« Mustapha s’en va-t-en guerre » de David HURY. Une fresque historique sur les relations complexes et douloureuses que la colonisation et son esprit de domination ont tissé entre les êtres humains. Un roman à hauteur d’homme. Celle d’un être exceptionnel, Mustapha Ben Hamza, né à Figuig au Maroc, passé de la Résistance à l’Occupation allemande au soutien aux réseaux FLN en France pour l’indépendance du pays frère, l’Algérie.
Le roman puise largement dans des faits réels, autour de personnages qui ont existé. Des personnages qui ont façonné, à leur dimension, l’histoire concrète de la France. Celle de la France coloniale avec des épisodes au Maroc. Celle de la France de la Résistance pendant la Seconde guerre mondiale. Et celle de la France en Guerre d’Algérie. Le récit est scandé en plusieurs séquences sur cinq décennies décisives qui ont marqué le milieu du XX° siècle à l’échelle du monde.
Une enfance dans l’oasis de Figuig
Mustapha Ben Hamza [1] est né dans les années 1920 dans une famille de noble lignée. Une tribu arabe de Chérifs, descendant du Prophète Mohamed. Des agriculteurs, faisant pousser palmiers, orangers et légumes en trois étages de cultures, irriguées par un dispositif complexe de petits canaux distribuant l’eau précieuse entre les parcelles, depuis des siècles.
La famille du jeune Mustapha fait partie d’un des Ksour de l’oasis (Ksour : pluriel de Ksar). Des familles/tribus qui entretiennent entre elles des relations faites d’alliances, de solidarités, de conflits… qui ont façonné la longue histoire de Figuig. Une oasis au carrefour des routes caravanières entre Sud et Nord, à la lisière du désert du Sahara.
Mustapha enfant va nouer une amitié avec Armand, le fils du Commandant français de la place de Figuig. L’amitié surplombe les divisions que les deux jeunes garçons perçoivent dans les frottements entre les communautés qui émaillent la vie quotidienne. Entre l’assurance de l’éternité de l’Empire français d’un côté. La certitude de son injustice profonde et de sa fin prochaine de l’autre.
Le jeune Mustapha vit dans le respect des traditions, mais ses succès à l’école française lui ouvrent les yeux sur le monde. Il se montre indépendant et n’hésitera pas à braver les interdits paternels.
Figuig : une région carrefour
Le Nord-Est du Maroc, alors Protectorat français, est doublement investi par le pouvoir colonial. Parce qu’il est à la frontière de l’Algérie, décrétée « Département Français » et objet de toutes les attentions de conquête et de domination. A commencer par une volonté de peuplement pour contrebalancer la majorité arabo-berbéro-musulmane qui le peuple.
Ensuite parce que le sous-sol de cette région frontalière regorge de métaux qui seront exploités en des mines. Comme celle de Zellidja par exemple. Des mines qui vont se jouer de la frontière, passant sournoisement sous leur tracé qui devient du coup un enjeu politique.
« Mustapha s’en va-t-en guerre » de David HURY : un engagement dans les services secrets
Mustapha est venu en France en 1939 pour suivre ses études. Mais la Guerre va changer ses plans. Après une instruction militaire rapide, il est incorporé dans un régiment qui monte au front. Il a 18 ans. C’est la « Drôle de Guerre » jusqu’en mai 1940. Puis les reculs, la défaite. Il s’embarque pour l’Angleterre à Dunkerque avec les troupes britanniques qui refluent. Mais il veut continuer la lutte. Il rejoint à Londres le Général de Gaulle qui a lancé son appel le 18 juin 1940. Après une formation par les services secrets britanniques, il est parachuté en Normandie pour des missions de renseignement, au service de la Résistance gaulliste.
C’est avec ce bagage qu’il va vivre les deux grands bouleversements de la société française du XX° siècle. La Seconde Guerre Mondiale et l’effondrement de son Empire colonial. Deux bouleversements qui laissent de profondes traces dans les imaginaires opposés qui composent, jusqu’aux temps présents, la société française.
Enfant, Mustapha sort de Figuig et découvre la France
Son amitié avec Armand le fait inviter par ses parents à Paris où il visite, plein d’interrogations, l’Exposition Coloniale de 1931. Il est enthousiasmé de voir le Sultan du Maroc (le futur Mohamed V) aux côtés du Président de la République français. Mais il assiste aussi à la tragédie des zoo humains où des Kanaks jouent leur rôle de sauvages.
Une montagne de questions l’assaille. Il ne trouve, auprès des parents d’Armand, que des réponses à la gloire de la colonisation française et son emprise éternelle sur tous ces peuples du Sud à éduquer.
Adolescent, il prend conscience du fait colonial dans son expression la plus brute
Toujours aux côtés de son jeune ami, il assiste en avril 1938 à Oran où il a été invité, à l’expression sans fard de la domination coloniale. Le Maire d’Oran et un colon grand propriétaire exposent ouvertement leur mépris pour les algériens, leur haine des juifs, et leur assurance d’avoir l’appui des politiciens de Paris, maintenant que le Gouvernement du Front Populaire a été évincé du pouvoir.
Juin 1941. Parachutage en France pour des missions de renseignement
Premier largage sur le territoire de la France occupée. Il doit d’abord recueillir des informations sur un aérodrome de l’armée allemande en Normandie. Sur le terrain, des résistants présents dans les campagnes le recueillent, le soutiennent, l’orientent. Il fait la connaissance d’Annette, la fille de l’instituteur qui l’a accueilli. Leurs cœurs s’enflamment.
Mustapha, alias Marcel Mimoun, part ensuite à St Nazaire recueillir des informations sur la base de sous-marins que l’Allemagne fait construire par des milliers d’ouvriers. Il se fait embaucher comme l’un d’entre eux.
Février et Aout 1944. Résistance, incarcération et torture. Libération de Paris
Membre du Réseau Béarn, Mustapha continue son engagement dans le renseignement à Paris et en région parisienne. L’auteur nous fait partager la vie risquée des Résistants. Pris dans la féroce complexité des dispositifs de répression de Vichy et des services nazis. Mais aussi des jeux troubles d’agents de la police française, en service pour le pouvoir de Pétain et Résistant en même temps. Il est capturé et sauvagement torturé. Sa formation en Angleterre lui sert pour résister aux graves sévices qu’il subit. Il échappe à l’exécution grâce à des complicités au sein de la Police.
C’est depuis la prison de la Santé à Paris qu’il vit le début du soulèvement contre l’occupant allemand en aout 1944. Juste avant, il avait été livré à l’armée allemande pour une mort certaine au Mont Valérien. Un groupe de FFI [2] intercepte le convoi et libère les condamnés qui s’engagent dans la libération de Paris.
La libération de la Préfecture de Police, au terme de combats sévères auxquels participe Mustapha, fait l’objet de règlements de compte où les Collaborateurs cherchent à s’inventer des passés de Résistants.
La Libération révèle les contradictions au sein de l’appareil sécuritaire
L’auteur, David Hury, met l’accent sur les contradictions qui divisent profondément l’appareil sécuritaire français. Mustapha, rebaptisé Gustave dans la clandestinité, a tissé des liens solides avec des policiers résistants qui seront pourchassés par d’autres policiers, fidèles aux autorités de la Collaboration avec l’Occupant Allemand.
Ces failles se maintiennent après la Libération de 1945. La police française qui fait face sur le sol français à la Guerre d’Algérie à partir de 1954 est, selon l’auteur, traversée par les mêmes clivages.
Mustapha, engagé dans les services de la Police Française, démissionne sur la question coloniale
On lui demande de noyauter les mouvements marocains qui agitent à Paris l’idée de l’Indépendance. Aux côtés d’Algériens et de Tunisiens.
Au sein des services de sécurité, les conflits font rage entre anciens collaborateurs et anciens résistants. Entre défenseurs de la nostalgie coloniale et réalistes. Le tout, dans le contexte d’un évincement du Général de Gaulle de la scène politique. Mustapha quitte ce milieu et veut changer de vie.
Il épouse Annette, s’installe avec elle et devient chauffeur de taxi
Il construit son foyer. Il a deux filles et un fils avec son épouse Annette, qui œuvre à ses côtés. Mais il a besoin de noyer ses souvenirs de torture dans l’alcool, les jeux d’argent et les femmes. Il acquiert un hôtel dans le quartier populaire de la rue Mouffetard.
La vague de libération touche de plein fouet l’Afrique du Nord
A partir de 1954, la Guerre d’Indépendance de l’Algérie remobilise Mustapha, aux côtés des réseaux du FLN de France. Après s’être battu pour celle de la France, Mustapha reprend la lutte pour la liberté. Celle des peuples colonisés.
En 1956, le Maroc devient indépendant. Mais les manœuvres des grandes puissances, Etats Unis et France, entourent comme des féées démoniaques le berceau de la jeune nation indépendante. En son sein, les luttes font rage. La monarchie finit par triompher avec l’appui des Occidentaux.
C’est du côté de l’Algérie que les évènements se précisent
Mustapha alias Gustave rencontre un résistant du FLN, Yacine, chargé de réorganiser en France les réseaux nationalistes. Pour lui donner une couverture, Mustapha l’embauche et se laisse entrainer, à l’insu d’Annette, dans un soutien de plus en plus actif aux réseaux nationalistes algériens.
La police est sur ses traces… et tout spécialement son ancien ami Armand
Celui-ci est clairement dans le camp de ceux qui défendent l’Algérie Française, dernier morceaux de l’Empire. Mustapha se retrouve dans le camp opposé. Une lutte fratricide va s’engager entre les deux anciens amis de Figuig. L’hôtel de Mustapha et d’Annette est régulièrement dévasté par les descentes policières menées avec des supplétifs algériens au service de la police française.
Les soutiens de Mustapha issus des réseaux de résistants perdent du terrain. Malgré le retour de De Gaulle au pouvoir depuis 1958, la « bête coloniale » s’accroche à ses rêves et fait payer au prix de tortures et de sang ses fantasmes de maintien de l’Algérie dans le giron de la France.
Sur ce sujet, voir notamment « Deux fers au feu. De Gaulle et l’Algérie : 1961 » Jean-Philippe OULD AOUDIA ==> ICI
David Hury, l’auteur, évoque l’assassinat de l’avocat du FLN Maitre Amokrane Ould Aoudia à Paris [3]. Cet homme, cousin de mon père, Tahar Ould Aoudia, avait dénoncé les tortures infligées sur le sol français par la police à l’encontre d’étudiants algériens. Voir « La résistance à la colonisation. Une histoire familiale » ==> ICI
Comme supplétive de certaines parties de l’appareil politique et de sécurité, l’OAS [4] frappe les nationalistes algériens en France également
L’OAS fait régner la terreur en Algérie, en tentant d’arrêter le processus qui va conduire à l’Indépendance du pays. Cette organisation terroriste d’extrême droite, composée de militaires félons et de Pieds Noirs fanatisés, provoque des ravages par ses assassinats de civils. Plus de 6000 algériens seront ainsi tués en Algérie. Mais aussi des policiers et gendarmes français qui défendaient la légalité républicaine. Mon oncle Salah Ould Aoudia, ainsi que cinq autres Inspecteurs de l’Eduction nationale dont l’écrivain Mouloud Feraoun, seront ainsi assassinés juste avant la signature des accords de paix.
A Paris également, l’OAS assassine. En décembre 1961, elle va blesser grièvement Mustapha par un jet de grenades sur son hôtel, rue Mouffetard à Paris.
Les négociations de paix à Evian vont se conclure en mars 1962. La Guerre d’Algérie prend fin.
Mustapha tentera une explication avec Armand
Un des fils de l’histoire reste présent dans le récit. Mustapha rencontre, à sa demande, Armand. Mais il en sort avec des questionnements renforcés face à son ancien ami qui joue l’ambiguïté. L’ambiguïté dans les raisons politiques (tout n’est pas « blanc ou noir »). Mais aussi dans les relations personnelles (amitié indéfectible ou trahison ?).
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David HURY est journaliste et photographe. Il a été correspondant de différents médias à Beyrouth pendant 18 ans et a publié plusieurs ouvrages graphiques et littéraires, au Liban comme en France. En septembre 2021, il sort son 7e livre, « Mustapha s’en va-t-en guerre ». Pour en savoir plus sur l’auteur, voir ==> ICI
[1] C’est l’état civil français qui simplifiera l’orthographe du nom en « Benamza ».
[2] Les Forces françaises de l’intérieur (FFI) résultent de la fusion, au 1ᵉʳ février 1944, des principaux groupements militaires de la Résistance constitués dans la France occupée : l’Armée secrète, l’Organisation de résistance de l’armée, les Francs-tireurs et partisans, etc. Wikipédia. Pour en savoir plus, voir ==>ICI
[3] Amokrane Ould Aoudia, né le 23 novembre 1924 à Aïn El Hammam et mort assassiné le 23 mai 1959 à Paris, est un avocat algérien. Étudiant proche du Parti communiste algérien (PCA) et membre du groupe des étudiants communistes de la Sorbonne. Il est aussi membre du collectif des avocats du FLN. Pour en savoir plus, voir ==>ICI
[4] L’Organisation de l’armée secrète, connue par le sigle OAS, est une organisation terroriste clandestine française proche de l’extrême droite créée le 11 février 1961 pour la défense de la présence française en Algérie par tous les moyens. Y compris le terrorisme à grande échelle. Wikipédia. Pour en savoir plus, voir ==> ICI