Texte élaboré en vue de mon intervention au XXII° Congrès de l’Institut International de Droit d’Expression et d’Inspiration Françaises (IDEF) – Le Caire, 6 et 7 décembre 2009.

Cette réflexion est menée à partir d’une approche économique appliquée au travers d’une démarche pluridisciplinaire. Droit, histoire, anthropologie, sociologie, sciences politiques, ont été mobilisés. Disciplines sans lesquelles il est difficile de comprendre le fonctionnement des sociétés en général. Des sociétés en développement en particulier.

La fin d’une hégémonie

Nous vivons aujourd’hui la fin de domination absolue sur le monde d’une poignée de pays européens et de leur descendance nord-américaine. Pour la première fois depuis 400 ans, le monde échappe à leur emprise absolue. L’ère post-coloniale est bien terminée. Qui mettait en regard un centre développé et une périphérie en développement. Le mouvement actuel est d’une ampleur gigantesque dans ses conséquences sur les nouveaux modes de fonctionnement du monde. Nous n’en prenons pas encore toute la mesure.

Quel regard le Nord porte-t-il sur les émergences au Sud ?

Comment les pays du Nord appréhendent-ils l’émergence de nouveaux et puissants acteurs que sont la Chine, l’Inde, le Brésil pour ne retenir que les plus grands ? Les analyses du développement élaborées par les pays développés et les agences d’aide sont restées aveugles. Elles n’ont rendu compte jusque-là ni des décollages économiques qu’ont connu certains pays d’Asie. Ni des blocages de la croissance qui concernent la grande majorité des autres pays en développement. Les pays d’Asie qui ont entamé leur décollage économique dans les 50 dernières années ont en effet élaboré et mis en œuvre des démarches qui ne répondent pas au cadre d’analyse standard de la libéralisation et de la ‘bonne gouvernance’.

Tandis que les pays qui s’y sont le plus conformés, en Amérique Latine, en Afrique, dans le monde arabe…, sont restés piégés dans des croissances faibles et heurtées. Le bilan de 50 années de prescriptions et d’aides projetées sur les « pays en développement », est ainsi largement en question.

L’émergence ? Un phénomène endogène

Mais dans les décollages des pays d’Asie, le plus important est-il à rechercher dans le contenu des politiques suivies ? Ou bien dans le fait que ces politiques ont été élaborées, pensées, discutées au sein même de ces sociétés ? Quatre siècles d’hégémonie de l’Occident font sans doute de cette question un point aveugle à sa compréhension du monde. Pour preuve, la fuite en avant prescriptive à laquelle nous assistons. Après la libéralisation économique et la ‘bonne gouvernance’, c’est la prescription de démocratie qui se retrouve projetée par le Nord sur le reste du monde.

Ecarts au Nord entre discours et pratiques

Tout d’abord, il faut relever que ces prescriptions sont désormais appréciées dans les sociétés du Sud à la mesure des écarts entre discours et pratiques, à l’heure de la mondialisation de l’information. On est loin du temps où le même marchand batave, soutenant à Amsterdam l’une des sociétés les plus ouvertes et démocratiques du monde, pratiquait en toute quiétude en Indonésie les pires déportations de travailleurs chinois et mises en esclavage des populations. Voir à ce sujet K. M. Panikkar. L’Asie et la domination occidentale du XVe siècle à nos jours ==> ICI

Aujourd’hui, les discours sur la libéralisation économique, la ‘bonne gouvernance’ et la démocratie sont trop souvent contredits de façon flagrante par les pratiques commerciales, politiques, financières, des élites du Nord et du Sud pour conserver toute leur crédibilité.

Qu’est-ce que le Nord a appris des émergence survenues au Sud ?

Ensuite, cette panoplie prescriptive continue d’ignorer les expériences des quelques pays qui se sont arrachés au sous-développement depuis 50 ans. Expériences que l’on pourrait résumer à grand traits par la combinaison plus ou moins autoritaire d’une vision stratégique partagé dans l’imaginaire collectif ; d’une diversification structurelle de l’économie vers des activités nouvelles à rendements croissants génératrices de revenus ; et d’une organisation politique assurant la convergence des intérêts des élites et de la société dans la réalisation d’un ‘bien commun’.

Les sociétés ont alors pu progresser à leur rythme vers l’Etat de droit (administration et justice efficaces, non corrompues, droits de propriété protégés…). Sans que cette progression n’inclue nécessairement la démocratie. Singapour en présente peut-être le modèle le plus achevé. C’est « Rule of Law without Democracy ».

La légitimité des dirigeants, le vrai enjeu de la gouvernance

En matière d’articulation entre politique et économie dans les processus de développement, le critère déterminant est la légitimité des dirigeants et non pas le respect des règles formelles de la démocratie. Croire que cette légitimité résulte du respect des règles formelles, comme c’est plus ou moins le cas au Nord, relève d’une grave erreur.

Notamment la tenue d’élections de plus en plus prises comme étalon du principe démocratique. Alors qu’elle en constituent l’aboutissement. Si cette légitimité se confond largement dans les pays développés avec le respect des règles électorales, elle ne procède pas des mêmes mécanismes au Sud. Dans des sociétés hiérarchiques où la défense du pays, la réalisation d’ambitions nationales ou les succès économiques partagés peuvent cimenter les populations autour de leurs dirigeants et leur assurer, par d’autres voies, une forte légitimité.

Le lien entre économie et politique

Nous approfondissons maintenant, avec l’introduction du facteur institutionnel dans le champ de l’économie et des politiques de développement, l’analyse du développement économique dans sa relation étroite avec les formes d’organisation politique. La transition institutionnelle, qui inclut celle de la gouvernance, passe par un renouvellement de la relation entre pouvoir et richesse, entre économie et politique.

Et encore l’importance de l’élaboration endogène, au fond, politique

Cette transition ne se traduit en développement économique et politique que si elle résulte d’un processus endogène aux sociétés. Ce processus n’exclut pas les emprunts à l’extérieur, mais des emprunts recontextualisés et réappropriés par les sociétés. Si les institutions ne s’exportent pas, elles peuvent s’importer. Dans ces conditions, que reste-t-il de l’aide au développement ?

Les limites des modèles de croissance (assimilée au développement) dans l’économie standard (libérale) [1]

Le premier facteur du regain d’intérêt pour le champ des institutions est lié à l’échec répété des modèles de croissance à rendre compte de façon satisfaisante des succès comme des échecs du développement économique à travers le monde. Les décompositions de la croissance, une fois identifiées les contributions des facteurs traditionnels (capital physique, financier, humain et travail) ne parviennent pas à venir à bout d’un « résidu » qui représente souvent plus de la moitié de la croissance du Produit intérieur brut (PIB). Bien que les économistes l’aient baptisé du savant nom de « productivité totale des facteurs », censée refléter l’efficacité de la combinaison des facteurs, ce résidu reste mal expliqué. Il pointe surtout les insuffisances d’une appréhension purement économique de la croissance.

D’abord, un débat théorique, dont l’enjeu véritable est le rôle de l’Etat dans le fonctionnement économique

Le second facteur tient aux progrès enregistrés dans le champ de l’analyse économique (i) par les tenants de la croissance « endogène », (ii) par l’économie de l’information, (iii) par l’économie dite « institutionnelle », et (iv) par la sociologie de l’action collective.

Théories de la croissance dominante et de la « croissance endogène »

Pour les modèles de croissance dominants jusqu’à la fin des années 1980 (inspirés par les travaux de Robert Solow), la croissance à long terme est fonction de la démographie et du progrès technique. Deux facteurs supposés exogènes. C’est-à-dire indépendants de la volonté des agents économiques. Une telle vision ôte de fait toute pertinence à l’intervention de l’Etat. Tout juste susceptible de retarder l’atteinte du taux de croissance « naturel » de l’économie.

A la fin des années 1980, les théoriciens de la croissance endogène, en considérant le progrès technique comme le fruit d’investissements délibérés de la part des agents, ont rouvert la voie à une intervention publique en matière de recherche & développement (Paul Romer), d’éducation (Robert Lucas) et d’infrastructures (Robert Barro), de façon à stimuler ce progrès et les synergies entre investissements (Solow, 1956 ; Aghion et Howitt, 1998).

Théories de l’économie de l’information

Au même moment, l’économie de l’information (Georges Akerlof, Joseph Stiglitz) met à jour les limites des hypothèses de la théorie néo-classique. Les marchés sont rarement « parfaits » mais présentent de fortes asymétries de pouvoir et d’information. Ces imperfections et leurs conséquences justifient l’intervention publique (Stiglitz, 2000).

Théories de l’économie institutionnelle

Poursuivant une tradition institutionnaliste déjà ancienne aux Etats-Unis (Thorstein Veblen, John Commons) et les travaux de l’économie des coûts de transaction (Ronald Coase, Oliver Williamson), combinant les méthodes de l’histoire à celles de l’économie, la « nouvelle économie institutionnelle » (Robert Fogel, Douglass North, Avner Greif, Masahiko Aoki) a adopté depuis les années 1970 une perspective quasiment inverse des autres théories de la croissance.

Et si l’innovation, le progrès technique ou l’investissement étaient à considérer davantage comme des manifestations que comme des causes du développement ? Plusieurs travaux de cette école ont ainsi démontré le rôle central des « institutions » en amont des progrès techniques (Aoki, 2001 ; Commons, 1931 ; Greif, 2006 ; North, 1990 ; Williamson, 2005).

Microéconomie et théorie des jeux

Enfin, il faut souligner les apports de la microéconomie et de la microsociologie de l’action collective, soutenus par les progrès de la théorie des jeux. Ces apports ont mis à jour et tiré les conséquences des difficultés inhérentes à toute action collective. Notamment les phénomènes de passager clandestin (free-riding) et de résistance au changement. Les jeux stratégiques entre groupes d’intérêts, les inégalités de distribution du pouvoir et des ressources peuvent favoriser ou bloquer le changement institutionnel, quand bien même celui-ci serait souhaité par tous (Bardhan, 2005 ;  Dixit, 2004 ; Olson, 1982).

Qu’entend-t-on par institutions ?

La définition est loin d’être figée mais celle qui fait le plus autorité dans le champ de l’économie est due à Douglas North qui les décrit comme les règles du jeu économique, social et politique. Ces règles peuvent être formelles (écrites, explicites) ou informelles (tacites, implicites). Elles offrent la structure des incitations qui guident les comportements humains, de façon plus ou moins propices à l’efficacité individuelle et collective.

Une réduction des incertitudes

Selon North, le lien entre institutions et croissance opère via la réduction de l’incertitude qu’elles permettent par leur stabilité, dans les relations sociales en général et dans les transactions en particulier. Cette réduction de l’incertitude peut prendre deux formes. Une forme statique, la diminution des coûts de transaction (coûts d’information, de spécification et de contrôle de l’exécution des contrats). Et une forme dynamique, la stabilisation des anticipations, favorable a priori à l’investissement. C’était par exemple la fonction du Plan dans les années 1950-60 en France que de fixer des normes optimistes (et néanmoins crédibles) de croissance, qui étant immédiatement intégrées dans les anticipations des acteurs, tiraient de ce fait à la hausse les décisions de consommation et d’investissement dans une boucle auto-réalisatrice.

A partir des années 1990, et plus encore avec le Prix Nobel de Douglas North en 1993, la référence aux institutions s’impose dans le champ des explications concurrentes de la croissance (par l’investissement, la culture, la géographie, etc.).

L’irruption des institutions dans les politiques de développement

A ce mouvement des idées, des théories, correspond une évolution des pratiques. Et notamment des politiques de développement. Cela s’est traduit par des incursions de plus en plus explicites des organisations d’aide bi- mais surtout multilatérales dans le champ des institutions.

Echec de la politique d’import-substitution

Mais d’abord, revenons sur les politiques de développement antérieures. L’insistance sur l’investissement en capital (infrastructures) ainsi que la création et la protection de capitalismes nationaux censés permettre l’amorce d’un processus de rattrapage a dominé les politiques des années 1950 à 1970. C’était la politique d’import-substitution. Mis à part quelques pays asiatiques, la plupart des pays en développement, après une phase de croissance extensive dopée par l’aide du Premier et du Deuxième Mondes, ont fini ces trois décennies dangereusement endettés. Avec des industries « naissantes » tellement bien protégées qu’elles refusaient de grandir. Et une forte orientation sur des produits d’exportation peu ou pas transformés. Et des élites politiques pour la plupart organisées en dictature en étroite imbrication avec les élites économiques.

La crise de la dette et l’échec des prescriptions à redresser le régime de croissance

Avec l’éclatement de la crise de la dette au tournant des années 1970-80, les Institutions de Bretton Woods (IBW) ont rapidement désigné le coupable. L’Etat et toutes les structures liées. Qui avaient organisé la multiplication de « rentes » improductives constituées à l’abri des protections publiques. Le remède bien connu a consisté à réduire la taille des Etats par tous les moyens. En libéralisant les différents secteurs économiques. En s’attaquant à toutes les formes de subventions, en privatisant tout ce qui pouvait l’être. Et bien sûr en contenant tous les déficits et l’inflation afin de favoriser un retour à la solvabilité des Etats défaillants.

Quoique ces mesures aient pris du retard dans leur mise en œuvre, leur résultat a été le plus souvent très décevant : si l’inflation a bien été réduite, la croissance des revenus par tête n’a pas été au rendez-vous dans les pays qui ont suivi cette prescription.

Accentuation des préconisations libérales et introduction des institutions

L’impatience des IBW a abouti à redoubler les efforts au cours de la décennie suivante (1990), avec un approfondissement des réformes de stabilisation et de libéralisation. Mais au milieu des années 1990, cet agenda désormais connu sous le nom de Consensus de Washington, s’est vu augmenté d’une dose de médications nouvelles, touchant aux questions institutionnelles.

Les Etats ont été invités à se recentrer sur leurs fonctions essentielles de prestataires de services et « s’approprier » les principes de la ‘bonne gouvernance’.

Que signifiait cette ‘bonne gouvernance’ ?

Un cocktail de prescriptions comprenant : le contrôle de la corruption ; l’efficacité et la transparence de l’administration ; la liberté de fonctionnement des marchés ; la protection des droits de propriété privés ; la démocratie. Cette montée en puissance des institutions dans l’agenda international se retrouve dans les Rapports sur le Développement dans le Monde de la Banque Mondiale. Celui de 1993 sur le Miracle asiatique. Celui de 1997 sur l’Etat. Et celui de 2002 sur les institutions.

Les « bonnes » institutions n’y sont pas tant conçues en fonction d’objectifs de cohésion sociale ni de croissance économique. Elle le sont en tant que proches de celles des pays développés et conformes aux attentes des marchés.

La crise financière des secteurs privés dans les pays d’Asie émergente des années 1997-98

En 1997-98, les pays asiatiques émergents connaissent une série de crises financières de leurs secteurs privés, surendettés auprès des banques du Nord. Plutôt que de mettre en cause les banques prêteuses du Nord qui n’ont pas pris en considération les risques d’un tel sur endettement, la « pensée du développement » a attribué ces crises aux défaillances des pays du Sud. Manque de transparence, corruption, capitalisme de copinage… Bref à la mauvaise gouvernance des pays concernés. Celles de leurs établissements financiers, de leurs entreprises et de leurs organes de régulation.

Des indicateurs de gouvernance

Des batteries de codes de bonne conduite et d’indicateurs ont rapidement fleuri pour mesurer les progrès accomplis après la crise. Parmi les plus célèbres et les plus utilisés figurent ceux de la Banque mondiale elle-même (Country Profiles and Institutional Analysis, Worldwide Governance Indicators, Doing Business). 

Cette insistance à la mise en place des « bonnes institutions » a-t-elle produit de meilleurs résultats que les recettes précédentes ?

Avec quelques années de recul, des travaux ont permis d’établir que la relation annoncée comme allant de soi entre ‘bonne gouvernance’ et croissance n’était pas établie. Avec des scores identiques de (mauvaise) gouvernance, des pays peuvent présenter des performances économiques parfaitement opposées (Khan, 2004 ; Meisel et Ould Aoudia, 2008). Par exemple, la Chine et le Zimbabwe présentent des scores de gouvernance très proches. Pourtant, sur les 15 dernières années, l’une enregistre une croissance moyenne de 10% par an, contre une récession moyenne de 4% par an pour l’autre.

Une grossière erreur d’analyse… basée sur des calculs savants

En fait, la seule relation qui tienne est la corrélation très forte entre ‘bonne gouvernance’ et niveau de développement (niveau du PIB par tête). Mais cette relation ne donne aucune indication quant aux réformes souhaitables pour rehausser le rythme de croissance économique dans les pays pauvres. Elle indique simplement que la ‘bonne gouvernance’ correspond aux fonctions majeures des systèmes institutionnels complexes mis en place par les pays riches au cours des siècles derniers. Systèmes de régulation dont les pays pauvres sont, par définition, dépourvus, sans quoi ils seraient déjà développés…

La relation entre ‘bonne gouvernance’ et niveau de développement est donc une tautologie. Quant à la relation entre ‘bonne gouvernance’ et vitesse de développement (croissance du PIB par tête sur 10 ou 15 ans), elle n’est empiriquement pas vérifiée.

La politique de ‘bonne gouvernance’ signe un nouvel échec de la « pensée du développement »

D’un côté, la plupart des pays du Sud. Où les comportements de recherche de rentes (rent-seeking), loin d’enregistrer le recul attendu par les réformateurs de Washington, se sont redéployés en s’accommodant des nouvelles formes institutionnelles. Conditionnalités de l’aide au développement, mesures de libéralisation comme les privatisations, l’ouverture commerciale et financière… De l’autre, les pays qui ont enregistré les meilleures performances des dernières décennies, pour l’essentiel en Asie, ne se sont pas vraiment conformés aux prescriptions standard.

Ces constats troublants soulèvent une question majeure

Le menu des réformes conçu par l’Occident aurait-il, une fois de plus, manqué un élément important ? Que penser d’ailleurs du mode d’apparition même des « institutions » dans le champ des politiques de développement ? Avec cet évitement remarquable de la question du rôle de l’Etat dans l’histoire des pays occidentaux. De la fonction symbolique et rituelle des institutions ? Avec sa façon de proposer une « technologie » de gouvernement des hommes (la bonne gouvernance) d’où le facteur politique est soigneusement évacué ? Une solution censée être universellement valable quelles que soient les configurations institutionnelles locales ?

Le cœur institutionnel des processus de développement

Les analyses économiques, sociologiques ou anthropologiques le confirment. Le fait central du changement institutionnel à long terme, c’est la transformation des régimes de régulation des sociétés humaines, de systèmes reposant sur les liens interpersonnels, vers des systèmes fondés sur des régulations formalisées et détachées des personnes, impersonnels[2].

Sociétés de liens, Sociétés de droit

Dans le premier cas, les régimes de régulation sont essentiellement fondés sur les relations entre personnes. Fonctionnant selon des règles pour l’essentiel non écrites. Qui sont fonction des caractéristiques et des choix des membres du groupe et donc valables à cette échelle limitée. Qui sont appliquées sur un mode informel (respect de la parole donnée, sens de l’honneur, caution solidaire, réputation, …). Sachant que le principal mécanisme d’application des règles est la menace d’expulsion du groupe en cas de manquement.

Dans le cas des systèmes de régulation beaucoup plus formalisés, les règles acquièrent une portée générale. Elles sont produites et respectées à une échelle d’emblée systémique (celle de la société, du pays). Elles s’appliquent à tous de façon anonyme, indifférenciée, détachée des personnes, bref universelle. Cette infrastructure institutionnelle se retrouve au cœur des deux produits conjoints du développement occidental. L’Etat de droit et l’économie capitaliste. La ‘bonne gouvernance’ ne désigne rien d’autre qu’un état avancé dans la dépersonnalisation et la formalisation des règles. Le miroir qui renvoie aux pays du Nord l’image de leurs propres institutions, et qu’ils tendent aux pays du Sud.

Cette théorie entre lien et droit est validée au niveau empirique

Le degré de formalisation des règles dans une société se trouve fortement corrélé à son niveau de développement (PIB/tête). La relation est circulaire. La formalisation des règles économiques et politiques crée un environnement favorable à une montée en échelle des échanges. L’accroissement de richesse qui résulte de l’élargissement des marchés permet de soutenir le financement d’une telle infrastructure institutionnelle dépersonnalisée mieux à même d’assurer la sécurité des transactions. Administration, justice et fiscalité centralisées, encadrement des marchés et des relations de crédit, création de bourses de valeur…

Telles sont les bases de l’Etat de droit et de l’infrastructure capitaliste marchande qui se mettent en place en Occident dès la fin du Moyen-âge. La hausse séculaire de la part des services marchands et non marchands dans le PIB reflète cette grande mutation des systèmes de gouvernance.

Efficacité productive des institutions de droit (impersonnelles)

Cette infrastructure institutionnelle, là où elle est effectivement mise en œuvre et respectée c’est-à-dire dans les pays développés, augmente la confiance des acteurs. Ce faisant, elle prend en charge sur un mode socialisé un nombre croissant de facteurs d’incertitude (sécurité, litiges, information, mais aussi santé, vieillesse, chômage…) et donc réduit le niveau de risque supporté à l’échelle individuelle. Elle ouvre ainsi aux acteurs la possibilité d’un allongement de leurs horizons temporels, de paris plus risqués, mais aussi plus profitables. Grâce à cette infrastructure institutionnelle formalisée et impersonnelle, le coût marginal des transactions entre inconnus, au point de l’échange, diminue de façon spectaculaire.

Mais cette infrastructure institutionnelle coûte extrêmement cher à mettre en œuvre et à faire respecter

C’est pourquoi sa mise en place s’accompagne nécessairement d’un accroissement des prélèvements fiscaux, et in fine, d’un renforcement du poids des Etats au fur et à mesure de l’extension de la sphère économique. Cet Etat agit également comme ‘assureur en dernier ressort’ des risques pris par cette sphère. Car celle-ci est toujours menacée par ses excès comme en témoigne la succession de crises systémiques qu’elle a connu depuis la Renaissance. Les prélèvements fiscaux accrus sont eux-mêmes rendus possibles par les gains de productivité (économies d’échelle et synergies).

Un cercle auto entretenu d’émergence

Tandis que l’entrepreneur, conforté par la prise en charge institutionnelle des risques à l’échelle systémique peut se lancer dans des activités toujours plus risqués à la recherche d’un gain maximal, l’extension du salariat au XIXème siècle crée des classes moyennes dont le sort se retrouve attaché à celui du système de production et d’échange capitaliste. On voit donc le cercle mutuellement-entretenu de l’extension parallèle des Etats et du capitalisme à l’œuvre.

Dans les pays du Sud où règne la primauté du lien (inter personnel)

Au contraire, le système de régulation caractéristique des pays en développement reste fondé sur des relations interpersonnelles, adapté à un monde où l’essentiel de la population vit au niveau de ce que Fernand Braudel ou Karl Polanyi ont appelé « l’économie de subsistance » (Braudel, 1979 ; Polanyi, 1944).

N’accumulant aucun surplus, la population reste très dépendante des aléas de la vie (climat, santé, conflits…). Par définition, les pays pauvres n’ont pas les moyens de s’offrir l’infrastructure institutionnelle décrite ci-dessus. Si bien que les populations recourent à des systèmes « traditionnels » de financement et d’assurance informels. Les risques supportés par l’individu sont tellement élevés (la mort, évacuée des sociétés riches, est omniprésente et l’espérance de vie réduite) que la réponse rationnelle à ce niveau de risque consiste à le « diversifier » au maximum et en permanence. D’où la faible spécialisation des production à l’échelle individuelle. Et le recours à l’inscription de chaque individu dans des réseaux relationnels forts. Est considéré comme pauvre « celui qui n’a pas d’amis » dit un proverbe malien.

« Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident » (Pierre Legendre)

Contrairement à la vision linéaire du progrès institutionnel des analyses standard, l’évolution réelle des sociétés démontre que la transition d’un mode de régulation à l’autre n’est ni automatique ni linéaire ni simultanée dans tous les secteurs de la société.

Cette période de transition augmente au contraire les facteurs d’incertitude : elle est marquée par une baisse du respect de la parole alors que la force de l’écrit ne s’est pas encore imposée. Le respect de l’écrit suppose en effet l’alphabétisation généralisée, des procédures efficaces de recours judiciaire, etc. En période de transition, les sociétés se retrouvent confrontées à des périodes d’incertitude accrue, de flou normatif. Cet entre-deux trouble également les identités individuelles et collectives, naguère assignées et évidentes. Elles se retrouvent fragilisées car elles ne sont plus « données ». Ainsi ce que l’on appelle trop rapidement des violences « identitaires » pourraient être bien plus le fruit de processus de déculturation, de brouillage normatif, que d’affirmations identitaires stricto sensu.

Or, que disent les pays riches aux pays en développement ?

Mettez en place notre infrastructure institutionnelle qui va permettre votre développement. Ils ignorent plusieurs faits. Premièrement que ces institutions sont nées dans un contexte historique particulier ; deuxièmement qu’il a fallu des siècles avant de les voir fonctionner au Nord à l’échelle des Etats-nations ; troisièmement qu’elles coûtent très cher à mettre en place et à faire fonctionner ; enfin qu’elles n’existent pas in abstracto mais ne sont « efficaces » qu’au sein d’un complexe institutionnel qui dépasse chacune d’elles.

C’est pourquoi les transplantations de règles et d’institutions formelles dans les environnements les moins préparés peuvent s’avérer contre-productives . Et déboucher sur un brouillage de la frontière entre le légal et l’illégal ; une augmentation de la corruption ; une défiance envers l’administration née du décalage entre règles formelles et pratiques réelles ; un sentiment d’arbitraire. Bref, entraîner une forme de chaos normatif débouchant sur des dérèglements sociaux.

Le cheminement de l’informel vers le formel est donc incertain et n’est pas toujours porteur de progrès

Il peut ouvrir sur des périodes de perte de confiance, d’instabilité, de criminalisation, et de baisse de la productivité globale. Ceci explique que le lien entre ‘bonne gouvernance’ et croissance soit si faible, aussi éthiquement souhaitables que puissent être la lutte contre la corruption ou l’instauration de la démocratie. En revanche, toutes les transplantations sont possibles dès lors qu’elles sont voulues par une société (comme ce fut le cas du Japon Meiji à la fin du XIXème siècle). Les mécanismes de développement sont endogènes.

Que démontre l’exemple des pays qui ont réussi à effectuer cette transformation, des pays européens de la Renaissance aux pays asiatiques depuis 1950 ?

Que la confiance est nécessaire pour permettre à une société de se transformer. Et que les principaux groupes d’intérêt au pouvoir n’ont pas forcément intérêt à ce changement. Car il menace leur accès privilégié à certaines rentes économiques ou politiques qui précisément les constitue en tant qu’élites.

Surtout, leur exemple démontre que la capacité des dirigeants politiques à offrir une vision de ce changement, à proposer une stratégie, à mobiliser et à coordonner les acteurs pour y parvenir est fondamentale. Autant de capacités institutionnelles ignorées par l’agenda standard de la ‘bonne gouvernance’. Et que les remèdes apportés aux pays pauvres depuis 30 ans ont même plutôt tendu à détruire en affaiblissant systématiquement les capacités des Etats.

Une approche normative qui vise à projeter sur le Sud les institutions du Nord

Les réformes institutionnelles aujourd’hui préconisées par le Nord témoignent d’une reconnaissance bienvenue de l’importance des institution. Mais elles tendent à vouloir imposer un modèle idéalisé, abstrait et unique au mépris des constructions locales millénaires. Ce faisant, elles contredisent l’expérience même des pays riches qui vivent sous des configurations institutionnelles extrêmement variées, établies au cours de processus de maturation pluriséculaires. L’Etat signifie-t-il la même chose pour un américain, un italien un suédois ou un français ? Leurs Etats respectifs ont-ils été pensés de façon standardisée ? Pourquoi devrait-t-il en aller autrement sous les tropiques ?

Bonne Gouvernance et Développement? Une approche technique qui nie le politique

Surtout, ces réformes se conçoivent sur un mode technique, a-politique, hétérogène au tissu social local. De façon symptomatique, elles n’intègrent pas non  plus le jeu des institutions fondamentales du capitalisme que sont les Etats, les grandes entreprises, et les groupes d’intérêt qui agissent à travers elles. Partant, ces réformes n’articulent pas le changement institutionnel, les transformations structurelles des économies et des sociétés.

La question du développement d’activités économiques à rendements croissants, créatrices d’emplois et internationalement compétitives, celle de l’industrialisation de pays essentiellement agraires, de la nature des rentes accordées aux capitalistes pour les inciter à développer des activités productives, toutes ces questions éminemment économiques et institutionnelles à la fois ont été au cœur des transformations capitalistes réussies des derniers siècles. Pourtant, elles  ne sont plus pensées dans leur complémentarité quand elles ne sont pas simplement évacuées.

Imposer ses propres normes

A travers les réformes institutionnelles contemporaines et la ‘bonne gouvernance’ devenue produit international de série, l’Occident ne fait, une fois de plus, qu’imposer ses normes. Ce problème des rapports de l’Occident au non-occidental, et de l’Occident à lui-même, à ses constructions inconscientes est-il seulement pensable interroge l’anthropologue et juriste Pierre Legendre (Legendre, 2004) ? Cette interrogation impossible n’explique-t-elle pas que les « bonnes » institutions qu’il conçoit sans relâche pour venir en « assistance » aux pays pauvres semblent à ce point condamnées à être « faussées dans la masse » ?

En dépit des bonnes intentions qui les portent, la projection de ces ‘bonnes’ institutions sur les pays en développement, notamment les plus pauvres, ne contribue-t-elle pas, paradoxalement, à affaiblir la capacité, la volonté, et le besoin même pour les élites du Sud d’élaborer leurs propres stratégies de développement ?

Ce que suggère ce détour par les institutions, c’est que le développement pourrait n’être fondamentalement qu’un processus de projection et d’apprentissage infini, indissociablement économique et politique. Et nulle société ne rêve ni ne maîtrise le destin d’une autre à sa place.

Et si l’on avait oublié le principe de réciprocité ?

Si les sociétés sont seules maîtresses de leur développement, l’aide telle qu’elle a été menée depuis 50 ans voit ses fondements contestés. Sans doute parce que dans la relation entre l’Occident et le reste du monde nouée autour de l’aide au développement, on a évité de tenir compte du principe universel de réciprocité. Un principe qui veut que tout don soit suivi d’un contre-don, sans quoi la relation se pervertit, le respect mutuel s’érode. L’aide au développement n’a pas laissé d’espace pour la réciprocité. Idées, financements, formations, capacités, normes, attitudes, innovations, tout semble « descendre » du Nord vers le Sud.

Pour autant, la solidarité internationale conserve un sens, sur les terrains où les intérêts des uns et des autres sont communs

Ce sont les biens publics mondiaux ou régionaux : questions environnementales mondiales comme la lutte contre le réchauffement climatique. Régionales comme la préservation de la mer Méditerranée ou la lutte contre les stress hydriques et la désertification. Les questions de santé publique et la lutte contre les maladies « mondialisées ». La lutte contre l’instabilité et la criminalité financières. La coopération judiciaire internationale, etc.

Sur ce terrain des biens publics mondiaux ou régionaux, des espaces d’entente sont possibles

A condition de s’engager dans des relations de partenariats fondées sur la connaissance et le respect de l’autre, l’action sur ces biens publics pourrait rencontrer une légitimité nouvelle en se démarquant des positions de charité ou de surplomb. 

Les urgences écologiques planétaires et les nouveaux rapports de force internationaux conjuguent leurs effets pour rendre les postures actuelles en matière de relations « Nord / Sud » de moins en moins soutenables.


Voir aussi « La bonne gouvernance est-elle une bonne stratégie de développement?  » ==> ICI


Références bibliographiques

Aghion, P. et P. Howitt (1998), Endogenous Growth Theory, Cambridge, MIT Press.

Aoki, M. (2001), Toward a Comparative Institutional Analysis, MIT Press.

Bardhan, P. (2005), Scarcity, Conflicts and Cooperation: Essays in Political and Institutional Economics of Development, MIT Press.

Braudel, F. (1979), Civilisation matérielle, économie et capitalisme, [3vol.], Paris, Armand Colin.

Commons, J. (1931), "Institutional Economics", American Economic Review, Vol. 21, pp.648-657.

Dixit, A. (2004), Lawlessness and Economics : Alternative Modes of Economic Governance, Princeton University Press.

Greif, A. (2006), Institutions and the Path to the Modern Economy, Cambridge University Press.

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[1] Dans les années 90, la « pensée du développement », telle qu’elle était orchestrée par la Banque mondiale, a découvert que les institutions pouvaient jouer un rôle dans les processus de développement. Cela faisait suite aux Plans d’Ajustement Structurel (PAS), sensés redresser les régimes de croissance en même temps qu’ils restauraient les équilibres macroéconomiques (et reconstituaient les capacités de remboursement des pays du Sud endettés auprès des banques et Etats du Nord). Les PAS n’ont pas redressé les régimes de croissance !

Il a fallu trouver une explication. C’est la faute aux institutions qui sont imparfaites, et ne permettent pas un fonctionnement rationnel des marchés. Donc haro sur les institutions. La Banque mondiale crée alors un indicateur de performance de la gouvernance (World Governance Indicators) sous l’impulsion de Dany Kaufmann. Cette base quantitative va servir à fonder la politique visant à instaurer au Sud la « bonne gouvernance » des pays du Nord. « Si vous adoptez les institutions de la Norvège, vous aurez le PIB par tête de la Norvège ! » était alors le discours de la Banque mondiale !

[2] Dans les analyses des versions 2001, 2006 et 2009 de l’ensemble des indicateurs de la base « Institutional Profiles Database » (IPD) au moyen d’Analyses en Composantes Principales, l’axe 1, qui capte le plus d’information de l’ensemble des données de la base, est l’axe de la dépersonnalisation des régulations sociales. Et cet axe est étroitement corrélé avec le niveau de PIB par tête (Nicolas Meisel et Jacques Ould Aoudia : « Institutional Profiles Database 2009 », Trésor Économique n°72, Février 2010, Ministère de l’Economie). Autrement dit, l’élévation du niveau de richesse par tête s’accompagne (dans une relation circulaire) d’une dépersonnalisation des systèmes de régulation sociale. Ce résultat rejoint empiriquement ceux que Max Weber et Emile Durkheim ont établi au début du XX° siècle, ou plus près de nous ceux de Douglas North, prix Nobel d’économie. Pour accéder à la Base IPD ==> ICI