« Visages fardés » de Su TONG. Toute à sa volonté d’éradiquer les ‘comportements décadents’ de la période antérieure, la jeune révolution chinoise établit des règles morales strictes. Sous ces règles, la vie continue.
La nouvelle « Visages fardés » a donné au livre son nom qui contient une autre nouvelle, en une série de portraits : « La vie des femmes ». Là encore, les femmes s’affirment comme les véritables héroïnes de la société chinoise. La littérature leur consacre tant d’œuvres [1]. Un voyage en Chine m’a fait découvrir la puissante dimension féminine de la société chinoise. Des photos en témoignent. Voir ==> ICI.
« Visages fardés »
La première nouvelle débute par une scène violente. Tout un quartier de prostituées est raflé par des soldats de l’armée chinoise. Les femmes sont emmenées sans ménagements en camp de rééducation par le travail. Remises dans le droit chemin, elles pourront contribuer à la ‘construction de la nation’.
Nous sommes en 195O. Le pays sort d’une douloureuse guerre de libération de l’occupation japonaise. Suivie d’une non moins douloureuse guerre civile que les troupes communistes ont gagnée. La révolution vient de triompher. Le roman éclaire une petite parcelle de cet immense mouvement humain qui va « réveiller la Chine ».
Nous sommes ici dans l’univers de deux amies Xiao’e et Qiuyi. Au début du roman, elles sont brutalement extraites de leur ‘maison de plaisir’, Xihonglou, ruelle des Nuages-Emeraudes. (p 12) « Qiuyi et Xiao’e demeurèrent à l’arrière [du camion], le regard tourné vers les fenêtres du Xihonglou où une petite culotte vert pâle flottait doucement dans le vent sur une perche de bambou. »
En route pour le camp de travail
Les femmes sont lourdement accompagnées par des soldats. Vont-elles être exécutées ? Rien ne leur est dit.
Qiuyi réussit à sauter du camion. Elle disparait à l’entrée d’une ville que le convoi traverse. Elle laisse seule Xiao’e qui va devoir subir la rééducation par le travail. Que signifie « rééducation » se demande Xiao’e qui se déchire les doigts dans la couture de sacs de jute à longueur de journée, sous la surveillance de soldates-gardiennes.
Celles-ci, pétries du discours puritain, tentent de faire dire à Xiao’e qu’elle a été contrainte de se prostituer, qu’elle était battue… Rien de tel répond Xiao’e. Dans le camp de rééducation, les conditions de travail dont dures, mais les femmes sont respectées.
Qiuyi de son côté…
Elle s’est enfuie et va rejoindre la seule personne sur laquelle elle pense pouvoir compter. Laopu, « amoureux-client » ou un « client-amoureux ». Un homme issu d’une classe riche, qui vit oisivement de ses rentes. Sous l’autorité tyrannique de sa mère, Laopu est incapable de refuser une demande quand elle vient d’une femme qu’il peut désirer. Sa vie se déroule entre le bordel, les bars et les dancings.
Qiuy va finir par s’engager dans un monastère et devenir bonzesse
Mais Laopu n’est intéressé que par ses cuisses. Elle est désespérée. En repassant à la ‘maison de plaisir’ d’où elle a été capturée, elle récupère par la menace son ‘trésor’. Des bijoux en or qu’elle a accumulé au fil de ses années de prostitution. Elle va finir par atteindre un monastère bouddhiste et endosser la destin d’une none. Rebelle, elle refuse que quelqu’un d’autre lui rase la tête. C’est elle qui fera ce geste.
Nous retrouvons Xiao’e qui sort de son camp
Elle a fini par s’adapter aux conditions de travail et à la rigoureuse discipline du camp. Elle en sort en costume bleu marine à col ras, qui deviendra l’uniforme de tout le peuple. Et est embauchée dans une entreprise de nettoyage de bouteilles. Fini les fanfreluches ! Elle aussi rejoint Laopu.
Mais elle est bien plus habile que son amie Qiuyi. Elle réussit à s’incruster dans sa vie et obtient même de l’épouser. De son côté, Laopu est ruiné. Sa ‘famille bourgeoise’ a été progressivement délestée de ses biens par le système autoritaire-égalitaire qui s’installe en Chine. Laopu se traine dans la ville, sans un sou en poche. Entre des emprunts à sa famille et à ses collègues de travail, il réussit quand même à réunir une somme pour faire de son mariage avec Xiao’e une fête honorable. Un festin même.
Très vite, Xiao’e devient enceinte. Mais elle ne supporte pas la vie austère qu’elle mène avec Laopu. Elle le presse de gagner plus d’argent. Ce qu’il fait, en prélevant dans la caisse de l’entreprise où il travaille. Une semaine de faste… Laopu est pris. Il sera fusillé.
Les deux amies se retrouvent
Xiao’e est désormais seule, enceinte. Mais elle retrouve Qiuyi qui a été expulsée du monastère. Après cet échec, Qiuyi rebondit avec énergie. Elle qui avait tant d’hommes à ses pieds, dans sa beauté, va chercher et trouver un mari peu servi par la nature. Qu’importe, elle a changé de vie.
Le bébé de Xiao’e est un beau garçon. Il incarne son père que les amies ont aimé toutes deux. Xiao’e finit par laisser son enfant à Qiuyi. Elle part avec un autre homme dans le Nord de la Chine. Le passé des deux femmes s’efface progressivement, une certaine normalité s’installe. L’enfant grandit comme le fils de Qiuyi.
Jusqu’au bout, les deux femmes cherchent et trouvent des issues à leurs sombres situations
Les dernières pages de la nouvelle sont émouvantes dans la relation que ces deux femmes naufragées retissent entre elles. Elles résistent à leur abattement. Elles trouvent ensemble des solutions à leur détresse. A leur solitude. Une relation faite de profonde solidarité, de compréhension, d’humanité.
Son origine trouble effacée, le jeune garçon retrouve un avenir.
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« La vie des femmes »
Trois récits, trois femmes, mère et filles que le malheur va unir et détruire. Xian, Zhi et Xiao
« L’histoire de Xian »
Une belle jeune fille s’ennuie dans la boutique de photographie tenue par sa mère, là où l’on tire le portrait des clients. Elle rêve de cinéma devant les photos des actrices à la mode. Nous sommes en 1938, à la veille de nouvelles tempêtes qui vont s’abattre sur la Chine.
Xian n’a, avec sa mère, que des relations tendues, sans amour. Un jour, un producteur de cinéma, Monsieur Meng, la rencontre et l’engage comme actrice. Comme actrice et comme maitresse, dans l’appartement luxueux qu’il a loué pour elle. Elle a 18 ans et toutes ses illusions.
L’avenir du pays s’assombrit. L’invasion japonaise déferle sur la Chine avec la Seconde Guerre Mondiale.
Xian se retrouve enceinte
Elle refuse d’avorter. Son amant et protecteur la chasse violement avant de s’enfuir à Hong Kong. Xian plie mais ne s’effondre pas. Elle retourne chez sa mère le front haut. La mère l’accueille comme si elle s’était prostituée. « C’est chez moi, ici » lui répond la fille.
Pareil à une eau stagnante
La mère de Xian a pris un amant. Laowang, un minable coiffeur du quartier. Les relations entre mère et fille se dégradent encore. Xian entre en une profonde dépression dont elle ne sortira pas. (p 142) « Xian fixait la rue à travers le rideau de pluie, et son cœur était pareil à une eau stagnante. »
Xian accouche d’une fille qu’elle nomme Zhi. Mais l’amant de sa mère, Laowang, parvient à la séduire. Par abandon d’elle-même. « Comme vous voudrez » prend elle l’habitude de répondre. La mère de Xian apprend la relation que sa fille entretient avec Laowang. Elle se suicide. Xian se durcit encore, après ce nouveau malheur.
« L’histoire de Zhi »
Zhi la fille ressemble à sa mère. Dans sa dureté, son intransigeance. Elle a acquis une maturité précoce dans l’absence d’amour qui l’a accompagnée toute son enfance. Elle fait des études dans la fabrication du ciment et sort diplômée en 1958.
C’est Zhi qui choisit son mari
Elle choisit Zou Lie parmi les multiples prétendants qui tournent autour d’elle. Comme sa mère, elle est une belle jeune femme. Fils d’une génération d’ouvriers, Zou Lie vit avec sa famille, entassée dans une petite maison dans laquelle il fait venir Zhi. Mais celle-ci ne se plie pas au mode de vie modeste et ‘prolétarien’ de la famille Zou. Le mari est écartelé entre famille et épouse.
Celle-ci apprend qu’elle est stérile. Ils décident d’adopter un enfant. Un garçon, demande-t-elle. Mais à l’orphelinat, il n’y a que des filles. Zou Lie ramène une petite fille que Zhi nomme Xiao.
La vie s’écoule, morne, modeste, triste. Zhi est dans la hantise de son abandon par Zou Lie son mari. Et ne cesse de le harceler. Elle rate son suicide. Elle s’enchaine à la dépression. Comme sa mère.
« L’histoire de Xiao »
La petite adoptée vit dans l’indifférence, sans amour. Entre sa grand-mère Xian qui rumine son passé d’actrice belle et éphémère. Et sa mère Zhi qui a sombré à moitié dans la folie. Zou Lie, son père adoptif, tente d’abuser d’elle. Découvert, il se couche sur les rails devant le train qui va broyer son corps. Ce suicide achève de pousser Zhi dans la folie.
Xiao part volontairement dans une ferme
Elle le fait pour fuir sa famille disloquée, où deux femmes, mère et fille, se haïssent et se détruisent. Le travail dans la ferme est horriblement éprouvant. Xiao ne résiste pas. Elle se mutile pour fuir ce qu’elle avait pris comme un refuge. Et revient dans sa maison, au-dessus du studio photo qui a pris pour nom « Drapeau Rouge ». Elle retrouve sa mère dans sa mélancolie, qui va chaque semaine sur le lieu du suicide de son mari pour lui parler.
Elle travaille dans une boucherie…
… et noue une relation avec un jeune homme, Xiao Du. Une relation heurtée où la jeune femme, déchirée de l’intérieur, se montre brutale avec son amant. Elle l’épouse cependant. Ils vont vivre dans la maison des femmes, auprès de Xian l’aïeule, paralysée et tyrannique.
Xiao reproduit ce comportement autoritaire vis-à-vis de son mari. Là encore, la douleur, l’absence d’amour, met la jeune femme en situation de toute puissance face aux hommes. Son mari, Xiao Du, lui dit (p 205) « Xiao, il me vient une drôle d’idée. J’ai l’impression que c’est moi qui me suis donné en mariage à toi, et non pas l’inverse. »
Sombre destin de femme
En une funeste répétition, Xiao Du entreprend une relation avec une autre femme. Xiao, alors enceinte, l’apprend et le confond publiquement. Leur relation devient violente. Ils décident de divorcer. Nous sommes en 1982.
Xiao accouche d’une fille, prolongeant la lignée maudite des femmes de sa famille.
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Dans « Visages fardés » de Su Tong, les hommes sont des lâches
Des parasites qui cherchent à vivre au crochet des femmes. Au mieux, ils se montrent incapables d’apporter amour et sécurité aux femmes avec qui ils tentent de s’unir, de construire un foyer.
Les deux amies, Qiuy et Xiao’e de « Visages fardés », à leur façon, sont deux rebelles. Elles s’inscrivent dans l’histoire longue de la Chine où des femmes se dressent face à la tyrannie des hommes, à leur veulerie. Même humiliées, abandonnées, piétinées par plus fort qu’elles, elles crient leur colère ! Comment subsister, trouver sa voie en devant s’appuyer sur un homme, aussi faible et peu fiable soit-il ?
Dans « La vie des femmes », un commun destin de malheur s’abat sur trois générations de femmes unies dans leur incapacité à aimer, de mère en fille. Aimer leurs enfants. Aimer l’homme qu’elles ont choisi. La haine brutale dans les relations se confond avec le besoin inextinguible de sécurité, d’amour.
L’auteur, un homme…
Su Tong est un homme. Il adopte avec talent et sensibilité le regard des femmes sur le monde. Un regard sombre, où toute issue est bouchée. Les femmes ne sont pas faibles. Elles ont une force immense pour rebondir après les échecs. Mais aussi pour détruire autour d’elle les hommes qui veulent construire quelque chose avec elles. Les hommes sont d’un piètre recours face à ces situations. Eux-mêmes trouvent la consolation dans l’alcool, la malversation ou les bras d’autres femmes. Ou dans le suicide.
C’est une belle écriture que Su Tong nous livre là. Et dans le même temps, un regard sur la société chinoise. Un monde dur, cruel, que la Révolution et ses dérives futures vont rendre encore plus incertain, implacable.
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Su Tong est le nom d’auteur d’un écrivain chinois né à Suzhou et vivant à Nankin. Sa véritable identité est Tong Zhonggui. Su Tong fait partie du mouvement néoréaliste de la littérature chinoise contemporaine. Au sein de ce mouvement, il est le représentant du « nouveau roman historique ». Il est l’auteur d’un roman qui a fait son succès international et a été mis en film : « Epouses et concubines ». (D’après Wikipédia). Pour en savoir plus sur l’auteur, voir ==> ICI
[1] On trouvera sur ce site les notes de lectures de nombreux ouvrages qui mettent la femme chinoise au centre du récit :
« Trois sœurs » de BI Feiju – voir ==> ICI
« Tu es une rivière » de Chi LI– voir ==> ICI
« Parlez-moi d’amour » – voir ==> ICI et « Chinoises » de XINRAN – voir ==> ICI
« Le dernier quartier de lune » de CHI Zijian – voir ==> ICI
« La couleur du bonheur » de WEI-WEI – voir ==> ICI
« Shanghai baby » de Zhou WEIHUI – voir ==> ICI
« La cendrillon du canal » de Liu XINWU – voir ==> ICI
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2 Commentaires
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Merci cher Jacques pour ce bel article. Bonnes fêtes !
Bonjour Hocine. Oui, nous aimons tous deux la littérature qui nous vient d’Asie. Qui nous apporte un souffle d’émotion si différent !!!
Amitiés, Jacques