« Trois sœurs » de BI FEIYU (note de lecture). Après « Trois femmes puissantes » de Marie NDiaye, je tombe par hasard sur ce livre d’un auteur chinois que je ne connaissais pas, BI Feiyu. Une découverte pleine d’enseignements et de plaisir !

Dans les deux premiers textes, nous sommes en 1971 dans la Chine rurale. Au sortir des douleurs immenses de la Révolution Culturelle. Et dix ans avant le tournant vers les réformes économiques et l’ouverture gagnante de la Chine sur le monde. L’auteur nous fait partager la vie d’une famille d’un des village du pays parmi des milliers de villages. Le père est le responsable du Parti dans le village. Il va ensuite être déchu. Il a eu sept filles avant qu’un garçon naisse. Enfin ! Trois des sœurs sont les héroïnes de ce récit : Yumi, Yuxiu et Yuyang. Trois femmes qui tentent d’échapper à leur condition de paysannes pauvres. Ecrasées sous le dur travail des champs, les traditions et les cruelles mesquineries qui ponctuent la vie monotone des villages.

Le troisième texte parle de la plus jeune des sœurs Yuyang, et de la vie dans un campus de formation d’enseignants en 1982. Le poids des contraintes de la Révolution culturelle continue de se faire sentir sur la société.

La vie quotidienne dans un village de la Chine rurale

La propagande du pouvoir bat son plein. Les formules continuent d’être répétées, même si la conviction recule. Ainsi, le slogan « combattre l’impérialisme, le révisionnisme et la réaction » est encore proclamé. Le dirigeant du Parti, au niveau local, continue de jouer un rôle majeur dans la société.

Les préceptes de comportement dictées par la propagande en vue de former « l’homme nouveau » se sont répandues dans la société. Imprimant une marque profonde sur les relations sociales. Distillant une méfiance généralisée, séquelle de la Révolution culturelle. Ainsi qu’une obsession sur sa place dans la hiérarchie sociale. Les normes traditionnelles se combinent aux normes révolutionnaires, mettant l’honneur familial en haut des règles à respecter. Leur transgression revient à déshonorer collectivement le groupe familial.

Un village où n’existe que deux patronymes : Wang et Zhang

Deux lignées qui cultivent la haine depuis des siècles, sans que l’on en sache bien la cause. (p 57) « Les deux clans s’étaient jadis affrontés et il y avait même eu des morts. »

L’auteur BI Feiyu nous entraine dans la vie du village. Il restitue, avec un humour subtil et féroce, la teneur des relations sociales au sein des familles et entre les familles. Relations où se mêlent traditions et règles du Parti. Mesquineries, médisances, jalousies font rage. Les codes sociaux sont très rigides, et la vie (et le conflit) se joue en écarts à ces codes. Comment interpeler une voisine : « grande Sœur » ? « Tante » ? Tout écart aux normes fait sens ! Les femmes, jeunes et adultes, pleurent abondement. Mais aussi, les hommes. A la fin du roman, on a lu des litres et des litres de larmes !

Avoir un fils !

La question de la procréation, universelle, est au cœur des interrogations, des angoisses, des femmes et des hommes. Vais-je pouvoir donner un enfant à mon mari ? Et si oui, un garçon ?

Savoir écrire pour être autonome

L’auteur nous donne les yeux, nous entraine dans les pensées de ces villageois et villageoises. Par exemple dans leur rapport au savoir entre jeunes et anciens. (p 48) « Quand elle l’avait raconté à sa grand-mère, [à propos d’une équation écrite par l’institutrice au tableau], celle-ci avait demandé :

  • A quoi sert de passer des heures pour arriver à dire qu’il n’y a rien ?

Yumi avait répondu :

  • Comment ça, il ne reste rien ? Il reste zéro.
  • Alors, zéro, c’est combien ?
  • Zéro, c’est quelque chose. Ça s’appelle un ‘résultat’»

Ou bien, dans l’immense difficulté qu’éprouve Yumi à répondre à une lettre de son prétendant, quand on n’a fait que deux années à l’école. Et que le nombre de signes connu est limité.

(p 54) « Aussi était-il hors de question de mettre sur papier tout ce qu’elle découvrait [dans son cœur]. Il aurait fallu qu’elle connût beaucoup plus de caractères car le stock à sa disposition était trop restreint pour lui permettre d’exprimer ce qu’elle ressentait. D’autre part, elle ne pouvait demander à personne de l’aider car c’eût été gênant. Elle ne pouvait que pleurer. (…) Elle regardait le dictionnaire Xinhua de sa sœur Yuye, mais à quoi bon ? Elle ne savait pas s’en servir. Les caractères qu’elle ne savait pas écrire étaient comme les poissons au fond de l’étang. On a beau savoir qu’ils s’y trouvent, on ne peut pas en choisir un pour l’attraper. »

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Yumi est la première héroïne du roman

C’est la fille ainée de Wang Lianfang, Secrétaire du Parti. Elle entre dans le roman au moment où sa mère vient d’avoir un fils, après la succession des sept filles. Yumi est pleine d’énergie, de force, de résolution. Elle souffre profondément des incartades de son père qui saute sur toutes les jeunes mariées du village, profitant de son statut de cadre du Parti. Yumi manifeste sa colère contre lui en ne lui adressant pas la parole depuis des années.

Comme toutes les jeunes filles du village, elle ne pense qu’à trouver un mari. Mais pas un des jeunes balourds parmi ses voisins. Elle se résout à demander à son père d’en trouver un pour elle. Un homme qui aurait un certain pouvoir, car elle ne veut pas vivre la vie des villageoises courbées sur la terre, ployant sous la palanche. Par ses relations, son père trouve pour elle un prétendant, Peng Guoliang. Il est pilote d’avion dans l’armée. Quel prestige ! ! C’est un parti au-delà des rêves pour Yumi. Mais parviendra-t-elle à gagner son cœur ?

Elle découvre l’amour dans une démarche émouvante

Comme des millions de jeunes femmes avant elle, elle est seule dans cette découverte. L’auteur nous fait partager ses sentiments où se mêlent inquiétude, souffrance et désir de découvrir. Ainsi, l’amour est dans la tête, dans les sentiments. Mais aussi dans le corps. Elle le sent ! Quelle étrangeté ! Et personne à qui parler de tous ces bouleversements !

Yumi noue avec Peng une relation épistolaire. Puis le reçoit dans sa maison

Comment s’approcher ? Quels mots se dire ? Comment se toucher pour la première fois ? Elle sait qu’il doit repartir car sa permission est brève. Yumi et Peng sont aussi maladroits l’un que l’autre. Il y a le désir qui n’a nul besoin de guide. Et les règles de la tradition qui portent autant d’interdits. Elle découvre les plaisirs de son corps. Mais elle ne donnera pas tout ! Elle garde sa virginité intacte pour la lui offrir au moment du mariage.

Le père continue ses incursions dans les lits des jeunes mariées… jusqu’à se faire prendre

Le scandale est public, tout le village est au courant. Son supérieur au Parti ne peut rien pour lui, car, en plus, il a commis une faute irréparable en couchant avec une femme de soldat (p 142). Le père est destitué. Dès lors, Yumi voit son statut reculer dans le village. Surtout, des courriers parviennent au fiancé, Peng. Celui-ci questionne Yumi. Elle est totalement désemparée. Et ne peut écrire qu’une chose, qu’elle l’aime. Peng rompt brutalement. Yumi est perdue.

Mais elle retrouve sa force, plus décidée que jamais à quitter le village après cette humiliation.

Yumi demande à nouveau à son père de lui trouver un mari

Mais sa fille est abaissée. Et lui a perdu son statut de cadre du Parti. Wang Lianfang va néanmoins trouver un haut responsable du Parti âgé, Guo Jiaxing, dont la femme est en phase terminale du cancer. Il sera disponible prochainement. Yumi baisse la tête. Elle accepte.

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Le second chapitre met en scène la troisième fille, Yuxiu

Dans le village, les langues avaient été promptes à qualifier chacune des filles de Wang Lianfang. (p 146) « Yumi avait le sens des responsabilités que devait posséder l’ainée. Yusui était bête. Yuying était obéissante. Yuye était têtue. Yumiao était espiègle. Yuyang était mignonne. Quant à Yuxiu, c’était sans l’ombre d’un doute une séductrice. »

Le viol de Yuxiu, le mariage de Yumi

Un soir, après la destitution du père, Yuxiu a été violée par des villageois, ainsi qu’une de ses petites sœurs. La brigade de cinéma était venue projeter un film en plein air. Les violeurs ont profité de l’obscurité pour commettre leur crimes.

Yumi, la grande sœur, en est profondément affectée. C’est une immense humiliation pour la famille. Qui s’ajoute à celle provoquée par sa rupture avec Peng. C’est ce trop-plein de douleur qui l’a fait accepter sans broncher son mariage avec Guo, vice-président du Comité révolutionnaire de la Commune populaire. Elle l’a épousé dès la mort de la première femme de Guo. Yumi vit maintenant à la ville avec Guo et la fille qu’il a eu de son premier mariage. Elle obtient un poste de vendeuse à la coopérative.

Yuxiu peine à se reconstruire après son viol

Au village, la vie continue. Mais pour la famille de Wang Lianfang depuis sa destitution, les sœurs sentent que leur statut a changé. Un évènement va accroitre la douleur de Yuxiu. Elle peine à effacer le viol qu’elle a subi et qui la « dévalue » à jamais. Au cours d’une dispute avec sa sœur Yusui, celle-ci lui jette à la figure « Tiens, voilà ton corsage ! Tous les hommes te sont passés dessus ! Pot de chambre ! Seau de chiottes ! » (p 156) Ces insultes attisent sa douleur au plus haut point.

C’en est trop

Yuxiu s’échappe du village et débarque sans prévenir à la ville, chez sa sœur Yumi. Celle-ci ne peut que l’accueillir. L’auteur décrit avec une infinie subtilité le jeu de pouvoir qui se déploie entre Yumi, la sœur ainée, épouse d’un haut cadre du Parti, et Yuxiu, jeune sœur rebelle, rompue aux jeux de la séduction… mais qui se sait souillée et humiliée par son viol. Sa vie sera brisée si le crime qu’elle a subi est mis à jour.

La jalousie entre les deux sœurs s’exacerbe

Yumi, en grande sœur responsable, veut soutenir et aider sa cadette Yuxiu afin de consolider la famille. Mais elle veut aussi que sa jeune sœur reconnaisse son ascendant, lui manifeste son respect. C’est en femme dominante qu’elle veut soutenir sa famille à travers Yuxiu.

Celle-ci se rebelle, mais en vain. Elle est obligée de se plier à la volonté de son ainée. Yumi a d’ailleurs élevé son statut : elle est enceinte.

Le fils du mari de Yumi arrive à l’improviste

Guo Zuo est un beau jeune homme, décidé, tranquille. Le comportement de séduction se réveille chez Yuxiu. D’une façon irrépressible. Là encore, l’auteur BI Feiyu démontre sa capacité à nous faire partager l’infinie subtilité des relations qui se tissent entre les deux jeunes, dans leur maladresse.

Des relations prises dans l’étroit filet des normes familiales. Yuxiu est la « tante » du jeune homme qui a quelques années de plus qu’elle. Aussi désemparés l’un que l’autre, ils laissent leur attirance réciproque croitre à n’en pas savoir que faire.

Yumi comprends la situation et tente d’éloigner le jeune homme

Elle lui révèle le poids qui entache Yuxiu. Las ! C’est ce qui va libérer ce qui l’empêchait de toucher la jeune femme. Il l’étreint. Affolée, Yuxiu ne sait que faire. Son désir se réveille, elle consent. Elle se laisse couler dans ce plaisir, dans l’ambiguïté du souvenir du viol. Ils font l’amour. Guo Zuo part le lendemain, sans saluer sa famille, honteux, déboussolé.

Toute à sa propre grossesse, Yumi ne voit pas que sa jeune sœur est enceinte

Yuxiu se retrouve enceinte. Comment est-ce possible ? Les dix hommes qui ont abusé d’elle n’ont rien provoqué. Et ce seul rapport avec Guo Zuo la mettrait enceinte ? En plein déni, elle tente d’effacer ce qui lui arrive. Mais la réalité la rattrape. Son ventre s’arrondit. Elle ne trouve pas de solution. Par deux fois, elle tente d’en finir en faisant quelques pas, la nuit, dans la rivière glacée. Par deux fois elle renonce. Elle se méprise de n’avoir pas le courage de se tuer.

L’auteur nous fait partager avec toute l’humanité possible les affres de ses hésitations. Et puis, tout change quand elle ressent profondément qu’elle est mère d’un petit qui pousse dans son ventre. Yuxiu se laisse aller, elle renonce à lutter. Elle laissera cet enfant vivre.

Yumi la grande sœur reprend les choses en main

Yumi vient d’accoucher d’une fille. Elle est déçue car elle aurait voulu donner un fils à son mari. Mais celui-ci manifeste sa joie. Cette naissance témoigne de sa vigueur de père.

Quand Yumi découvre la grossesse de Yuxiu, elle entre dans une grande fureur. « De qui est cet enfant ? » hurle-t-elle à Yuxiu ? Celle-ci ne réponde pas. La honte s’abattrait-elle encore sur sa famille ? Mais aussi sur celle de son mari, cadre du Parti ?

Elle accompagne sa sœur à l’hôpital. C’est un garçon ! Yumi en est jalouse, mais sa détermination est intacte : Yuxiu doit abandonner son enfant !

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Le troisième chapitre nous fait vivre Yuyang, la dernière des 7 filles de la famille Wang

Il se déroule en 1982, presque 10 ans après les deux premiers. L’auteur nous emmène sur un campus où Yuyang fait des études pour devenir enseignante. Une promotion inespérée pour cette jeune campagnarde.

Des relations sociales difficiles

Lutte pour le pouvoir, pour préserver sa réputation, pour éviter les humiliations… Bi Feiyu déploie toute la finesse de son écriture pour nous faire partager la vie de cette jeune femme peu sûre d’elle, complexée. C’est la dernière des filles de la famille Wang. Celle que la naissance suivante d’un garçon a fait oublier dans la fratrie.

Solitaire, timide, elle se confronte à la dureté des rapports sociaux dans la Chine qui n’est pas débarrassée du lourd appareillage hérité de la Révolution culturelle. Les relations sont sous haute surveillance, et Yuyang va finir par trouver une place dans le campus comme informatrice. Comme délatrice pourrait on dire. Elle s’engouffre dans ce rôle qui lui apporte, enfin, une certaine considération dans le champ social. Mais elle est aussi avide d’amour. Et sur ce terrain, sa maladresse est aussi colossale que son ignorance.

Le langage de la Révolution culturelle

Avec dérision, l’auteur transpose dans son texte le jargon de la propagande quand il traite des relations entre les personnages. Ainsi, de faire l’amour entre époux. (p 383) « Il était persuadé que se mettre au lit [faire la Révolution] n’est pas un dîner de gala. Cela ne se fait pas comme une œuvre littéraire, un dessin ou une broderie. Cela ne peut s’accomplir avec autant d’élégance, de tranquillité et de délicatesse ou avec autant de douceur, d’amabilité, de courtoisie, de retenue et de générosité d’âme. C’est un soulèvement, un acte de violence. » [1]

Les élèves sont pris dans les règles du campus. Suivent-ils fidèlement les consignes de comportement ?

Le contrôle social

Derrière le jargon révolutionnaire, se pose prosaïquement la question du contrôle des relations entre jeunes filles et jeunes hommes dans un établissement de pensionnaires. Mais aussi avec les adultes, concernés par les jeux de pouvoir et de séduction entre eux et avec les élèves.

Les enseignants comme les élèves sont pris dans le formalisme des relations sociales. Les règles de la révolution et celles de la tradition se mêlent en une mixture amère. Où l’extrême pudeur rend les jeunes totalement aveugles sur les émois dans lesquels ils plongent sans s’en rendre compte. Et sans savoir comment se comporter.

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Bi Feiyu, né en 1964 Xianghua dans la province du Jiangsu, est un journaliste et écrivain chinois (Wikipédia). Pour en savoir plus sur l’auteur, voir ==>  ICI

[1] L’auteur cite mot pour mot la définition de la révolution énoncées par Mao Zedong en mars 1927, reprise dans les Citations du président Mao et souvent répétées pendant la Révolution culturelle (note du livre).