« Martin Eden » de Jack LONDON (note de lecture). Un livre sur l’ascension sociale et les fractures de classe dans l’Amérique des années 1900. Une Amérique aux élites pétries de conventions et de rigidités culturelles et sociales. Un livre aussi sur l’amour, la littérature, l’ambition, la volonté. Une description sans fard de l’exploitation par le travail, de la pauvreté, de la faim… Un témoignage des débats confus qui ont accompagné l’émergence de l’idée socialiste dans le monde occidental au tournant du XX° siècle. La question non tranchée du racisme à la racine de l’élaboration de la pensée progressiste. On entend, dans le récit, l’auteur, Jack London, parler de sa propre trajectoire !

Martin Eden, jeune marin de 20 ans, a bourlingué plusieurs années dans les mers du Pacifique Sud

Nous sommes dans les premières années du XX° siècle aux Etats Unis, sur la côte Ouest. Martin est un jeune homme rustre, plein de vitalité, d’énergie et de courage. A la suite d’un évènement fortuit, il débarque dans une famille bourgeoise de San Francisco. Une famille pétrie de règles, de respect des conventions sociales. De conscience tranquille de sa supériorité de classe. Pétrie aussi de culture conformiste, dans la distinction, le raffinement. On parle bas, on n’élève jamais la voix, on maitrise ses émotions dans ce monde-là.

Martin est fasciné par cette découverte au centre de laquelle il place Ruth

Elle est la jeune fille de la famille Morse dans laquelle il arrive. Une jeune fille délicate, cultivée, imprégnée de la culture et du mode de vie de son milieu.

Un long passage au début du roman décrit la fascination de Martin pour ce monde insoupçonné. Un univers en rupture radicale avec celui dans lequel il a vécu comme matelot. Lui connait la vie des mers du Sud, la force de l’Océan et ses colères, la navigation à voile… Il a fréquenté les ports, les femmes, l’alcool, les bagarres, la violence. Son langage est cru et sommaire. Ses émotions à fleur de peau.

« Martin Eden » de Jack LONDON Couverture du livre

Sa force physique et son énergie, il décide de les tourner vers cet autre monde auquel il veut accéder

C’est la littérature qui le fascine. Il veut devenir écrivain. Il se lance alors dans un gigantesque effort pour « rattraper » son retard et rejoindre cette classe. Par la connaissance, par la culture. Il renonce à l’alcool. Puis au tabac. Il se jette dans la lecture désordonnée d’ouvrages de toutes les disciplines.

D’emblée, il est tombé amoureux de Ruth, et c’est ce sentiment qui lui sert de stimulant pour étudier, étudier… Ruth accepte de lui servir de guide dans le gigantesque océan de la connaissance… et dans celui des conventions sociales.

Martin Eden apprend vite

Il est doté d’une immense énergie et d’un esprit agile qui va lui permettre de pénétrer rapidement dans ces univers du savoir. Littérature, mathématique, physique, sociologie, philosophie, sciences politiques… rien ne le rebute. Il se lance à corps perdu dans ces apprentissages. Il ne dort que 5 heures par nuit.

Ruth l’attire irrésistiblement. De son coté, Ruth est sensible à l’énergie, la force qui se dégagent de Martin, même si elle est révulsée par son mode de vie antérieur. Loin de ses repères, elle est attirée irrésistiblement par ce jeune mâle intrépide, vigoureux, puissant, intelligeant. Si étranger à son univers. Une découverte mutuelle par l’amour qui s’instille dans les deux cœurs.

L’amour de Martin n’est pas aveugle !

Martin se laisse accompagner par Ruth dans ces apprentissages. Mais très vite il se forge sa propre approche. Il est conscient du caractère superficiel de la culture bourgeoise, qui sert surtout de faire valoir de classe. Lui veut aller au fond. Il se questionne, questionne le monde et les idées toutes faites qu’il découvre à mesure qu’il avance dans la connaissance de ces gens « de la haute ». Les divergences avec Ruth ne ternissent pas son amour pour elle.

Ruth cherche à l’orienter vers des études classiques

Son père, avocat, pourrait le recruter dans son étude. Mais Martin s’obstine à vouloir écrire. Il écrit, écrit, et envoie ses nouvelles, ses poèmes, ses récits à des dizaines de revues sensées rémunérer son travail d’écrivain.

Las, rien ne vient. On lui retourne ses manuscrits avec des lettres-type de rejet poli. Pourquoi ne reconnait-on pas son talent ? Lui qui veut raconter la réalité, non pas les rêveries factices et conventionnelles avec une « fin heureuse ». Ruth elle-même, qui a étudié la littérature à l’université, est sceptique à la lecture de ces textes.

Martin ne se décourage pas. Il continue de suivre son étoile d’écrivain, de poète. Il continue d’écrire…

Le travail abrutissant dans une blanchisserie

A bout de ressources, il se laisse embaucher dans la blanchisserie d’un hôtel de luxe. Les cadences sont terrible. Dans la chaleur, la moiteur, qui se dégagent des machines, il passe des heures à empeser les montagnes de délicats sous-vêtements de ces messieurs et dames qui se prélassent dans le luxe et l’oisiveté. De tôt le matin jusqu’à tard le soir.

Martin n’a plus le temps de lire, encore moins d’écrire. Il est littéralement abruti par le travail, par l’exploitation sans retenue que le patron de l’hôtel leur impose. Et c’est cet abrutissement par le travail qui le fait flancher, parfois, dans l’alcool, le samedi soir après la paye.

C’est, pour Jack London, l’abrutissement au travail qui pousse à l’alcoolisme. Renversant ainsi le discours moralisateur et culpabilisant de la bourgeoisie sur les pauvres et leur débauche.

Dans « Martin Eden », Jack London nous parle avec un terrible réalisme des conditions sociales des classes laborieuses dans l’Amérique à l’aube de son triomphe mondial

Il nous parle de la pauvreté, de la faim, des privations. Des dettes qui s’accumulent auprès de la logeuse, de l’épicier, du boulanger… Des semaines à ne manger que des pommes de terre. Du manteau qu’on amène au préteur à gage. Puis c’est la bicyclette, la montre… contre quelques dollars qui vont permettre… de rembourser une partie de ses dettes. Et permettre de continuer à s’endetter. Et il y a la machine à écrire qu’il a loué. Qui lui coûte chaque mois…

Dans cette écriture, on sent que Jack London nous parle de lui. La trajectoire de Martin Eden est bien la sienne ! Et sa volonté de devenir un écrivain reconnu, qui vit de son écriture, est si sensiblement décrite qu’elle ne peut provenir que d’une projection personnelle !

Une réelle confusion politique

Il étale dans son roman une forte incohérence quant à sa position idéologique. Nous sommes dans les années où l’idée socialiste prend corps dans les pays industrialisés de l’époque, au cours de débats et confrontations intellectuelles et politiques d’une grande intensité. Avec des épisodes violents au sein du camp progressiste, comme la Guerre d’Espagne le montrera quelques années après.

Socialistes utopiques, marxistes, anarchistes, socialdémocrates se déchirent. Ils se confrontent aux thèses évolutionnistes de Darwin. Thèses que le philosophe anglais Herbert Spencer étendra de la biologie aux sciences sociales [1]. Martin Eden / Jack London est fasciné par les thèses de Spencer. Y compris dans leur dimension raciste. Le racisme est présent, tranquillement, dans ses positions « progressistes ». Un racisme fondé sur l’idée de la supériorité des blancs occidentaux sur les autres races. Une version américaine de la position de Jules Ferry, grand acteur colonial pour le compte de la France, au nom de la supériorité des Lumières sur les autres valeurs dans le monde.

Jack London, par la voix de Martin Eden, est fasciné par ce monde qu’il découvre

Un monde d’intellectuels et d’ouvriers, aux paroles enflammées dans les salles enfumées des quartiers populaires. Il parle avec bienveillance de ces couches sociales dont il vient. On sent sa révolte. Mais il affiche une totale répulsion vis-à-vis de ce que l’on appelle alors « les socialistes » tout en revendiquant son attitude rebelle vis-à-vis des élites bourgeoises… Il proclame et revendique son individualisme radical dans une posture insoumise teintée de romantisme. Dans ce méli-mélo idéologique, Martin Eden / Jack London affiche son mépris pour les faibles, sa vénération pour les forts dans les rangs desquels il se range. Il habille cela de fragiles références à Nietzche. Une tension qui traverse tout le roman.

Le roman « Martin Eden » de Jack London constitue un témoignage de ce bouillonnement

Une manifestation des tâtonnements à la naissance du mouvement progressiste qui traversera le monde occidental et se répandra dans le monde entier au cours du XX° siècle. Une période d’éblouissements, d’ouverture, d’engagements sincères. Mais aussi de contradictions violentes quant à la reconnaissance de l’altérité [2]… Avant que cet immense espoir (entaché de racisme) ne s’effondre à la fin du siècle avec la chute de sa cruelle caricature, le « communisme » soviétique.

Ruth a fini par écouter son désir

Reprenons le fil du roman. Ruth avoue son amour pour Martin. Celui-ci lui dévoile ses sentiments. Ils décident de se fiancer. Les parents de Ruth sont effondrés. Ils vont tout faire pour détourner Ruth de cette perspective. C’est, pour eux, une mésalliance assurée ! Comment prendre pour gendre un homme rustre, au passé voué à l’immoralité d’une vie de marin, pleine de violence et de sexe ! Et, de plus, un homme qui ne s’occupe pas de trouver un emploi stable, apte à soutenir la création d’une famille !

Premiers timides succès littéraires pour Martin

Il reçoit quelques chèques pour ses nouvelles. Mais d’une façon irrégulière et parcimonieuse. Parfois, il se fait gruger par les directeurs de revues. Il mène une vie hachée, entre petits succès et grandes périodes de vaches maigres où la faim le reprend. Rien ne le décourage. D’autant que son amour pour Ruth est désormais partagé, affiché.

Rupture avec Ruth dans une immense confusion idéologique

Mais Martin Eden reste indomptable. Sa passion pour l’écriture ne faiblit pas. Il s’y consacre nuit et jour, au grand désespoir de Ruth pour qui ce n’est pas une activité sur laquelle on peut bâtir un couple stable. Lui ne doute jamais de son génie littéraire !

Au cours d’un diner dans la famille Morse, Martin agresse un notable de la ville d’Oakland sur ses positions politiques. Il le fait tout en proclamant sa haine des socialistes. Pour lui, les politiques sociales prônées par eux freinent la sélection des plus forts et maintiennent dans la misère les pauvres, les incapables, les déclassés… milieu dont il cherche à toute force à s’éloigner !

Présenté comme « socialiste », lui qui les hait !

Pour être intervenu avec fougue et brio dans un débat au sein du mouvement progressiste de San Francisco, il est catalogué comme socialiste dans la presse. Martin en est offusqué. C’est tout à l’opposé de ces idées. Mais le mal est fait. C’est le prétexte dont se saisissent les parents pour exiger de Ruth qu’elle rompe avec celui que sa famille considère comme un dangereux agitateur. De plus, un homme incapable de s’engager dans un travail rémunérateur pour fonder un foyer.

Ruth le quitte. Martin est effondré. Mais il reste sur ses positions : jamais il ne se pliera à ces conventions pour devenir bureaucrate, comptable ou commerçant.

Brusquement, tout change

Un de ses écrit fait l’objet d’une fracassante controverse qui déclenche un succès foudroyant. La position de refus des éditeurs auxquels il a envoyé des mois durant des dizaines de textes s’inverse totalement. Ses ouvrages s’arrachent par milliers, son audience fait boule de neige.

L’argent coule à flot. Il commence par marquer sa gratitude envers sa sœur Gertrude et sa logeuse Maria. Elles seules l’ont soutenu dans ses périodes de misère.

Mais ce qui animait sa vie a disparu

Son amour pour Ruth n’est plus. Il arrête d’écrire. Il passe désormais son temps à gérer ses fructueuses relations avec les directeurs des revues et les éditeurs qui lui font des ponts d’or pour avoir ses écrits. Son projet est désormais de repartir sur la mer. D’acheter 4000 hectares dans une île et de passer son temps à la chasse. De retrouver le plaisir de franchir la barre de corail sur la plus haute vague au péril de fracasser sa pirogue. De retrouver des amis de là-bas, à la peau brune.

Il s’enfonce dans la dépression…

Mais une idée commence à le tarauder. Il est persuadé que son œuvre est terminée. Cette terrible pensée l’obsède, le déprime profondément. Il ne trouve en lui aucune volonté pour se remettre à écrire.

Progressivement, tout lui parait vain. Il maintient, dans son for intérieur, ses positions. Mais il ne les exprime plus. Il ne fait plus de scandale dans les cercles bourgeois où il se fait désormais inviter. Ces cercles dont il était exclu quand il avait le ventre vide, les joues creuses et les vêtements râpés.

Le père de Ruth, qui l’avait rejeté, le rencontre et l’invite. Martin ne refuse même pas. Il élude en une réponse vague cette invitation qui l’aurait comblé quelques mois auparavant.

Ruth elle-même vient le voir

Elle pousse son audace jusqu’à venir le voir dans la chambre du grand l’hôtel où il loge désormais. Elle le supplie de renouer la relation et se jette dans ses bras. Martin a, au mieux, un peu de compassion pour la peine que Ruth lui manifeste. Mais il reste de marbre et la raccompagne tranquillement chez elle. Il saisit confusément qu’il n’a aimé qu’une image, une projection.

Il est de plus en plus seul, isolé dans son inactivité

Un de ses rares amis, aussi radical que lui dans le champ littéraire, s’est suicidé quelques semaines avant.

Lui qui s’était imposé un rythme imposant de lecture et d’écriture pour se hisser par la culture dans la classe des riches, ne trouve plus rien à faire. Il ne dormait que cinq heures par nuit. Désormais, il dort plus qu’il ne faut. Le reste du temps, il vaque, inutile à lui-même, sans but précis.

Il embarque dans un paquebot pour les mers du Sud Pacifique

C’est l’invité d’honneur. Il dîne à la droite du capitaine. Mais rien ne parvient à réveiller sa vitalité, son énergie, sa volonté. Il ne fait rien de ses journées. Que rester allongé sur son transat, à somnoler ou à dormir inlassablement. Rien n’éveille en lui du désir. Il s’enfonce dans la dépression. Aucune lecture ne parvient à troubler son ennui.

Un poème…

Il s’efforce à lire de la poésie. Mais ne parvient pas à dépasser les premières strophes. Un poème attire cependant son attention. Il y trouve ses vers :

Nous avons trop aimé la vie,

Trop espéré et trop craint,

Pour ne pas d’un mot remercier les dieux

(Quelque nom qu’on leur donne)

Que la vie ne soit pas éternelle,

Que les morts ne remontent jamais …

Martin Eden y trouve la sortie à sa profonde dépression : la mort comme solution. Là, à porté de main.

Il ouvre le hublot de sa cabine et se laisse glisser dans l’océan. Cette mer qu’il a si bien connue. Là d’où Les morts ne remontent jamais. Tandis que le bateau s’éloigne.

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[Emotion, tristesse… J’ai retrouvé ce livre en avril 2022, au cours du jeûne du mois de Ramadan, en explorant la bibliothèque que j’ai dans ma maison de Mouassine, médina de Marrakech. Emotion : une dédicace d’Evelyne T. : « Pour toi, Jacques, avec toute ma tendresse ». Pas de date. Evelyne, grande et fidèle amie depuis les années 1980, nous a quitté en 2020. Emotion et tristesse.]

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Jack London, né en 1876 à San Francisco et mort en 1916 à Glen Ellen, Californie, est un écrivain américain dont les thèmes de prédilection sont l’aventure et la nature sauvage. Après la parution de son roman Martin Eden, autobiographie à peine déguisée, en 1909, les hypothèses couraient sur son suicide. Mais son médecin a confirmé la mort par empoisonnement du sang.

Un peu avant sa mort, il découvre l’illégitimité de sa naissance, et en restera bouleversé. Il devient blanchisseur, puis chercheur d’or dans le Klondike, une rivière canadienne d’où il rapportera quatre grammes d’or et demi et le scorbut. (…) Wikipédia.

Pour en savoir plus, sur l’auteur, voir ==> ICI

[1] Herbert Spencer, né en 1820 à Derby et mort en 1903 à Brighton, est un philosophe et sociologue anglais. Son nom est associé à l’application des théories de Charles Darwin à la sociologie, et donc au darwinisme social. Il popularise par ses publications l’idée d’évolution et de survie des plus aptes (survival of the fittest) – Pour en savoir plus sur Spencer, voir ==> ICI

[2] Cette contradiction, qui conduit au racisme, sera une des causes de l’effondrement du mouvement progressiste occidental. Notamment après que la mondialisation a fait émerger d’autres puissances non occidentales sur la planète à partir de la fin du XX° siècle. Voir à ce sujet « Nous avons perdu » ==> ICI