« Saison de la migration vers le nord » de Tayeb SALIH (note de lecture). Un roman aussi troublant que captivant. Années 30 du XX° siècle, entre un village reculé du Soudan et Londres. Une histoire forte, singulière. Dénotant l’immense liberté de pensée et d’écriture de l’auteur.
Un dialogue entre deux hommes, par-delà le temps
Un dialogue qui s’affranchit du temps. Mais aussi des frontières de la vie et la mort, entre deux hommes soudanais. L’un est fonctionnaire, originaire d’une famille de notables. C’est lui le narrateur du roman. On l’appellera ainsi dans la suite de cette note de lecture. Il est issu d’un village rural situé sur les berges du Nil. Le fleuve est omniprésent dans la vie des gens. Avec ses crues qui rythment la vie locale. Des crues irrégulières, apportant la fécondité mais aussi la mort pour qui s’y aventure sans précaution.
Le narrateur tire sa force et son équilibre de son enracinement dans le terroir natal
Pris dans les relations denses au sein de sa famille, avec ses amis d’enfance. Il évolue dans ce paysage familier qui le rassure, entre fleuve nourricier et cultures vivrières. Mais aussi dans une société enserrée dans les traditions immuables. Des traditions qui ont fait tenir depuis des siècles ces sociétés paysannes. Le narrateur va se révolter contre la loi implicite qui tient d’une main de fer ces familles. Jusque dans le silence des actes de révolte des individus. Des actes qui n’ont même pas de mots pour se dire. Que l’on tente ainsi d’effacer des mémoires. Car ils sont impossibles à faire rentrer dans le récit de la tradition.
Stratégie coloniale pour fixer les élites locales
L’autre protagoniste, Moustapha Saïd, est un homme surdoué pour les études. Dans un pur schéma colonial, il va être repéré par son instituteur et envoyé à Khartoum aux frais du colonisateur, poursuivre ses études. Accueilli par une bienveillante famille britannique, il sera le premier jeune soudanais à suivre cette voie. De fait, il sera pris dans les stratégies des autorités coloniales qui promouvaient aux postes de responsabilité des sujets brillants provenant des classes inférieures. Une démarche pour briser les relations sociales traditionnelles. Mais aussi pour parier sur la docilité de ces sujets promus par la main du pouvoir dominant. Et assurer la maitrise coloniale sur la société. Le jeune homme réussi ses études au-delà des espoirs de ses instructeurs. Il sera invité à les poursuivre à Londres.
Un affect réduit aux pulsions de domination
Mais cet homme est décrit comme totalement insensible aux affections humaines. Sans doute en raison de la perte de son père dans son jeune âge. Une perte qui l’a conduit à mener avec sa mère un dialogue froid et distant. Arrivé à 12 ans à Khartoum, il connait ses premiers émois avec la femme qui l’accueille et l’héberge. Une Blanche, une anglaise. Une femme qui lui accorde son affection. Une relation qui va sceller ses schémas érotico émotifs, lui le Soudanais Noir.
Le roman décrit alors une vie d’un étudiant à Londres qui brille par ses succès universitaires (il étudie l’économie politique) et ses succès féminins. Qui ne conduiront le jeune homme qu’à d’horribles drames. Follement amoureuses du bel homme du Sud, deux femmes se suicident. Il va tuer une troisième qui avait réussi à le surpasser dans sa pulsion de domination.
Retour au Soudan
Moustapha Saïd revient au Soudan après avoir purgé sa peine en Angleterre. Sans attache avec cette région, il s’établit dans le village du narrateur. Se noue alors une puissante relation construite sur la fascination qu’exerce Moustapha Saïd sur le narrateur. Une fascination faite du mystère de sa vie. Un mystère qu’il dévoile à pas comptés.
Moustapha épouse une femme du village, fille d’un notable, et aura avec elle deux garçons. Il met son intelligence au service du village. Dans des innovations agricoles et hydrauliques. Dans la gouvernance locale… Bref, il introduit avec succès des éléments de modernité dans cette zone reculée. Et puis un jour, il disparaît dans le Nil, lui l’excellent nageur. Noyade ? Suicide ? On ne saura jamais. Quelques jours auparavant, il a confié au narrateur le soin de ses enfants. Au cas où il lui arriverait malheur !
La veuve, une proie pour la tradition ?
Moustapha Saïd laisse ses enfants aux soins du narrateur. Sa femme, Hasna Bint Mahmoud devenue veuve, reste sous l’autorité de son propre père, Mahmoud, comme le veut la tradition. Et comme l’indique le nom qu’on lui donne : Hasna, « fille de Mahmoud ». Celui-ci cède bien volontiers à la demande d’un de ses amis, Wad Rayyes, vieux notable respecté du village. Wad Rayyes veut épouser, à tout prix, cette belle veuve, trentenaire. Il en fait une affaire d’honneur. Il met en jeu sa réputation. Tous les notables le souviennent.
Hasna, une femme qui s’est révélée au contact de son mari
Mais le narrateur se découvre profondément amoureux de cette femme. Par-delà la tutelle sur ses deux garçons que lui a confié le père défunt. Hasna est une femme sortie de sa conditions de villageoise, de fille de notable, soumise. Elle s’est élevée au contact de son mari, instruit, ouvert, dévoué, attentif à sa famille. La sagesse seraient elle advenue avec les années de détention au Royaume Uni ?
Le drame se noue alors
Le narrateur est envoyé par les notables, dont son propre père, vers Hasna la veuve, pour la convaincre d’épouser le vieux Wad. Elle refuse et menace de se tuer si elle y est contrainte.
On imagine la suite
Le mariage a bien lieu. Mais Hasna résiste à son vieux mari. Et met sa menace à exécution. Elle suicide après avoir poignardé et émasculé son mari. Comment dire ce drame dans le langage et les représentations des villageois ? Aucun mot ne le peut. La femme sera enterrée de nuit, en cachette.
Le narrateur explose de désespoir. Il n’a pas osé demander sa main à cette femme rebelle. Mais il ne peut se soumettre à la pesanteur du comportements des notables du village. Les femmes sont à leur disposition. Elles ne peuvent prétendre à aucune volonté propre.
Un roman sur l’émergence de l’individu
Comme jadis Naguib Mahfouz et Sonallah Ibrahim. Comme, plus récemment, Alaa El Aswany, Mohamed Berrada…, les grands auteurs arabes tentent depuis des décennies de soulever l’énorme pierre qui pèse sur l’émergence de l’individu dans le monde arabe. Une émergence irrésistible, conduite par l’éducation moderne de masse, l’urbanisation, l’accès à Internet.
Le poids d’une pierre où se mêlent traditions et religion
Pour enfermer les sociétés et les individus dans un monde où les mots pour le penser sont exclus, interdits. Et parfois, des mots qui n’existent pas vraiment. L’emprunt de ces mots « qui n’existent pas » aux langues dominantes (français, anglais notamment) charrient alors tous les suspicions d’ingérence du Nord sur le Sud. La boucle est bouclée, la pierre maintenue fermement.
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Sur les auteurs cités, voir les Notes de lecture :
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