« Mémoires de paille et de soie » de SAGA Junichi (note de lecture) [1]. L’auteur nous offre ici un panorama détaillé et sensible de la vie au Japon au début du XX° siècle. Un tableau construit à partir de témoignages de personnes ayant vécu cette période dans leur jeunesse. Des paroles qu’un médecin de la région a recueillies dans les années 1980 parmi ses patients.
Un aspect dominant ressort de tous ces récits
C’est l’importance du travail. La peine à la tâche. La valorisation de l’ouvrage bien fait. Ce sont les couches populaires qui sont prises massivement dans ce rude effort. Nous sommes après le Meiji, le décollage économique est à ce prix. Et le pays a vaincu militairement en 1905 une puissance perçue comme occidentale, la Russie. Une immense fierté s’est répandue dans la population.
Après l’effort, le réconfort avec le saké et le passage au bordel pour les hommes qui tous peinent au travail. Les témoins ne se préoccupent pas du réconfort des femmes. On pourra aller voir l’album de photos sur le « travail en images » dans le monde ==> ICI
Tous les aspects de la vie sociale et matérielle sont ici évoqués
Des évocations à travers les témoignages de personnes ayant vécu dans la région de Tsuchiura, au bord du lac Kasumigaura [2]. Un lac très poissonneux qui fournissait la principale richesse de cette province rurale. Nous sommes à une soixantaine de kilomètres au Nord-Est de Tokyo.
Dans les « Mémoires de paille et de soie », les témoins nous parlent des profondes transformations du paysage. Ainsi, le Lac Kasumigaura a vu son accès à la mer coupé par des écluses. Les rivières qui s’y déversent ont été le plus souvent canalisées et transformées en route ou autoroute. Ces infrastructures ont rendu impossible la circulation des poissons entre eau salée et eau douce, modifiant ainsi tout l’écosystème de la région. Une région à l’origine très rurale, tournée vers la pêche et la culture du riz.
Transformation des paysages, mais aussi les transformations dans les relations sociales et les conditions matérielles de la vie quotidienne.
De paille et de soie
Dans cet ouvrage, Saga Junichi nous parle en effet des classes populaires dans la paille tandis que les anciens féodaux et les riches commerçants vivaient dans la soie. Manteaux et chaussures de paille pour les premiers. Kimonos de soie pour les seconds.
Une importante étape dans la réduction des privilèges féodaux avait amorcé en 1868 la révolution industrielle et une certaine égalité des droits. Signes de l’émergence d’un monde en rupture avec l’ordre séculaire.
Paysans, pêcheurs, charretiers, geishas, commerçants, artisans, gangsters, sage femmes… puisent dans leur mémoire pour restituer leur enfance
Touche par touche, ils composent le tableau d’un Japon qui a certes amorcé sa transition vers la modernité [3], mais qui garde, dans ses régions rurales, des modes de vie encore largement pris dans les régulations anciennes. Ces régulations sont associées aux conditions matérielles de l’époque : transports en charrette à cheval, bateaux à voile, éclairage à la lampe à pétrole… Un enfant capture des lucioles qu’il enferme dans un sac en papier pour s’éclairer, le soir, alors qu’il est penché sur ses devoirs d’école.
Et les témoins nous racontent leur découverte des nouveaux outils de la modernité. Le train, le bateau à vapeur, l’électricité…
La dureté de la vie dans le Japon ancien
Comme partout dans le monde, la période prémoderne se caractérise par une grande rudesse des conditions de vie et de travail. Le froid, la pluie, la faim, la fatigue, la douleur forment le lot quotidien des hommes et des femmes des couches populaires. Paysans et pêcheurs notamment vivaient dans un monde que nous qualifierions, aujourd’hui, de terriblement éprouvant physiquement.
Avec un très fort engagement dans le travail
Les hommes et les femmes décrivent avec précision leur travail, les techniques employées. Leurs réussites, leurs échecs…. Un vrai intérêt pour le travail se dégage du texte. Menuisiers, couvreurs de chaume, charretier dans son rapport au cheval, pêcheur, geishas, cuisinières, fabriquant de charbon de bois, de tatamis, de biscuits, de tofu…
L’ancien fabriquant de socques en bois de paulownia est fier de nous parler des arbres qu’il allait chercher dans le nord du Japon pour alimenter la fabrique de son père…
Nous avons là des récits sur le travail productif pour arracher à la nature les poissons et les céréales. Des récoltes qu’il fallait partager avec les propriétaires. Mais aussi au sein des famille, où les enfants, très tôt, sont mobilisés dans la vie domestique.
De paille. Ce travail mobilisait une très forte endurance à la douleur, à la fatigue
Hommes et femmes étaient durs à la peine. Faire à bicyclette 160 kilomètres dans la journée avec un lourd chargement de poulets était courant. De même livrer du tofu à pied sur un circuit quotidien de 40 kilomètres. Les hommes et les femmes travaillaient souvent nus, dans l’eau des rizières ou dans celle du lac pour la pêche.
Les enfants travaillaient très tôt et très intensément. A douze ans, la fillette porte sur son dos un sac de 40 kg de riz pour le livrer au fabriquant de biscuits. Une autre se lève à 5 heures du matin pour faire le ménage dans la maison, son petit frère attaché sur le dos.
Mais l’évocation de leur jeunesse fait voir aussi les jeux des enfants. Dans l’eau du lac, à la pêche avec des moyens de fortune. Aux champs. Dans des jeux dangereux avec de la poudre à canon…
Une grande précarité alimentaire
La faim et la peur de la faim sont permanentes dans les couches travailleuses [4]. Avec une nourriture très peu variée. Largement centrée sur le riz et l’orge. La femme qui accouche a une forte hémorragie due à cette alimentation très peu diversifiée.
Les familles dans la précarité alimentaire extrême ou dans l’impossibilité de rembourser un prêt contracté pour se nourrir pouvaient vendre leur fille à une maison de geishas. Voir à un bordel dans le « quartier réservé ». Ou même supprimer un bébé à sa naissance.
Une subsistance difficile cependant ponctuée de festins quand le patron ou le riche commerçant régalait sans compter ses sujets, ses clients. Les gens s’en donnaient alors à cœur joie. Et les hommes travailleurs se donnaient, à l’occasion, accès aux quartiers réservés.
De soie. Le luxe des classes dirigeantes
Les témoignages recueillis dans l’ouvrage relatent les formes de vie que les élites de l’époque pratiquaient. Dans un raffinement qu’entretenaient les geishas. Pour le prestige et le plaisir, celles-ci accompagnaient, en grand appareil, les riches commerçants dans leurs agapes et leurs balades hors de la maison familiale.
La présence de la domesticité, des relations avec les hommes qui maitrisaient les chevaux pour les transports, entrainaient cependant une certaine proximité des riches élites avec les gens du peuple. Mais ceux-ci devaient se prosterner devant leur maitre.
Les officiers supérieurs fréquentaient également les geishas. Le rituel des repas servis par ces dames s’effectuait dans le strict respect des hiérarchies. Celles de l’armée. Comme celle des geishas. Les militaires de rang inférieur, quant à eux, allaient se divertir au quartier réservé, autre ment dit, au bordel (c’est ce terme qui est utilisé dans la traduction en français).
La banalité de l’accès aux prostituées
Tous décrivent l’existence de ces « quartiers réservés » y compris dans les plus petites villes du pays. Leur fréquentation par les hommes de toutes les origines sociales est présentée comme banale.
La plupart des témoignages se terminent par un questionnement de la modernité. A-t-elle apporté une amélioration ?
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[1] Voir aussi la note de lecture des Mémoires d’un yakuza du même auteur ==> ICI
[2] Le lac Kasumigaura (霞ヶ浦) est le second plus grand lac du Japon. Le lac reçoit les eaux des rivières Naka et Sakura ainsi que d’une trentaine d’autres rivières plus petites. Sa profondeur moyenne est de 4 m. Le lac se trouve à une altitude égale au niveau de la mer. Il couvre une surface de 220 km2 (d’après Wikipédia). Pour en savoir plus, voir ==> ICI
[3] L’ère Meiji (明治時代) est la période historique du Japon entre 1868 et 1912. Cette période symbolise la fin de la politique d’isolement volontaire appelée sakoku et le début d’une politique de modernisation du Japon. L’ère Meiji se caractérise par un basculement du système féodal vers un système à l’occidentale. Ce bouleversement social, politique et culturel déboucha sur diverses avancées dans les domaines de l’industrie, de l’économie, de l’agriculture et en matière d’échanges commerciaux (d’après Wikipedia). Pour en savoir plus, voir ==> ICI
Origine du terme Meiji : L’empereur Mutsuhito (睦仁) prit à l’occasion de son accession au trône le nom posthume de Meiji (明治) qui signifie « gouvernement éclairé » (composé de « lumière/clarté » (明) et « gouvernement » (治). On fait le lien avec le « despotisme éclairé », doctrine politique issue des idées des philosophes du XVIIIᵉ siècle, qui combine force déterminée et volonté progressiste. Voir sur ce sujet ==> ICI
[4] On retrouve également la faim et l’obsession à se nourrir dans la littérature chinoise. Voir notamment le roman « Brothers » ==> ICI