus indiennes d’Amérique du Nord menaient entre elles des conflits incessants [5]. Et l’histoire regorge de faits rapportés sur les violences exercées entre les hommes sous tous les cieux, à toutes les époques. Mais les situations de conflit, d’invasion, de victoire et de défaite, de mise en esclavage, d’assimilation, de métissage… n’étaient pas figées, comme elles le furent quand l’Europe a envahi le monde avec sa puissance militaire.

La Loi du plus fort

Avant l’entreprise de domination européenne, l’immense majorité des violences que les hommes exerçaient entre eux s’effectuait avec des moyens techniques comparables. La différence européenne a porté sur l’écart dans les techniques de guerre mise en œuvre. Fusils canons et mitrailleuses contre arcs, flèches et sagaies. La Loi du plus fort s’est imposée !

La domination des Européens est alors devenue irréversible

Les pays « découverts » sont à eux. On aborde un rivage, on plante dans le sable un drapeau et une croix. Et l’on « offre » le territoire à son Roi et à l’église. Sans la moindre hésitation. Le tour est joué. A tout le moins pour quelques siècles.

C’est la dimension génocidaire de l’entreprise européenne qui fait sa spécificité quantitative et qualitative

Spécificité qui est revenue sur le continent européen avec l’extermination des Juifs par les Nazis particulièrement violente par son caractère massif et « industriel ». Hitler s’était inspiré de la politique contre les Amérindiens menée par les colons d’origine britannique en Amérique.

Mais l’extermination des Juifs en Europe même ne doit pas cacher les autres entreprises génocidaires qui ont ponctué la domination européenne sur le monde. Outre le génocide des Indiens d’Amérique, on peut citer l’extermination totale des populations autochtones des Caraïbes par les différentes puissances colonisatrices : Angleterre, Espagne, Portugal, France. On peut citer aussi la colonisation allemande de la Namibie qui a conduit à la disparition presque totale du peuple Herrero.

Une violence exterminatrice avec comme objectif la spoliation des terres conquises

L’exemple de la colonisation en Amérique du Nord rejoint celle menée en Algérie. La violence extrême qui y a été déployée pendant la conquête coloniale et les repressions qui ont suivi tout au long du XIX° siècle avait pour fonction de terroriser les population… et de spolier les meilleurs terres. Pour une redistribution gratuite aux colons européens ! Voir à ce sujet Jean Claude Vatin  ==> ICI

L’invocation des arguments raciaux

Les explications pseudo scientifiques sur les « races supérieures » ont servi de base à ce récit au XIX° siècle. Ces race décrétées supérieures avaient le droit et le devoir de s’imposer aux races inférieures. Y compris en les exterminant. Ces théories ont concouru à construire ainsi un récit auto justificateur sur les bases les plus extrêmes.

Des différences de droits basées sur de critères raciaux

Même sans le recours à des arguments aussi monstrueux, la dimension raciale a été omniprésente dans toutes les entreprises coloniales. La construction même de la nation américaine s’est établie sur cette dimension. D’abord à l’encontre des Amérindiens. Puis à l’encontre des Noirs, esclaves déportés. Voir de nouveau la note de lecture sur l’ouvrage de Sylvie Laurent « Pauvre petit blanc »  ==> ICI

Cette domination a fondé, partout, des différences dans les droits des individus qui composaient les territoires colonisés. Différences qui attribuaient aux populations d’origine européenne des droits supérieurs à ceux des peuples autochtones (droits de citoyenneté, de propriété, de détenir des armes). Formant de véritables régimes d’apartheid. L’exemple de l’Algérie est emblématique de ce point de vue. Voir ==> ICI

Une contradiction majeure pour la France. En 1789, l’Article 1 de la Déclaration des Droits de l’Homme stipulait que « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » [6].

Le paradoxe européen

Ces actes de conquête et de massacre sont advenus aux moments mêmes où émergeaient, en Europe, les éléments fondateurs de la modernité. Emergence de l’Individu et des droits individuels. Respect de la personne humaine. Reconnaissance de l’enrichissement matériel par le travail comme acte, valorisé, d’obéissance à Dieu. Lente survenue de la notion d’égalité qui allait constituer les base de la démocratie. Triomphe progressif de la raison et sa séparation d’avec les croyances…

Dans le même temps, les bateaux partis d’Europe vers toutes les contrées de la planète portaient les soldats, prêtres et commerçants, qui allaient mettre sous leur joug les populations du monde entier.

« Exterminez toutes ces brutes » film de Raoul PECK
Lisbonne – Détail du monument à la gloire de la colonisation portugaise. Les Portugais facétieux appellent ce monument « Arrête de pousser derrière ! »

L’historien indien Panikkar relève ce point [7]

Amsterdam qui était un des cœurs de l’éclosion de la « modernité » européenne au XVI° siècle, de la liberté individuelle, du respect de l’altérité, y compris religieuse, organisait dans le même temps la déportation de dizaines de milliers de Chinois vers l’Indonésie. Là où les plantations d’épices avaient besoin de main d’œuvre.

L’imaginaire des vainqueurs s’est imposé

Le propos du film est bien de démonter les ressorts du récit justifiant aux yeux des populations européennes ces actes de domination. De mettre en lumière que c’est l’histoire des vainqueurs qui s’est imposée dans les imaginaires du monde entier.

Avec la généralisation de l’éducation de masse dans les pays du Sud, un autre regard sur la marche du monde est en train de s’élaborer et de s’affirmer. Les vaincus de cette sombre histoire ont désormais une voix. Et cela change tout !

« Le passé a un avenir auquel nous ne nous attendons jamais »

De plus en plus, des paroles de déconstruction du récit des vainqueurs se font jour. Emergent de partout dans le monde. Les populations du Sud se dressent, se réveillent. C’est le « wokisme » !

La hargne des politiciens et penseurs réactionnaires, des suprémacistes blancs, des néofascistes… traduit cette défaite annoncée.

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[1] Ici, on considère les Américains dans leur conquête du territoire outre Atlantique comme des « Européens ».

[2] Sur les Croisades, voir ==> ICI

[3] La controverse de Valladolid est un débat politique et religieux qui s’est déroulé en Espagne au milieu du XVIᵉ siècle pour déterminer les règles permettant de dominer et convertir les Amérindiens du Nouveau Monde (Wikipédia). Pour en savoir plus, voir ==>ICI

[4] Une exception sur ce point : les « négationnistes » réfutent l’existence historique de l’extermination des juifs par les Nazis pendant la Shoah. Le négationnisme consiste en un déni de faits historiques, malgré la présence de preuves flagrantes rapportées par les historiens, et ce à des fins racistes ou politiques (Wikipédia). Pour en savoir plus, voir  ==> ICI

[5] Cela fait penser aux conflits armés que les tribus amazighs dans l’Atlas marocain se faisaient entre elles avant la colonisation. Ce qui avait conduit ces populations sédentaires à construire dans chaque village des « agadirs », greniers fortifier, où protéger les céréales qui constituaient leurs principale richesse.

[6] Sur la Déclaration des Droits de l’Homme, voir ==> ICI

[7] Kavalam Madhava PANIKKAR (1895 – 1963), est un homme d’Etat et diplomate indien. Il a été également professeur, éditeur, historien et écrivain. Voir notamment la note de lecture sur un de ses principaux ouvrages « L’Asie et la domination occidentale » ==> ICI