« Lisière » de Kapka KASSSABOVA (note de lecture). Le récit d’un voyage de deux ans écrit par l’auteure qui retourne à son pays natal, la Bulgarie, après 25 ans d’exil. Un retour dans les confins du Sud, près de la frontière avec la Turquie et la Grèce. Des montagnes pleines de mystère, d’Histoire millénaire, de voies romaines enfouies, de légendes, de trésors, de mines abandonnées (pourquoi ?), de sources d’eau claire aux vertus troubles, de mythes tenaces, d’histoires surnaturelles…
Une zone interdite sous le régime communiste. Lieu des tentatives de fuite vers l’Ouest. Une zone qui comportait donc une portion du « Rideau de fer ». Autrement dit, de la frontière entre l’Est et l’Ouest. Une région qui voit passer aujourd’hui, en sens inverse, des réfugiés venant des zones de guerre du Proche Orient, d’Afrique, d’Asie.
« Lisière », un récit de voyage fait de rencontres sur un lieu de frontière
Kapka Kassabova nous fait découvrir ce territoire au travers de personnages qui y vivent ou qui y ont vécu. Ce territoire morcelé, de multiples fois dominé, « parle » par leur bouche. Des récits marqués au fer brulant de la frontière. Toute proche. Porteuse de tous les dangers durant la Guerre Froide. Là où la bureaucratie communiste envoyait ses gardes-frontières avec mission de tirer à vue. Les corps étaient enterrés dans la forêt, faisant disparaitre l’identité même des personnes qui avaient voulu fuir leur pays.
Des espions circulaient plus ou moins discrètement dans la région. Mais qui l’est et qui ne l’est pas ? Rien n’est écrit sur la figure de ces spécialistes de la dissimulation !
Barbelés et Stasi
Cette frontière était particulièrement prisée par les Allemands de l’Est qui voulaient fuir leur pays. Eux qui redoutaient l’efficacité du Mur de Berlin perçu comme infranchissable. Ils pensaient que la fuite était plus facile en prenant le chemin des forêts du Sud Bulgare. La Stasi Est-Allemande travaillait en étroite collaboration avec les services secrets Bulgares. Des témoignages nous racontent ces tristes histoires…
Le lieu des pérégrinations de l’auteure est la Thrace
Un territoire avec une forte identité historique, géographique. Qui s’est trouvé à de multiples reprises dans l’Histoire « à cheval » entre plusieurs territoires. Un territoire découpé par des frontières qui en a fait un confins. Une lisière de part et d’autre du « Rideau de Fer » [1]. Une région témoin d’une grande et peu connue civilisation antique. Celle des Thraces.
Un peu de géographie
Cet espace couvre le Sud-Est de la Bulgarie, la partie européenne de la Turquie à l’Ouest du Bosphore et l’extrême Est de la Grèce [2]. Des lieux où la division, le choc des empires, les conflits, les déportations ont été permanents. Romain, Byzantin, Ottoman, Nazi, Soviétique… pour ne citer que les empires les plus connus. Une région montagneuse. Sombre. Prenant le nom de Strandja. Un nom qui, en Français, résonne déjà comme une invite à l’étrange [3].
Photo par RosarioVanTulpe — based on the map Balkan_topo_de.jpg whitch bases on the map Balkan topo blank.jpg, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=2770101
Le surnaturel, le mystère… et le business
Montagnes aux forêts sombres. Vestiges archéologiques (Thraces, Grecs, Romains… sans parler des traces préhistoriques). Grottes profondes et inquiétantes. Mines de cuivre exploitées depuis l’Antiquité. Gisements d’uranium (?)…
Et bien sûr des histoires de trésors. Au travers des mythes locaux ou dans les rumeurs des fouilles des pilleurs de trésor, de tombes… Avec le marché noir organisé, prenant Vienne comme place de marché. La nomenclature communiste utilisait son pouvoir pour récupérer les pièces antiques et pour les vendre. Et enfin, contrôler les accès aux sites… Un vrai business !
Des boules de feu sillonnent le ciel les soirs d’orage, en suivant les cours d’eau. Légende ? Racontars ? Les habitants y croient dur comme fer ! Kapta Kassabova se demande même si elle n’en a pas vue, une nuit, de sa fenêtre.
On passe la frontière, direction Edirne en Turquie
Et nous apprenons qu’en 1989, près de 350.000 Bulgares de culture musulmane ont été poussés à quitter le pays. Chassés en direction de la Turquie. Avec une campagne de haine portée par une propagande nationaliste organisée par le pouvoir aux abois. Nous sommes à un an de l’effondrement de l’empire soviétique. La nomenclature bulgare au pouvoir sent le danger. Quoi de mieux qu’une opération de diversion désignant un ennemi intérieur pour souder la société autour du pouvoir ?
La manœuvre a commencé par l’obligation des Bulgares d’origine turque à changer de nom. Pour adopter un nom à consonnance bulgare. Cette obligation s’est accompagnée de mesures d’humiliation : un véritable racisme d’Etat s’est institué, qu’une partie de la population a soutenu et amplifié [4].
Un îlot de sérénité ?
Et dans cette région du monde réputée pour ses identités meurtrières, des Bulgares musulmans refoulés en Turquie partagent avec des chrétiens orthodoxes la joie de la Fête de Pâques, dans l’église. Tranquillement, comme une évidence.
(p 261) « Komshulak : Voisinage, esprit de bon voisinage. Le fait de vivre en paix les uns à côté des autres. Dérivé du mot turc pour voisin, komşu. »
Les réfugiés !
Nous sommes dans les années 2010. Les révoltes ont mis la région arabe en ébullition. Et déchainé la répression, particulièrement en Syrie. Dans la zone que visite l’auteure, tout un monde se forme de part et d’autre de la frontière. Des personnes aux abois veulent très fortement « quelque chose » : passer de l’autre côté. C’est la « demande ». Se forme, comme par génération spontanée, « l’offre » correspondante. Les passeurs sont là ! Avec leurs promesses. Leurs menaces. Leurs exigences en liasses de billets noués par un élastique. Le réfugié ne connait pas le pays, ni sa langue. Comment savoir si les promesses du passeur seront suivies d’effet ?
Comment se retrouver dans ce labyrinthe de montagnes, de forêts et de mensonges. Le réfugié pense qu’il a été mené à bon port. « Grèce ? Grèce ? » demande t il. « Turquie ! Turquie ! » s’entend il répondre ! C’est l’échec !
Des plans se trament dans l’arrière-salle d’un café
Les hommes sont graves : c’est le « marché du passage ». Tout se joue dans les détails qui prennent une importance capitale. Quand faudra-t-il lâcher la liasse de dollars si durement acquise, se demande l’homme qui veut passer de l’autre côté avec femme et enfants ? Comment savoir qu’on a vraiment passé la frontière ?
Kapta Kassabova qui a connu, enfant, les sombres calculs des passeurs de frontière qui aidaient les Allemands de l’Est à fuir leur pays, regarde l’histoire se répéter. Mais les flux se sont inversés dans ce que l’auteure appelle les « couloirs ». Les personnes viennent des régions en guerre, principalement de Syrie, d’Afghanistan. Elles veulent rejoindre l’Europe où elles vont chercher la sécurité (d’abord), l’éducation pour les enfants, et un emploi.
Et les masses d’argent mises en jeu et potentiellement perdues sur ce nouveau marché sont désormais au centre du sujet. Avant, c’était la répression et le risque de mort qui constituait le point central du problème.
« La porte dérobée de l’Europe »
Dans les deux cas, cette région « lisière » demeure « la porte dérobée de l’Europe » selon la belle expression de l’auteure, si parlante.
Le chapitre où elle évoque ses moments partagés dans la famille kurde est l’un des plus poignant. La famille attend, dans une ville turque, les papiers reconnaissant leur statut de réfugiés pour entrer en Bulgarie (donc en Europe). Kapta Kassabova se souvient, adolescente, de l’attente de sa famille d’un visa pour le Royaume Uni. Elle a été, elle aussi, dans cette attente devant le mur froid de l’Europe forteresse. (p 325) « Je me revis dans notre appartement de Sofia, pendant le pire hiver que notre famille ait jamais connu. Un hiver à vous glacer l’âme, passé à attendre nos visas pour émigrer en 1991. »
Parler avec des réfugiés, parler des réfugiés
L’auteure écrit des phrases décisives pour parler des réfugiés. (320) : « Et tandis qu’ils attendaient qu’on leur délivre des papiers, leurs vies passées gisaient derrière eux, en miettes. Mais ils n’avaient pas le loisir de les pleurer, assaillis par un autre problème plus pressant : leur nouvelle vie ne pouvait pas commencer. »
La famille kurde fait partie des « privilégiés » parmi les réfugiés. Elle a pu vendre sa maison au Kurdistan. Le père raconte sa lutte d’avant, contre Saddam Hussein, dans le froid des montagnes. Il montre à l’auteur des photos de ses frères, de ses amis. « Tous morts, dit-il d’un ton détaché. Puis, à la vue de mon regard affligé, il sourit. Comme si c’était moi qu’il fallait réconforter. » (p 324). La mère : « Oui, dit-elle. Chaque jour, je me demandais : ‘est ce que je suis veuve ?’. Au Kurdistan, on n’est jamais trop jeune pour devenir veuve. » (p 324). La famille a quitté son pays quelque temps avant que l’Etat islamique ne l’occupe. Avec les horribles violences que cette occupation a entrainé pour la population kurde.
Déportation de populations bulgares chassées de Grèce
En participant à un passage de Bulgarie en Grèce, Kapka Kassabova nous fait découvrir les Pomaques. Un petit groupe humain slavophone de langue bulgare et de religion musulmane habitant la Grèce et la Bulgarie dans les monts Rhodopes [5]. Un groupe humain particulièrement discriminés refoulé vers la Turquie au motifs que ses membres étaient musulmans.
Ces villages qui changent de nom, abandonnées ou repeuplés
La toponymie change au grès des déplacements de frontière. Des dominations changeantes et des déplacements de population. (p 503) « Paspalovo ? Ma carte n’indiquait pas ce village. Nevzat sourit : C’est l’ancien nom, expliqua-t-il.
On avait troqué Paspalovo contre Armutveren peu après le remplacement des villageois historiques (des chrétiens bulgares) par le peuple de Nevzat : des Pomaques… » « Les Pomaques de la région de Drama étaient doublement indésirables aux yeux des autorités grecques. Car ils étaient à la fois bulgarophone et musulmans. »
Tako le Gitan musulman s’est institué depuis 30 ans gardien et guide du monastère chrétien. Il résiste aux humiliations de l’administration grecque, lui qui fait partie d’un peuple qu’on accuse de mobilité permanente. Alors qu’il est rivé à ces grottes sombres où de moines s’étaient établis dix siècle auparavant !
Les Balkans, une terre de mélanges… et de déportation
Séparer, trier, expulser… pour purifier les groupes humains [6], au grès des emprises des puissants empires (Ottoman, Austro Hongrois, Nazi, Soviétique). Ces empires ont déchiré les populations pour élargir leur espaces sur ce bout de terre d’Europe au prix de déplacements incessants de populations, d’accumulation de souffrances, de ressentiments, de rancœurs. Tous sentiments qui pourront se transformer en haines meurtrières, comme on l’a vu lors de l’éclatement de la Yougoslavie après 1991 [7].
Nous cheminons avec Ziko le passeur
Un homme qui a fait mille fois le trajet. A une période où l’on risquait sa vie à franchir la frontière. Les gardes-frontière n’épargnaient personne dans ce « sillon de la mort » que formaient la frontière et ses zones limitrophes. Avec Kapka Kassabova, l’excursion est sans danger… Quoique des loups et des ours peuvent s’inviter à la balade.
On évoque des histoires de loup, justement. Un berger croisé sur le chemin est connu pour avoir étranglé de ses mains un loup qui s’était attaqué à son troupeau. Voir sur ce point une autre histoire d’aujourd’hui, de loup et de berger ==> ICI
La peur qui monte
Ziko et ses trafics. Ziko et ses fréquentations louches. Les hommes en lunettes noires dans des BMW avec qui il communique par des signes. Seule avec lui dans la montagne. Villages abandonnés. Route déserte. Sombre forêt… La peur éclate !
Fuite éperdue parmi les arbres denses de la forêt. Des sangliers ? Des loups ? Des ours ? Courir, courir… Et la rencontre avec deux hommes et une femme qui s’établissent tranquillement dans la forêt, loin de la ville et de ses crises. Auprès d’un ruisseau, dans une maison qu’ils construisent, paisiblement. Sanglots qui saisissent le corps. Impossible de parler.
Puis la tranquillité revient. L’auteure retrouve Ziko qui était… paniqué de l’avoir perdue, seule dans la montagne. Peur pour rien. Peur pour les histoire qu’on se raconte. Le pouvoir mystérieux de la montagne ! Une belle séquence d’écriture sur une émotion partagée.
Après la séquence de la peur, le récit tend à perdre son fil logique
L’émotion envahit l’écriture. Un étrange sentiment de mélancolie s’insinue dans la narration. Imprimant une tristesse infinie. Le périple touche à sa fin. La montagne, les forêts vont-elles laisser partir l’auteure ? Rejoindre son pays d’adoption, la lointaine Ecosse ? Ont-elles eu raison de sa raison ? Le doute la saisit.
Comment finir ce voyage ? Comment en finir l’écriture ? Et comment terminer la lecture de ce livre attachant qui fait vaciller bien des frontières. Y compris celle que certains d’entre nous pensent bien posée. Qui sépare raison et déraison.
L’auteure nous charme par son écriture, d’une extrême sensibilité
L’auteure écrit avec ses émotions qu’elle transforme en littérature. Elle met aussi à contribution sa vue perçante. A déceler dans l’autre, dans son interlocuteur le détail qui parle. En deçà et au-delà des mots. Au-delà de la conscience. Et c’est faire œuvre d’écrivain que de saisir ces impressions fugaces qui nous font sentir le pays, l’époque, un paysage, une ambiance, un être humain [8]. Et de les transcrire pour notre plaisir de lecteur. De les assembler en des constructions poétiques qui nous donnent à voir, à éprouver. Qui, souvent, ne manquent pas d’un humour piquant manié avec générosité.
Dans « Lisière », Kapta Kassabova s’offre au lecteur dans l’intimité de ses troubles, de ses doutes, de ses peurs, de ses élans vers les autres. Quelque chose de féminin et de rassurant émane de ces lignes. Merci Kapka !
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Pour en savoir plus sur l’auteure ==> ICI
Sur la fin de l’empire soviétique et la transformation des hommes et des femmes qui ont vécu cette période, on pourra lire avec intérêt la note de lecture de « La fin de l’Homme rouge » ==> ICI
Sur la région des Balkans, un magnifique roman historique parle de la fin de l’Empire Ottoman et de l’établissement de l’Empire Austro-Hongrois dans la région : « Le pont sur la Drina ». de Ivo Andrić.
[1] Le «rideau de fer» désigne la séparation, d’abord idéologique puis physique, établie en Europe au lendemain de la Seconde guerre mondiale entre la zone d’influence soviétique à l’Est et les pays de l’Ouest. Cette barrière tombe en 1989 avec le mur de Berlin. (Wikipedia). Pour en savoir plus, voir ==> ICI
[2] La Thrace (en grec moderne Θράκη (Thráki), en bulgare Тракия (Trakija), en turc Trakya) est une région de la péninsule balkanique partagée de nos jours entre : la Bulgarie (Thrace du Nord) ; la Grèce (Thrace occidentale ou Thrace égéenne) ; et la Turquie (Thrace orientale). Elle doit son nom aux Thraces, peuple indo-européen qui occupait la région dans l’Antiquité. Selon la mythologie grecque, le dieu Dionysos et le héros Orphée en sont originaires, et le dieu Arès s’y établit. (Wikipedia) Pour en savoir plus, voir ==> ICI
[3] Le Strandja (en bulgare : Странджа ; en grec ancien : Σκυρμιάδος όρος / Skurmiádos óros ; en turc : Istranca dağları, plus récemment Yıldız dağları) est un massif montagneux du Sud-Est de la péninsule balkanique. La plus haute montagne est le Mahiada, située en Turquie, avec une altitude de 1 031 mètres. (Wikipedia)
[4] Le « processus de régénération » (translittération scientifique internationale Vǎzroditelen proces) a désigné dans la terminologie de la propagande et dans la langue populaire le virage nationaliste pris par le pouvoir communiste de Bulgarie dans les années 1970-1980. Visant à bulgariser par la force la population musulmane, perçue par le pouvoir comme un risque de dissidence en raison de ses liens historiques et culturels avec la Turquie voisine, « pays capitaliste et impérialiste » selon la terminologie officielle. Cette politique a ciblé principalement les Bulgaro-Turcs, mais aussi les Pomaks, les Roms et les Tatars. (D’après Wikipedia) Pour en savoir plus, voir ==> ICI
[5] Pour en savoir plus sur les Pomaques, voir ==> ICI
[6] Nous faisons référence ici à la « purification ethnique » ou « nettoyage ethnique » qui déchire nombre de régions du monde, à l’heure de la montée des crispations identitaires. Le nettoyage ethnique est une expression utilisée pour désigner la tentative de création de zones géographiques à homogénéité ethnique par la violence, la déportation ou le déplacement forcé. L’expression désigne une politique visant à faire disparaître d’un territoire un groupe ethnique. Wikipédia Pour en savoir plus, voir ==> ICI
[7] Après la mort de Tito en 1980, la Yougoslavie devient ingouvernable. Chacune des nations demande plus d’autonomie. En 1990, la Serbie veut transformer la Yougoslavie en une confédération. En 1991, la Croatie et la Slovénie proclament leur indépendance, inaugurant le processus d’éclatement. (Wikipédia)
[8] Une interrogation cependant sur la traduction du titre de l’anglais au français. « Border » et devenu « Lisière ». Cette traduction fait perdre au titre la dureté, le coté dramatique et tranchant de la frontière ! Tandis que « Lisière » apparait comme doux et gentil. A l’entendre, on s’attend à voir surgir une biche au coin du bois, à la lisière de grands champs… Ce n’est pas ce qui correspond au contenu. Peut-être que le titre « Frontière » était il déjà pris ?