« Le pont flottant des songes » de Junichirô TANIZAKI. Ce roman nous plonge dans l’atmosphère diaphane [1] d’une riche famille japonaise des premières années du XX° siècle. En une scène composée d’un père lointain et pieux, de deux femmes en position de mère, et d’un jeune garçon, Tadasu, épris de ces mères. Entre tendresse filiale et désir.
Le récit est porté à hauteur des yeux d’un enfant puis du jeune homme qu’il est devenu, dans le huis clos de la maison de la famille du père. Une famille noble, au blason formé de deux feuilles de paulownia [2].
Une maison traditionnelle, toute de bois
C’est le grand père qui a construit la maison traditionnelle et le salon de thé, dans un grand parc au bord d’un étang. Sur ses rives, un dispositif en bambou animé par un filet d’eau rompt d’un bruit sec et régulier le calme de la scène. Tac ! Tac ! Tac ! Des carpes et gardons s’agitent dans le lac, divertissant les hôtes des lieux.
La mère meurt quand Tadasu a un peu plus de 10 ans. Une immense douleur muette saisit le père et l’enfant. Celui-ci garde de sa mère le souvenir d’une femme belle, tendre, proche… Accessible dans sa sensualité enfantine. Une femme tournée vers la poésie et la musique dont elle jouait pour le plaisir de son mari et de son fils.
La seconde mère
Le père se remarie. La jeune femme qui arrive dans la maison ressemble d’une façon troublante à la mère de Tadasu. C’est pour cela que le père l’a choisie. Elle va progressivement se glisser dans le moule de la première femme au point de prendre son prénom, Chinu. Tadasu va reporter sur elle tout son amour filial. Mais aussi son désir.
La vie reprend son cours, presqu’à l’identique, dans la maison de bois posée dans le parc. Les années passent… Le père et sa nouvelle femme conçoivent un enfant. Est-il désiré ?
Tadasu est heureux, un petit frère est né, il s’appelle Takeshi. Mais à son grand chagrin, les parents envoient le bébé vivre dans une famille paysanne, loin de la maison, dans un village perché dans la montagne. Cette pratique était courante dans le Japon d’après le Meiji [3], pour éviter la conscription des garçons dans les familles nombreuses.
« Le pont flottant des songes » de Junichirô Tanizaki, un roman qui se déroule dans le Japon d’avant l’émergence de l’individu
On parle peu dans la famille. Les traditions à respecter forment des cadres stricts qui guident les conduites. Celles-ci sont peu mises en mots. Encore moins contestées. On les applique avec plus ou moins de rigueur. Les rumeurs courent, s’infiltrant dans les espaces créés par les écarts aux normes, réelles ou supposées.
Les comportements sont prévisibles, puisque les règles sont posées depuis des siècles. Le jeune homme se soumet « naturellement » à l’autorité paternelle qui s’exerce presque sans mot dire. Sans maudire !
L’individu n’a que très peu émergé dans la société japonaise de l’époque. Cela vaut pour Tadasu, mais aussi pour les deux femmes qui jouent successivement leur rôle de mère.
La tétée, les massages
Suivant le fil de l’écriture tamisée du roman, Tadasu se souvient de ses nuits passées dans le lit de sa mère, perdu dans l’odeur du lait, de ses cheveux, de son intimité. Elle caresse sa tête tandis qu’elle lui chante une berceuse.
Juste après la naissance du second fils, et alors que Tadasu approche des 20 ans, il vit une scène étrange. Sa « seconde mère », aux seins gonflés par l’impossibilité de nourrir l’enfant parti au loin, lui offre ses seins à téter. Tadasu retrouve là ses souvenirs de tout jeune enfant. Il se questionne. Fait-il le mal ? Mais il retourne à ce plaisir.
Chinu, de son coté, se détend par des massages réguliers que lui prodiguent les bonnes de la maison.
Le père tombe gravement malade
Une tuberculose rénale l’emporte malgré les soins du médecin de famille et l’attention dévouée de son épouse. Avant de mourir, le père demande à Tadasu d’épouser Sawako, la fille du jardinier qu’il a choisi pour lui. Et de prendre soin de sa seconde mère. Le fils obéit sans broncher.
La vie s’installe dans la nouvelle forme qu’a prise la famille
Le père parti, c’est le fils qui prend la position de chef de famille, entre Chinu, sa seconde mère, et sa femme, Sawako. Celle-ci se rapproche de Chinu en lui prodiguant des massages fréquents. Tadasu s’initie à cet exercice.
Il les pratique alors lui-même sur le corps de Chinu, retrouvant là le trouble de sa relation avec la seconde femme de son père. Mais il reste éloignée de sa propre femme. On devine qu’il ne souhaite pas avoir un enfant de cette femme que son père lui a assignée.
Scolopendre mortel !
Le charme diaphane et quelque peu éthéré du roman se déchire brutalement. Pendant une séance de massage pratiquée par Sawako, Chinu la seconde mère, est mordue par un scolopendre. Elle meurt dans la douleur.
Tadasu va chercher son petit frère Takeshi
Il est rempli de peine et de soupçons. Son épouse Sawako a-t-elle laissé la bête mordre Chinu pendant le massage ? Il divorce de sa femme et s’installe dans sa nouvelle vie en prenant soin de son petit frère Takeshi qu’il a fait revenir du village où il a passé ses premières années.
Mélancolie
On sort de ce court roman avec un sentiment de mélancolie et de distance mêlées. Porté par une écriture pleine de délicatesse et de tristesse. Mais aussi qui témoigne du poids des silences entre les personnages.
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Jun’ichirō Tanizaki (谷崎 潤一郎) est un écrivain japonais né en 1886 à Tokyo et mort en 1965 dans la même ville. Son œuvre révèle une sensibilité frémissante aux passions propres à la nature humaine et une curiosité illimitée des styles et des expressions littéraires. (Wikipédia). Pour en savoir plus, voir ==> ICI
Le hasard a voulu que j’enchaine la lecture de ce roman avec celui de Marie NDiaye « Trois femmes puissantes« où Norah, la première d’entre elles, est confrontée à un drame familial qui met en scène un père et un fils dans leur relation avec une même femme. Voir la note de lecture de cet ouvrage ==> ICI
Sur l’émergence de l’individu dans les pays du Sud, voir ==> ICI
[1] Qui laisse passer la lumière en masquant les formes.
[2] Le paulownia, surnommé « arbre impérial », est un arbre originaire du centre de la Chine. Sa croissance est rapide mais il ne dépasse pas 10 à 12 mètres de hauteur, et son port est très élégant. Ses larges feuilles soyeuses, en forme de cœur, peuvent dépasser 50cm de longueur. Pour en savoir plus, voir ==> ICI
[3] L’ère Meiji (明治時代, Meiji Jidai?) est la période historique du Japon entre 1868 et 1912 qui symbolise la fin de la politique d’isolement volontaire et le début d’une politique de modernisation du Japon. Elle se caractérise par un basculement du système féodal vers un système industriel à l’occidentale. Ce bouleversement social, politique et culturel déboucha sur des avancées dans les domaines de l’industrie, de l’économie, de l’agriculture et en matière d’échanges commerciaux (Wikipédia). Pour en savoir plus, voir ==> ICI
2 Commentaires
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Belle recension ! Cher Jacques, il faut signaler aussi cette oeuvre assez inclassable de Tanizaki, intitulée « Éloge de l’ombre ». C’est le livre que j’offre régulièrement à mes amis, quelque soit leur familiarité avec le Japon.
Merci Hocine. Je ne m’étonne pas que tu connaisses cet auteur japonais ! Je prends note de ce titre. Merci encore. A bientôt pour d’autres échanges sur la littérature.