Un roman écrit à la hauteur des yeux d’un enfant de 10 ans, dans l’Egypte des années 40.

 

Souvenons-nous de notre propre enfance, nous avons 10 ans

« Le petit voyeur » de Sonallah IBRAHIM (note de lecture). Ce que l’on voit, ce que l’on comprend. Ce que l’on imagine, ce que l’on croit. Les questions que l’on n’ose pas poser aux adultes, qu’on ne formule même pas tellement c’est … comment dire ?

 Le roman est fait sur cette trame sensible, qui, au-delà de l’histoire qui s’y noue, nous renvoit à notre propre enfance. Dans cette découverte tranquille ou inquiète, curieuse ou apeurée du monde inconnu des adultes. Et d’abord de celui de nos origines, de notre filiation.

 

Les bombardements sur le Caire, un pays encore sous domination britannique

 L’histoire se passe dans un pays pris dans la fièvre nationaliste. On sent, en arrière-plan, la fin de la Seconde guerre mondiale. Puis la guerre de fondation de l’Etat d’Israël où les troupes égyptiennes mal commandées, sous équipées, démoralisées, sont humiliées et battues [1]. Puis, quelques années après, les attentats des Frères Musulmans. Autant de drames qui restent en toile de fond, mais qui ne touchent pas l’enfant sauf pour lui à guetter les inquiétudes qui pointent chez son père. Mais le jeune garçon reste insouciant à ces grands jeux de l’Histoire. Pour lui, c’est d’autre chose dont il est question.

 

L’enfant vit avec son père, un militaire à la retraite

 Un homme massif, obscur, taciturne, qui partage avec son fils un tout petit appartement, au confort limité. Le problème de cet homme est de trouver une femme de ménage avec qui il se montre autoritaire jusque dans les plus petits détails domestiques. Il ne parvient qu’à décourager ces femmes qui ne restent pas à son service. Elles viennent et partent, sous les yeux de l’enfant qui sent qu’il se joue aussi autre chose entre son père et ces paysannes venues depuis peu à la ville. Des femmes qui travaillent comme bonnes pour quelques piastres.

 Quand le père se déplace dans la ville, il le fait sans rien dire à son fils. L’enfant est balloté d’une façon incompréhensible. Il suit son père, de parent à ami, de médecin à avocat. Il ne sait jamais où l’on va. Il ne pose pas de question de peur de fâcher ce père maussade.

 

« Le petit voyeur » de Sonallah IBRAHIM, note de lecture
l’histoire d’un enfant de 10 ans à la recherche de son identité cachée

 

L’éveil des sens

 L’enfant est dans le tram avec son père, il regarde la scène sans comprendre, tout en étant effleuré par l’idée qu’il se passe quelque chose d’essentiel :

 « En tournant la tête, j’aperçois le genou de l’homme qui frotte maintenant la jambe de la femme. Elle se penche vers son amie, échange avec elle quelques mots à voix basse. L’homme remue le genou contre sa cuisse. Je lève les yeux vers lui, croise son regard puis je me tourne à nouveau vers la fenêtre et fais mine de contempler la rue. Du coin de l’œil, je vois que la femme se penche d’avantage sur son amie. Le genou de l’homme est maintenant entre ses fesses. Je lève les yeux vers lui. Il m’adresse un regard appuyé. Je détourne les yeux. Le tramway s’arrête.

 La femme se lève à la hâte, dit au revoir à son amie, et se fraie rapidement un chemin vers les passagers debout en évitant de regarder l’homme. J’aperçois son visage légèrement rouge. Elle se dirige vers la porte, la melaya ramassée autour de ses fesses. Un passager debout s’assied à sa place. L’homme a le visage très pâle, la sueur perle sur son front. Il se baisse pour regarder par la fenêtre, se redresse, regarde autour de lui. Nos regards se croisent. Il me fixe longuement. Je détourne les yeux. » (p 126)

 

La vie au Caire dans les années 40

 Sonallah Ibrahim fait circuler l’enfant dans une société plurielle, où églises, synagogues, école juive, font partie tout naturellement du paysage urbain. De même la présence d’un prêtre qui partage un moment au café avec ses amis musulmans du quartier. Quel recul par rapport à ces moments ! Des scènes inimaginables aujourd’hui.

 L’auteur nous fait part de détails dans la façon dont on manifeste son appartenance sociale. Moustaches soigneusement dressées pour les personne au statut élevé. Moustaches rabattues vers le bas pour les ouvriers et les « gens du peuple ». De même, sortir en chemise sans son tarbouch (sa chéchia) fait dire au père (hors des oreilles de son fils) que c’est comme si on était homosexuel.

 

Le père fait régulièrement la prière

 Les gestes rituels sont là. Ablutions, tapis orienté vers la Mecque, invocations du nom de Dieu associées à tous les actes quotidiens. Mais aussi d’autres pratiques moins orthodoxes. L’Islam, dans on extrême abstraction, ne suffit pas à apaiser les angoisses. La magie s’entremêle avec la religion. Formules miraculeuses, petits bouts de papier aux écrits illisibles, poudres mystérieuses, petits talismans cousus dans la couture du pantalon offert à l’enfant pour l’Aïd. Lui absorbe ces pratiques comme totalement naturelles.

 

La mère absente

 En off, tout au long de la narration, remontent des souvenirs . Des souvenirs de sa toute petite enfance quand il vivait avec son père et sa mère. Le texte est alors mis en italiques. On sent très vite qu’il s’est passé quelque chose de douloureux dans ces évocations. Pourquoi cette mère est-elle absente ? Le jeune garçon, comme le lecteur, ignore des pans entiers de son histoire. Et le texte, ponctué des passages de ces souvenirs, délivre peu à peu des bribes de son contenu à l’enfant. Comme au lecteur. Souvenirs diaphanes de cette mère froide, lointaine, inaccessible.

 Entre les femmes de ménage que le père maltraite et sa mère disparue, l’enfant cherche sa vérité, d’une façon confuse. Sans parvenir à mettre des mots sur sa douleur. Il va visiter sa demi-sœur, bien plus âgée que lui. Une autre femme est dans le paysage, cette première épouse du père. Mais on ne parle pas dans la famille. Comme dans les autres familles d’Egypte. Le langage se délie seulement entre hommes adultes. Le père s’inquiète de sa virilité. Il s’en ouvre à des amis de son âge, qui en parlent en langage plutôt cru et avec humour.

 

Alors « le petit voyeur » cherche à savoir

 Découvrir la place qu’il occupe dans le monde, entre ce père envahissant et absent à la fois et …. sa mère dont il n’a que des souvenirs heureux. Mais des souvenirs si lointains ! Il met on œil dans les trous des serrures. Ecoute au portes. Fouille dans les tiroirs. Il fait semblant de dormir quand son père parle avec un ami de ses histoires de famille. Bribes par bribes, il saisit des morceaux de son histoire.

 Les souvenirs éclatent dans son présent comme des flash. La chaleur étouffante, le père sort un mouchoir et le place sur sa tête et pose son tarbouch dessus. Et aussi : L’odeur des mangues fraîches… Son œil saisit les détails du comportement des autres. On parle peu. Presque tout se passe par l’observation attentive du milieu, des autres : « Oncle Fahmi nous rejoint de son pas vif, son gros ventre en avant, tournant la tête au passage pour se regarder dans le miroir du buffet. Un courant d’air agite sa gallabeya blanche de coton léger. » (p 145)

 

Des phrases courtes, descriptives

 Comme les images sur la pellicule d’un film en un succession rapide de clichés. « Elle a mon âge, ou un peu plus. Sa robe sans manches révèle ses bras maigres. Elle est assise sur le palier devant son appartement. Nous sommes juste au-dessous. Elle fixe un point devant elle, l’air absent. Je lève la tête. Elle écarte les jambes. J’aperçois ses cuisses. On entend la voix de sa mère dans l’appartement, elle houspille son mari. » (p 151).

 

Et, en guise d’éducation sexuelle

 « – Papa, pourquoi dit-on toujours, après le nom de ‘Alî ibn Abî Tâlib, « Que Dieu lui fasse honneur ? » Réponse du père :  « Parce que de toute sa vie il n’a jamais regardé les parties honteuses de personne. Même les siennes.  – Parce que c’est interdit ?  –  Oui. »

 

Avec des amis, le père évoque les années militaires

 « Il nous raconte comment les gens essayaient d’échapper à la conscription par tirage au sort : les pauvres s’automutilaient, se crevaient un œil, se coupaient un bras ou une jambe tandis que les riches achetaient leur liberté en payant la badaliya, l’impôt de substitution. » (p 164)

 

Les dernières années du règne

 Défaite dans la guerre contre Israël. Crise économique. Pendant ce temps, le Roi passe ses soirées à jouer au « frio » à l’Automobile Club avec ses ministres. Maîtresses, espions à la solde des allemands, contre-espionnage anglais. Ces mots étranges trouvent les oreilles de l’enfant qui écoute en silence. Sans poser de question. A qui les poserait-il ? Son père qui l’écrase est absent en réalité.

 L’enfant grappille des bouts de conversation, des chuchotements d’adultes. Il tend l’oreille. Mélangé à tous ces mots, c’est bien du mystère du sexe qu’il s’agit, associé à son origine mystérieuse. Pourquoi sa mère a-t-elle disparu ? L’énigme, en dévoilant certains de ses plis, s’épaissit. Il surprend son père, les fesses à l’air, couché entre les jambes de la femme de ménage. Son père en mal d’érection. Il ne comprend rien. Surtout, il ne comprend pas ce qui le pousse irrésistiblement à vouloir découvrir ces choses-là.

 

L’enfant trouvera-t-il son chemin dans le labyrinthe familial ?

 Le souvenir d’une visite à sa mère internée dans un horrible hôpital psychiatrique lui revient. Il ne comprend toujours pas, mais il sait confusément que c’est bien là l’objet de sa quête !

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[1] Gamal Abdel Nasser, jeune officier, se bât courageusement. Mais, sans les munitions que le haut commandement n’a pas fournies pour s’enrichir, il doit reculer, la rage au cœur. C’est sur cette humiliation qu’il construira son ardeur nationaliste qui le poussera à prendre le pouvoir avec d’autres jeunes officiers. Source : Jean Lacouture, Gamal Abdel Nasser, Ed Le Seuil, 1971.

 

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