« Le miroir des courtisanes » de Sawako ARIYOSHI. Nous sommes au début du XX° siècle. Le Japon s’éveille à la modernité au sortir de la période du Meiji. Les traditions séculaires restent encore fortement ancrées. Dans ce décor, l’auteure nous rapporte l’histoire de Tomoko, une enfant vendue à 10 ans par sa mère Ikuyo à une maison de geishas. Tandis qu’Ikuyo elle-même va échouer comme prostituée dans la même maison, « délivrée de son abruti de mari », dit-elle. Tomoko fera preuve d’une incroyable détermination pour sortir du « monde flottant », mais ne réussira pas à échapper à son statut de courtisane. Protégée, maitresse, amante, elle ne trouvera jamais à se marier. Elle n’aura aucun enfant.
La lecture de ce long roman (plus de 500 pages) est captivante. On s’attache à suivre notre héroïne dans les méandres, les contradictions de sa pensée, de ses sentiments. L’auteure restitue si bien les déchirements qui traversent Tomoko !
Le récit s’enroule autour de la relation entre Tomoko et sa mère Ikuyo, vue avec les yeux de Tomoko. Ikuyo, la mère, est une femme d’une rare beauté, d’une grande élégance. Et d’une frivolité à toute épreuve. Elle démontre aussi une rare habileté à la couture de ses propres kimonos. Une femme qui réussit à maintenir son corps, son visage, dans une fraicheur de jeunesse exceptionnelle.
Tomoko en quête d’amour
Face à cette mère, Tomoko lutte pour ne pas être écrasée par sa propre demande d’amour, toujours inassouvie. La froideur, l’indifférence, la distance entrenues par la mère s’accompagne d’une immense détresse intérieure pour Tomoko. Une détresse d’abord dans l’incompréhension de la fillette face à sa mère qui n’est préoccupée que de sa beauté et ses toilettes. Ensuite, une détresse marquée par la frustration permanente. Puis par la colère, l’impuissance, la haine même quand cette mère insouciante, prenant de l’âge, se mettra à la charge de sa fille.
Avec, tout proche de Tomoko, la grand-mère Tsuna qui va finir folle. Mais aussi la jeune (demi) sœur Yasuko, un jeune (demi) frère dont on ignore jusqu’au nom. Un enfant qui sera donné à jamais à une troupe de comédiens qui passait par là.
La violence quitte rarement les pages du récit
Une violence faite de refus total de l’amour protecteur qu’un enfant attend de sa mère. Cette violence est déjà présente entre la grand-mère et la mère de notre jeune héroïne, Tomoko. Celle-ci s’éveille à la vie, avec comme spectacle l’affrontement entre Ikuyo sa mère et Tsuna, sa grand-mère.
Le récit retrace avec finesse l’éveil de Tomoko enfant, qui regarde sans vraiment comprendre cette situation. Son intelligence, ses facultés d’adaptation, vont lui donner des armes pour supporter les fardeaux écrasants que ces deux femmes lui font porter. Tomoko la fillette va réussir à « faire avec » cette mère dévorée par la férocité de son égoïsme.
Et des hommes ?
Des hommes impuissants à maintenir le lien familial. Ecrasés par leur statut social ou leur faiblesse. Et, à côté, des hommes surpuissants qui disposent de pouvoir, de prestige, d’argent. De beaucoup d’argent pour entretenir à grands frais des femmes hors de leur mariage. Avec tout l’accompagnement de plaisirs où musique, danse et saké sont largement au menu.
Tomoko est vendue à l’âge de 10 ans à une maison de geishas
Elle va progresser rapidement dans l’apprentissage des arts qui feront d’elle une jeune femme modèle que les riches se disputeront pour illuminer leurs soirées.
Elle retrouve un jour, stupéfaite, sa mère, elle aussi vendue par son mari dans la même maison du « monde flottant », qui comporte également une partie destinée à la prostitution. Jeunes prostituées et apprenties geishas vivent côte à côte, mais entretiennent avec les hommes, les clients de ces maisons, des relations différentes.
« Le miroir des courtisanes » de Sawako Ariyoshi nous introduit dans le monde « des saules et des fleurs »
L’institution des « geishas », le monde « des saules et des fleurs », est singulière à la société japonaise [1]. Elle est décrite avec précision dans le long roman de Sawako Ariyoshi. Notamment dans sa différence avec la prostitution.
La jeune geisha doit suivre une formation rigoureuse dans l’art de la dissimulation. Et dans celui de jouer du shamisen un instrument à cordes typique de ce milieu. Avant sa vingtième année, elle va être dépucelée, selon la tradition, par un homme puissant et riche qui va payer une somme importante pour ce geste. Cela se fera au cours d’une cérémonie, le mizuage [2], un rite de passage pour la geisha. C’est une marque de haut prestige pour l’homme. La somme est pour la patronne de la maison où la jeune fille est formée.
Ensuite, la geisha aura un « protecteur » qui n’est pas forcément celui qui l’a déflorée. Un homme puissant et riche qui accompagnera pour plusieurs année la jeune femme. A grands frais. Parallèlement à sa vie de famille qui « accepte » cette double vie.
L’apparence : maquillages, kimonos, chignons
Ces jeunes filles, ces jeunes femmes et tout particulièrement Ikuyo comme prostituée puis comme femme à la charge de sa fille Tomoko, consacrent un temps, une énergie, des ressources immenses à entretenir leur apparence. C’est d’elle en effet que viendront pour beaucoup leur succès auprès des riches clients. A la fois comme prostituées, mais aussi comme geishas.
Ces dernière doivent se signaler par leur beauté, leur élégance, le raffinement de leurs kimonos. Mais aussi par leurs capacités à chanter et jouer des instruments qu’elles apprennent à maitriser au terme d’enseignements très sévères. C’est ainsi qu’elle signifieront leur capacité à enchanter les riches personnages qui s’offriront leurs services.
L’habillement des unes et des autres est strictement cadré par la tradition
Couleurs, formes, textures des kimonos portent des signes qui font sens. Surtout au sein des femmes du « monde flottant ». Mais aussi le maquillage. Se poudrer la nuque en blanc est d’une grande importance et signifie qu’on a franchi une étape dans l’éducation de geisha. La forme des chignons indique le statut marital de la jeune femme, selon un code précis.
Nous sommes dans les années 1930. La modernité qui prend la forme, comme partout à cette époque, de l’influence occidentale, va partiellement bouleverser ces codes en diluant les significations de chacun de ces attributs féminins.
La dette
Ce monde « des saules et des fleurs » est aussi basé sur une autre réalité. Tout aussi dure. Celle des dettes que les geishas contractent en entrant dans l’école où elles suivront leur implacable formation. L’école les a acheté à leurs parents. C’est un investissement qui doit être rentabilisé. Cette somme figure comme une dette que la jeune femme devra racheter. Les dépenses en kimonos somptueux et en maquillages s’ajoutent à la dette. Sortir du monde des geishas est donc un acte difficile, courageux. Tomoko le réussira.
Tomoko, le courage et l’esprit d’entreprise
La sortie de Tomoko de son statut de geisha est permise par la « générosité » du comte Kônami, son protecteur. Celui qui aura acheté sa virginité. Mais qui lui restera fidèle jusqu’à sa mort. Tomoko, avec son soutien, va créer un restaurant de cuisine japonaise qui va devenir un haut lieu de la restauration à Tokyo.
Mais lors du tremblement de terre de 1923, l’établissement est entièrement détruit et brulé par l’incendie qui succède au séisme. Avec l’aide du comte, elle reconstruit un nouvel établissement sur une grande parcelle acquise avec son appui.
La guerre et la seconde ruine
Ce restaurant retrouve rapidement un succès auprès des couches aisées de la capitale japonaise. Mais la situation se dégrade. Les bruits de la guerre se rapprochent. Malgré les restrictions, Tomoko parvient à maintenir un certain standing à son restaurant. Mais lors des bombardements de Tokyo par l’aviation américaine, le restaurant est entièrement brulé. Tomoko se réfugie dans l’abri qu’elle a fait construire sur le terrain même de son établissement. Avec sa mère qu’elle héberge désormais. Elle a tout perdu, excepté quelques bribes de vaisselle.
Le comte est mort. Cette fois, elle va repartir toute seule, et restaurer la splendeur de son restaurant réputé. Avec son courage, sa détermination, son énergie, et son intelligence.
Sous le signe de la spoliation
Alors que la mère, insouciante et futile, parvient se marier trois fois et avoir, de chacun de ses maris, un enfant dont elle ne s’occupera pas, Tomoko sombre dans le désespoir. Elle demeure une courtisane, maitresse de Nôzawa, un homme marié qui ne pourra jamais l’épouser. Mais quand celui-ci lui propose de faire ensemble un enfant, elle restera stérile, malgré ses multiples prières dans les temples les plus réputés.
Le bel élève-officier Ezaki qui était amoureux d’elle, se détourne quand ses parents, après une enquête, lui interdisent ce mariage. Il pourrait épouser une ancienne geisha. Mais en aucun cas la fille d’une prostituée.
Elle vit cela comme une profonde spoliation. Sa mère a tout eu. Les maris, les enfants. Tout gâché, tout flétrit.
Tomoko s’épuise au travail. (p 482) « Il fallait qu’elle travaille, qu’elle travaille sans relâche si elle ne voulait pas s’effondrer comme une toupie qui tombe quand elles arrête de tourner. » Tandis que Ikuyo sa mère se pavane devant son miroir, de caprice en caprice. Essayant comme une jeune fille de nouveaux kimonos. De nouvelles recettes pour entretenir l’éclat de sa peau.
Le souvenir de son amant lui revient dans le drame de l’après-guerre
Par hasard, Tomoko apprend que le colonel Ezaki, son amant d’il y a 20 ans, son unique amour, a été condamné à mort par les tribunaux américains. Elle est bouleversée et va tout faire pour aller le voir avant son exécution par pendaison. Elle y parviendra, mais en sortira glacée par l’absence de reconnaissance de son ancien amant. Juste un regard, mais aucun signe. Elle subira en outre le rejet de la famille d’Ezaki qui ne reconnait pas sa place dans la vie de cet homme.
C’est la troisième fois qu’elle assiste, confuse et non reconnue, à un évènement lié à la mort d’un homme qui a compté pour elle.
Avec l’âge, Tomoko se rapproche des croyances communes
Elle s’inquiète de la destination de ses propres cendres, une fois sa mort venue. Auprès de qui ses cendres seront-elles disposées ?
Elle construit alors un autel dans une des pièces de sa maison. Elle y met les cendres de sa mère, une fois celle-ci morte, écrasée par une jeep de l’armée américaine. Mais aussi une urne qui contient les cendres d’Ezaki son amour, mêlées à celles de 53 autres militaires condamnés à mort, exécutés, et jetés dans une fosse commune.
Tomoko a réussi sa vie sociale. Mais elle demeure dans la solitude
Seul, le fils de sa demi-sœur Yasuko, vient apaiser ses vieux jours. Elle s’attache à cet enfant de sept ans, le reconnait même. Alors que Yasuko, miroir grossissant de leur mère Ikuyo, l’a abandonné.
Les dernières page qui achèvent le long roman forment comme un nuage, au spectacle de Tomoko se dévouant à cet enfant. On lui affirme que seuls ceux qui sont sortis de son propre ventre peuvent vous assurer de leur fidélité. Tout le roman montre que la filiation n’assure aucune garantie à la fidélité, à l’amour.
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Sawako Ariyoshi (有吉佐和子), née en 1931 à Wakayama, au Japon, morte en 1984 à Tokyo, est une auteure japonaise. Elle commence sa carrière littéraire au début des années 1950, après des études de littérature anglaise, à l’université chrétienne de Tokyo. Pour en savoir plus, voir ==>ICI
On lira avec intérêt la note de lecture « Le poids des secrets » qui se passe à une époque comparable . Voir ==> ICI
[1] Une geisha (芸者), aussi appelée geiko (芸子/芸妓) ou geigi (芸妓), est au Japon une artiste et une dame de compagnie, qui consacre sa vie à la pratique artistique raffinée des arts traditionnels japonais pour des prestations d’accompagnement et de divertissement, pour une clientèle très aisée.Pour en savoir plus, voir ==> ICI
[2] Le mizuage (水揚げ, littéralement « élever l’eau ») était une étape fondamentale de la formation des geishas japonaises. Elle marquait la fin de leur apprentissage par leur passage à l’âge adulte. Quand la geisha qui l’avait formée l’en jugeait digne, on donnait une fête en son honneur et ses habits et sa coupe de cheveux en étaient modifiés. Dans Mémoires d’une geisha, de Yuki Inoue, le mizuage se traduit par la perte de virginité.