Les germes des crises qui secouent les sociétés arabes sont présents depuis plusieurs décennies.

Ce très court roman est somptueusement construit autour d’une histoire d’amour. S’entrecroisent le poids écrasant du conformisme social, les ravages de l’ouverture économique libérale et les tentatives impuissantes d’affirmation des identités individuelles dans l’Egypte urbaine du début des années 80′.

Une histoire écrite le jour de l’assassinat du leader, Anouar El Sadate

C’est une écriture à trois voix, où s’exposent sentiments, doutes, impuissances.

Le grand-père Zayid, nostalgique de Nasser

D’abord, le grand père Zayid, qui fait entendre un son de basse continue tout au long du récit. Il pense aux difficultés de son petit-fils Alwan et à son propre destin, au soir de sa vie. Tout en prières et en invocations, assumant sa vie passée d’intellectuel débauché et politiquement réprimé. Dans le regret éperdu du grand dirigeant Gamal Abdel Nasser et de son panache. Dans le mépris total de son successeur Anouar El Sadate, de sa politique d’Ouverture économique et de soumission à Israël.

Le petit-fils, Alwan, écrasé par le conformisme social

Ensuite le petit-fils Alwan, employé de l’Administration, tout juste payé pour subvenir chichement à ses besoins. Passé la trentaine, il vit encore chez ses parents. Incapable de fonder un foyer par manque de moyens. Alwan rumine sans fin son ressentiment contre le système. Et son impuissance à concrétiser le mariage auquel il aspire avec sa fiancée.

La jeune Randa, ligotée elle aussi dans l’impuissance à faire émerger son individu

Enfin la promise, Randa, la fille des voisins, qui aime Alwan et est aimé de lui. Fiancés officiellement, ils ne peuvent imaginer autre solution que le mariage. Mais ils restent impuissants à sortir des convenances sociales qui les ligotent et rend ce mariage impossible. L’obligation d’avoir appartement et meubles conformes au statut qu’ils veulent tenir. Ils sont convaincus qu’ils ne pourront pas échapper à cette obligation.

L’arriviste qui profite de ‘l’ouverture’, l’Intifah

Les deux tourtereaux tourmentés occupent un emploi obscur et peu valorisant dans la même administration. Sous les ordres du même directeur. Celui ci, tout à l’inverse des deux fiancés, a totalement intégré les nouvelles normes de l’Ouverture (Intifah). L’enrichissement personnel prime sur toute autre considération, reléguant intérêt général, traditions et honnêteté au rayon des vestiges ridicules du passé. Alwan et Randa se confronteront douloureusement et tragiquement à lui et à sa sœur. Laquelle fraye dans les mêmes eaux que son frère.

La littérature, meilleur témoin de la marche des sociétés

Mieux que bien des études et rapports savants ce roman témoigne des effets, au cœur de la classe moyenne égyptienne, de la politique d’Ouverture et du nouveau positionnement du pays sur la scène internationale. Ce nouveau positionnement fait suite à son changement d’alliance au profit des États Unis après 1979. Quelque 20 ans plus tard le roman d’Alaa al-Aswani « L’immeuble Yacoubian » prend le relais des romans de Naguib Mahfouz. Pour décrire et analyser avec finesse la marche de la société égyptienne,

Sur le plan extérieur, la période pendant laquelle se déroule le roman, qui prendra fin le jour de l’assassinat du président Sadate, se situe après le changement de camp de l’Egypte en 1979. Le pays est en effet passée de la neutralité Tiers-mondiste  (les héros en seront notamment Tito, Nehru, N’Kruma, Ben Barkak, Nasser) au ralliement à l’URSS. Puis à l’inféodation aux États Unis.

Une « Indépendance » bâtie sur la soumission aux puissants qui dominent le monde

L’Egypte vit donc une Indépendance établie sur l’allégeance aux forces qui dominent le monde. Sur la base de l’échec des tentatives de Non-Alignement. D’abord la soumission à l’URSS après le refus, sur injonction des États Unis, du financement du Barrage d’Assouan par la Banque mondiale. Puis trahison et retournement d’alliance en 1979 et refuge dans le giron des États Unis, en échange de la reconnaissance de l’Etat d’Israël et d’une rente annuelle de plus de 2 milliards de dollars. Cette rente fera de l’Egypte le second récipiendaire de l’aide américaine après Israël.

Le tournant libéral

Les autorités égyptiennes conduites par le président Sadate, mettent alors en place l’Ouverture économique (Intifah). Celle-ci consacre la rupture de l’équilibre précaire que l’Egypte avait construit entre État et société après l’Indépendance. Équilibre qui assurait un emploi public à tous les diplômés de l’enseignement supérieur; sans considération de leur utilité sociale ni des équilibres budgétaires.

Les effets de l’ouverture libérale ne tardent pas à se faire sentir (p 55). Inflation galopante, chômage des diplômés (« Il avait appris les métiers de rétameur, après avoir enfouis ses diplômes dans le premier bac à ordures venu » p 57), trafics en tous genre… Corruption à visage découvert, main-mise sur les terres agricoles (oh combien rares dans la vallée du Nil)… Troubles confessionnels attisés par les politiciens, prostitution comme moyen de faire vivre la famille… Puis répression policière (p 74) contre la presse et les partis d’opposition, les intellectuels qui refusent de se plier, les organisations islamistes et les coptes.

Paupérisation des classes moyennes

La classe moyenne qui s’était constituée à l’abri de l’Administration et des entreprises publiques est littéralement paupérisée. C’est ce que vivent Zayid, Alwan et Randa. Tandis que prospèrent les petits et grands trafiquants, qui ont accaparé à bas prix les actifs publics par les privatisations. La nouvelle doctrine dominante, importée avec l’aide américaine, impose en effet ces privatisation qui transforment les monopoles publics en monopoles privés.

Emergence contrariée de l’individu dans les sociétés arabes

Mais il est une autre lecture possible de ce texte. A l’heure où nous nous interrogeons sur ce qui travaille en profondeur les sociétés arabes. Au point qu’une partie de la jeunesse s’engage corps et âme dans le combat funeste des organisations islamistes radicales. Le roman parle de l’émergence difficile, douloureuse, contrariée de l’individu dans les sociétés arabes.

Des individus « incomplets »

Alwan et Randa, sont des êtres démunis, égarés devant les premières bribes de liberté qu’ils doivent affronter. Se marier par amour en s’affranchissant des arrangements par les parents. Ils sont démunis devant les enjeux de l’autonomie financière. Etre capable de quitter le domicile familial pour se marier et fonder un foyer.

Des « individus incomplets », sans les clés pour comprendre le basculement du monde qu’ils vivent. Le bouleversement des relations sociales qui les affecte personnellement. Ils restent passifs, dépourvus des moyens pour assumer la nécessaire autonomie sans laquelle on se maintient dans la dépendance ou on sombre dans la misère.

Une « modernité » importée

Des êtres incapables de trouver solution aux nouveaux problèmes que leur pose l’irruption de la modernité. Une modernité importée, sans « passeurs » locaux pour la contextualiser, la retravailler. Pour en faire une réelle émanation de la société. Ce qui en fait une modernité exogène, incompréhensible, hors de portée, réduite à ses aspects périphériques et superficiels. La modernité s’identifie alors à boire de l’alcool, exhiber ses formes pour les femmes, accéder aux ustensiles modernes -automobile, téléphone, avion…

Mépris pour les croyances religieuses, mais fascination pour la consommation, autre croyance

La modernité est aussi comprise comme mépris pour les croyances religieuses et ses manifestations comme faire la prière, porter le foulard…

Des êtres coincés par les exigences de la consommation et de ses signes, incapables de revenir à la vie frugale qu’avaient connue les parents. Le salariat, la consommation jouent comme un processus à cliquet qui bloque tout retour aux solutions simples, frugales, antérieures aux solutions marchandes. La force du capitalisme est bien là.

Cette description d’individualités incomplètes, incapables d’assumer les embryons de choix qui mobilisent la responsabilité individuelle, annonce les fractures à venir, avec le réveil de l’intolérance religieuse et l’explosion des inégalités. Les ingrédients de la crise qui secoue les sociétés de culture musulmane et poussent à la violence extrême de larges fractions de la jeunesse sont bien là, dès le début des années 80′.

Le roman de Naguib Mahfouz nous offre là un morceau de la réalité égyptienne, comme nulle autre étude savante. Le plaisir de la littérature en plus  !

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© 2023 Jacques Ould Aoudia | Tous droits réservés

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