« L’avant dernier des jours » de Pierre Legendre. L’auteur, qui nous a quitté dans les premiers mois de 2023, nous laisse là son ultime œuvre [1]. Il annonce, d’emblée, qu’elle sera décousue, suivant le fil de sa pensée et de ses libres associations. Avec un détour assumé par la poésie. Et l’immense liberté qu’autorise l’idée de se trouver à la fin de sa trajectoire personnelle, après une vie de création. A l’avant dernier des jours.
Le fil qu’il a suivi tout au long de sa vie, comme chercheur en France, ou comme « coopérant » dans l’Afrique des années 1960, peut être décrit par ce bouquet de questionnements : qu’est ce qui conduit à l’élaboration des Lois ? De quelle manière instituer la Raison ? Comment résister au déferlement mondial techno-économique qui efface la généalogie (les traditions) ?
De ce point de vue, l’Europe occidentale a été historiquement le continent qui a institué la Raison en des Lois de la façon la plus systématique. C’est ce qui lui a permis de construire une formidable machine à fabriquer des biens et de la puissance. Jusqu’à dominer le monde, un temps.
D’emblée aussi, Pierre Legendre nous rappelle qu’il s’est depuis toujours ennuyé à rester dans le troupeau. Notamment dans le carcan académique qui dicte les formes et les contenus. Refus du carcan académique, mais aussi refus du carcan des analystes. Isolé dans le monde éditorial. Refus de l’engagement militant. Pierre Legendre est un doux rebelle, mais très têtu.
Son panthéon est déroutant : d’Ernest Renan à Amadou Hampâté Bâ, en passant par Justinien et St Augustin. Réactionnaire ? Il a été traité comme tel. Et une partie de ses écrits le range dans cette catégorie. Mais son ascendance paysanne pauvre le rend proche d’Africains qu’il côtoie, dans la même douleur de l’humiliation. Et dans le profond dépit devant les ravages d’une modernité qui foule aux pieds, méprisante, les traditions. Cela me rapproche de lui.
Jusqu’à la fin, la lecture de ses textes demeure une épreuve. Le lecteur peut s’y perdre, ou se décourager. Au risque aussi de provoquer un réel agacement ! L’idée d’une imposture effleure parfois, tant on est balloté de référence savante en référence savante.
A propos de la photo en tête de ce texte. En visitant l’église St Sévrin dans le V° arrondissement de Paris, j’ai levé les yeux sur le magnifique bouquet d’arcades portantes. J’ai immédiatement pensé à l’Occident et à Pierre Legendre.
« L’avant dernier des jours » de Pierre Legendre. Des pensées éparpillées, des anecdotes et souvenirs, des associations d’idées. Une mosaïque de fragments, avant que ne s’écrive le mot « fin » sur la dernière image du film de sa vie… Avec une part d’obscurité dans l’écriture. Provocation ? Je pense à Jean Luc Godard qui, lui aussi, maniait le trouble dans l’écriture de ses films et dans ses interviews.
Paradoxe d’éditer un ouvrage en prétendant que l’on écrit pour soi, pas pour les autres. Un ouvrage édité en une rare élégance, dans le format, dans le papier, dans le graphisme et la mise en page. Un ouvrage ponctué d’images, tirées de la galerie personnelle de Pierre Legendre. On trouvera deux de ces images dans cette note de lecture (plus bas).
Une parution portée par une maison d’édition, Ars Dogmatica Editions, qui met en scène, d’une façon très construite, l’œuvre de Pierre Legendre. Où l’auteur et l’éditeur se confondent, volontairement. Dans une atmosphère pleine de brume et de mystère. Hors toute transparence !
La transparence, les ténèbres
Pierre Legendre pourfend la « civilisation de la transparence ». Il revendique l’opacité comme fondamentalement nécessaire à la vie. (p 21) « La civilisation de la transparence ne m’intéresse pas, comme m’indispose la folie explicative de notre temps. »
Et même plus que l’opacité : les ténèbres ! (p 55) « La tradition d’Occident s’est enivrée du thème des Lumières. Nous ne connaissons plus la puissance des ténèbres. La prétention de tout éclairer s’est retournée en un abêtissement qui menace d’éteindre l’intelligence de la condition humaine. » Et, paradoxe apparent, des sociétés de la transparence qui veulent rester aveugles à « la mort du Monde ».
Baudrillard et la transparence
A cet endroit, Pierre Legendre éclaire une zone obscure de l’œuvre de Jean Baudrillard qui a titré un de ses ouvrages majeur : « La transparence du mal – Essai sur les phénomènes extrêmes ». Un ouvrage capital pour éclairer le naufrage de la pensée progressiste qui assombrit notre époque de son impuissance à apporter des réponses aux angoisses du monde. Finalement, de ses échecs répétés. On en trouvera une note de lecture de cet ouvrage sur ce site ==> ICI.
« Une révolution en carton-pâte »
C’est ainsi qu’il parle de mai 1968. Une formule à l’emporte-pièce, en quelques mots tranchants. (p 28) « Je me suis aussi tenu éloigné du commerce militant, tant prisé après la Révolution en carton-pâte de 1968, qui a fait fleurir les carrières, porté aux nues la vulgarité politique et saccagé l’éducation de la jeunesse. »
On sent la frustration de l’intellectuel que les institutions n’ont pas reconnu à la valeur qu’il s’est donnée lui-même. Et que quelques-uns lui accordent. Je compte parmi ces derniers, avec l’ambiguïté que suscite l’œuvre, et, sans doute, l’homme.
Doux rebelle ?
Doux ou plutôt doux-amer. Un homme que l’on perçoit (à tort ?) comme frêle et fragile. Le petit provincial né dans la Normandie profonde, enrage. L’enfant de paysans est effrayé par les comportements féodaux des mandarins sur le théâtre social de l’université parisienne. Il décrit avec amertume le monde de la capitale, celui des éditeurs, des universitaires, des analystes, dont il s’exclut d’emblée. Au motif que ce monde le rejetterai. Un flot d’amertume parcours toute son œuvre. Qui vire à l’aigreur, souvent.
Nostalgie de « l’enlacement premier avec la mère » et de la rude et taciturne solidité de son père
L’énoncé d’un schéma familial classique sur lequel l’analyste qu’il est devenu va construire sa vie. C’est en tous les cas, ce qu’il en écrit. Mais son attirance pour l’opacité nous fait supposer que l’histoire n’est pas si simple.
Ainsi, il laisse entendre qu’il est venu au monde « en remplacement » d’une sœur, morte avant lui. Une sœur que ses parents ont toujours regrettée. (p 45) « Je suis entré dans la vie par la porte de la mort. » écrit-il d’une façon saisissante.
« L’avant dernier des jours » de Pierre Legendre : un livre sur l’écriture
C’est une des choses qui m’attachent à cet auteur, à ce penseur déroutant. Son amour pour l’écriture. Le haut statut qu’il lui accorde. Le lien trouble (opaque) qu’il établit entre l’écriture et la parole. Et aussi l’idée de l’écriture « des autres ». On pense aux idéogrammes, à l’écriture de la langue arabe, aux autres expressions graphiques…
Mais aussi l’insistance dans le geste. Dans la production de signes. Et des signes qui portent sens. En un « spectacle de signes » ! Quelle belle formule ! Une véritable déclaration d’amour à l’acte d’écrire et à son résultat !
C’est le terrain où l’auteur cherche, dans une certaine confusion, à faire se rencontrer l’homme et la Nature, la condition terrestre, l’animalité même.
Le questionnement multi-angulaire
Comme un cinéaste, Legendre aborde un phénomène complexe en en faisant le tour, empruntant à plusieurs disciplines. Comme une caméra se déplace en tournant autour de son sujet pour en saisir la nature. Cette démarche me rapproche de lui, également.
L’Occident
Pierre Legendre a passé du temps en Afrique noire. Il y a travaillé pour des organisations internationales. Et de ce point d’observation, il a découvert l’Occident. « J’ai conquis un regard d’étranger sur l’Occident » prétend-il.
Il découvre aussi les caractéristiques uniques et précieuses, selon lui, de l’Etat français. Legendre a décrit dans un autre ouvrage « ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident. »
En des associations hardies, il relie ainsi les tambours d’Afrique et les drapeaux inclinés dans sa Normandie natale le jour des commémorations devant les monuments aux morts en souvenir des soldats disparus au combat. Les miroirs et les masques.
Culture paysanne de son enfance. Proximité avec l’animisme rencontré sur le Continent africain. Précieux rituels ! « Se désencombrer du rationalisme occidental. » Un rationalisme qui a tué les rituels au nom de l’efficacité technico-économique.
Pour Legendre, la religion est théâtrale par nature. Elle touche là la condition profondément théâtrale de l’animal humain.
En Afrique, au Gabon puis au Mali dans les années 1960
Nous sommes aux lendemains des indépendances. La France cherche à maintenir son influence post coloniale, contre les prétentions des Américains et des Soviétiques. La Chine cherche sa place, mais elle n’a pas encore la puissance qu’elle a acquise aujourd’hui.
Pierre Legendre rencontre, ressent, la peur primaire des bruits de la forêt. L’abattage d’un arbre immense lui fait penser à l’assassinat de l’Ancêtre. Il observe avec intérêt les danses africaines qui prennent pour thème « le FMI », « l’OMC » en tenant un discours sensuel sur ces institutions froides et rationnelles. Le mépris des blancs pour les « indigènes » lui rappelle celui des hobereaux normandes de son enfance.
Au Gabon, il travaille sur la « formation professionnelle », dans une connivence avec les « sous-développés » à qui on est en train de confisquer la tradition sous prétexte de « développement ».
Au Mali, il se penche sur l’enseignement (comment africaniser l’éducation ?) et s’interroge sur la notion de travail. Comment transformer un chamelier en conducteur de camion ? Il rencontre l’échec des rêves de retour sur la terre des ancêtres des afro-américains.
Sur la prétention de l’aide du Nord au Sud
Ce point constitue une de mes sujets personnels. Pierre Legendre, à partir de ses expériences en Afrique, apporte des réponses fortes. Que peu de personnes du Nord sont capables d’écouter, de comprendre. Jusqu’à présent ! « Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident » a-t-il écrit quelque part.
A propos de sa fonction d’expert en enseignement il écrit, dans son style confus : (p 210-211) « Telle que formatée par mes mandants, la fonction d’expert en matière d’enseignement est un leurre. Pourquoi ? Tout simplement du fait que les instances locales porteuses de la tradition ne sont pas neutralisables. J’userai ici d’une grossière métaphore : attaquer un ordre généalogique des savoirs transmis, c’est entreprendre de châtrer une culture entière. Ou alors, il faut afficher un impératif de conversion forcée. Si je transpose les mots d’Hampaté Bâ, cela signifie : faire vomir un passé, pour ensuite gaver d’un discours futuriste importé. La question de fond a la raideur du fantasme inconscient : l’autre existe-t-il ? La réponse est dans les actes ; c’est le Non sans appel, masqué par les déclamations républicaines ou démocratiques sur le Bien par le Développement. »
En Afrique animiste, les prêtres chrétiens convertisseurs ont détruit les masques, les idoles, les fétiches, « anéantis par les flammes sur la place du village pour le Salut des âmes. » (p 211)
« L’autre existe-t-il ? »
Pierre Legendre pose ici la question principale dans nos sociétés que la mondialisation a ouvertes à échelle de masse. La question qui éclaire d’une lumière noire les relations entre Nord et Sud.
Aujourd’hui, la question de l’autre pourrait s’être simplifiée. Si on s’intéresse vraiment à la réponse, il suffit d’écouter ce qui monte des sociétés du Sud, y compris dans les diasporas du Sud installées au Nord. Les « gens du Sud » ne baissent plus la tête. Ne baissent plus les yeux. Et c’est sans doute ce qui rend l’interrogation aussi angoissante pour de larges fractions des sociétés du Nord. « Les autres ne sont pas nos clones » écrit Legendre. Cela fait écho avec nos propres écrits, rassemblés dans notre ouvrage « Sud ! Un tout autre regard sur la marche des sociétés du Sud. »
Et toute l’ingénierie des dispositifs « d’aide au développement » élaborée par le Nord (avec ses financements à l’appui) cherche à couvrir, derrière cette sophistication, le bruit de ces voix du Sud. Saturer l’espace mental par ces constructions à complexité croissante pour ne rien laisser percer qui vienne troubler, depuis le Sud, le bel édifice que le Nord échafaude inlassablement pour « aider au développement du Sud ».
Accompagner le désir de changement de l’autre
[JOA] Si on veut agir, depuis le Nord, avec les acteurs du Sud, il suffit de se mettre en position d’accompagner le désir de changement qui émane des sociétés du Sud. Et d’accepter que d’autres priorités, d’autres façons de faire, se mettent en marche, hors du contrôle du Nord. On retrouve alors la position d’agir en total accord avec l’énergie et la conscience de l’autre.
L’enfer est pavé de bonnes intentions !
Et, selon nous, dans cette relation entre Nord et Sud, ce n’est pas la bienveillance qui est requise. C’est de reconnaissance de l’autre comme sujet. On sait que l’enfer est pavé de bonnes intentions !
Simple à dire, mais si difficile à faire comprendre et/ou à comprendre !
Les « dénivellations »
Comme d’autres penseurs, Pierre Legendre interroge l’histoire longue de l’Occident pour comprendre les raisons de l’essor singulier de ce petit bout de la planète, l’Europe occidentale. Un fragment de l’espace terrestre qui s’est détaché du reste du monde. Ce que certains, appellent « la Grande Divergence » en la réduisant à sa dimension économique et en la datant à la fin du XVII° siècle [2].
Pierre Legendre n’emprunte pas à ce vocabulaire et ce qu’il recouvre. Il va chercher plus loin dans l’histoire les prémisses de cette rupture qui a redessiné l’histoire de l’humanité. Déjà, Max Weber avait identifié la Réforme au XVI° siècle comme cause profonde de cette rupture [3]. Notamment dans le basculement total de la signification du travail (de l’effort et de l’enrichissement par le travail), passé selon les inspirateurs de la Réforme d’une activité vile relevant d’une « punition » [4], à une activité exaltante d’accomplissement de la volonté de Dieu.
Il reconnait cette étape, ce dénivelé, mais il en identifie un autre, plus ancien. Celui survenu aux XI et XII° siècle. Qu’il nomme le « premier ébranlement », la « révolution pontificale » qui dévoile la puissance de « l’armement juridique » pour fonder des institutions (et finalement l’Etat).
Voir les apports de Pierre Legendre à la question « Comment l’Europe a divergé du reste de l’humanité ? » ==> ICI
Legendre nomme ces deux étapes les « dénivellations » et prend l’image des Chutes du Niagara. Bizarrement, il ne s’interroge pas sur le signifié de cette image, qui marque un dénivelé « vers le bas » et une « chute ».
Pourquoi des lois ?
La grande rupture est donc la découverte de la puissance qu’accorde un armement juridique pour instituer les institutions (les règles). Pour mettre la raison dans des règles. Découverte que l’église (catholique) va promouvoir, en un dépassement du Droit Romain et son incorporation partielle dans le Droit canonique. En un effort pour faire du droit un instrument technique. Au total, pour le détacher de ses fondements religieux.
C’est ainsi l’Eglise qui a posé les premiers jalons d’une « déchristianisation » de la pensée du droit et donc de l’institution ! En apportant une réponse à la question « pourquoi des lois ? ». Une réponse qui va, selon Legendre, structurer toute la formation de l’Occident.
Selon une autre formulation : (p 97) « Dans la civilisation européenne, à l’Ouest comme à l’Est, la question civilisationnelle de base – instituer la Raison – a pu ainsi prendre la forme religieuse, et juridique (…) »
Voir à ce sujet la note de lecture du passionnant ouvrage de Georges Duby « Art et société au Moyen-Age » où l’auteur montre que le dépassement du religieux a pris sa source dans la religion elle-même ==> ICI
Le vol d’ancêtre
Le Catholicisme et la Réforme ont contracté une dette commune à l’égard de l’ancêtre juif.
Est-ce pour faire disparaitre le créancier que l’Occident a créé la Shoah [5] en ce que l’auteur appelle un « crime généalogique » ? Le nazisme s’est explicitement posé en défense du Christianisme. Legendre site Hitler dans Mein Kampf (p 96) : « en me défendant contre le Juif, je combats pour défendre l’œuvre du Seigneur. »
L’époque contemporaine
Legendre exprime une immense nostalgie pour les temps passés qu’il formule en de puissantes images. (p 35) « En ces temps-là, c’est-à-dire avant l’époque des destructions colossales où l’humanité d’Occident n’a plus rien à détruire qu’elle-même… »
(p 49) « En Occident contemporain, la parole est devenue flottante, comme peuvent l’être les devises sur le marché des changes. »
Sur l’enseignement du droit aujourd’hui, Legendre le décrit comme une « discipline sinistrée » (p101) « Le conformisme national, associé à une ignorance fatale des montages antiques et médiévaux qui demeurent les fondations de l’édifice moderne, a produit un sorte de légalisme robotisé, porteur de décomposition des liens sociaux. »
Les ficelles
L’institué, le droit, ce qui fait tenir les sociétés. (p 49) « … les ficelles auxquelles l’ordre humain est suspendu : l’acte de foi permanent dans les mots et les gestes institués, ces ficelles qui nous font tenir. »
La généalogie
La période actuelle et son mépris pour l’éducation et la culture fabrique des hommes « sans histoire, sans parents, hors généalogie ».
Legendre est à la recherche de la trame généalogique de la civilisation, qu’il appelle la « transmission ». Et il énumère la suite des « Emblème sociaux » qui ont soutenu la civilisation occidentale au fil des siècles. Nous devons porter attention aux formulations utilisées ici dans l’énoncé de la succession de ces « emblèmes » (p 140) « Le Testament évangélique, l’Etat juge et guerrier, la Science soumise non plus aux présupposés théologiques mais à l’expérience, la Révolution, la Fée électricité et la Technique industrielle, le Management universel, etc…. C’est l’ensemble de ces manifestations fiduciaires [JOA : l’ensemble de ces croyances] qui, soutenant l’agir humain, cristallise la civilisation européenne prise en bloc. »
Ne pas reconnaitre cette filiation, cette « généalogie », nous rend aveugle sur notre présent et notre devenir, selon Legendre.
Sur l’Europe
Sans surprise, Legendre pose sur la construction européenne un regard sombre. Une construction bâtie sur l’économie ! Sur la négation des généalogies des sociétés qui composent l’ensemble de l’Union. Une construction qui refuse de poser la question du rapport à la puissance. Le monde à l’envers pour lui.
(p 219) « Nous jouons avec le feu. Le territoire de l’U.E. appartient militairement au Jupiter américain. L’Europe de l’Ouest est le glacis protecteur de l’Unus Imperator. La débâcle de la pensée, la casse de la construction du sujet imposée par l’idéologie libérale-libertaire, sans compter le mimétisme juridique à l’égard des Etats-Unis, tout cela augure d’un futur inquiétant. J’entends par là : l’Ouest européen est-il, sans se douter des effets de son aveugle soumission, en attente de redevenir un champ de bataille ? »
Comme sur le rapport à l’autre du Sud, qui peut entendre ces propos sur l’Europe ?
Sur les relations entre l’Europe et la Russie
Le livre dont nous faisons ici une note de lecture a été édité en mars 2021, soit deux ans avant la criminelle agression russe contre l’Ukraine.
Legendre perçoit, et je partage son approche, que l’Europe s’est laissé entrainer dans une position agressive vis-à-vis de ce grand pays blessé par l’implosion de l’empire qu’il avait constitué sous le chapeau soviétique. Une position européenne de suivi aveugle de l’acharnement américain à humilier la Russie et à pousser ses dirigeants dans une impasse nationaliste [6].
Voici ce qu’il écrit (p 290) « Provoquer la Russie orthodoxe par l’émission d’un timbre-poste en l’honneur du blasphème des « Femen » dans l’église du Sauveur – lieu symbolique s’il en est à Moscou -, ce geste scandaleux d’un Président socialiste français en 2013, associé à d’autres absurdités qui exposent le pays agresseur au mépris et au ridicule, me parait déshonorant pour la République Française, si pointilleuse sur sa propre sacralité. Et je déplore l’effet de contre-éducation des jeunes, entraînés à la provocation par l’instance suprême. » [7]
La jeunesse
Legendre projette sur la jeunesse son regard affligé. (p 292) « Qu’est il offert à la jeunesse ? Je ne cesse en effet de penser à cet Occident euro-américain en apparence sûr de lui-même et de ses outrances, de son bon droit historique à la domination, de ses stratégies institutionnelles prétendues scientifiques, mais menacé d’effondrement intérieur. Ou, si j’ose dire, d’hémorragie spirituelle. »
Le panthéon de Pierre Legendre (non comptés les spécialistes du droit médiéval)
Une galerie où se pressent Ernest Renan, Hamadou Hampaté Bâ, Bertrand Schwartz, Salvatore Dali, Jorge Luis Borges, Bertrand de Jouvenel (qui a été mon professeur de prospectives en 1969), Jacques Berque, Jacques Rueff, Chris Marker…
« L’avant dernier des jours » de Pierre Legendre : une écriture âpre, émise par allusion, truffée de références souvent obscures
Legendre n’est pas généreux dans son écriture. Il organise la frustration du lecteur qui n’aura pas dans sa culture toutes les références des auteurs qu’il site abondement. Et dont une bonne moitié est composée de juristes du Moyen Âge et des spécialistes d’aujourd’hui qui les fréquentent. On peut mettre cette obstination à écrire d’une façon elliptique au compte de sa propre frustration. De son amertume qui effleure dans bien de ses textes.
Pour saisir sa pensée, il faut prendre du recul. S’écarter de l’écriture (paradoxe pour Legendre !), du mot à mot. Sans se laisser capturer par ses digressions souvent obscures, pour appréhender l’essentiel.
& & &
Pierre Legendre est né en 1930 à Villedieu et mort le 2 mars 2023 dans le XV° arrondissement de Paris. C’est un historien du droit mais aussi un psychanalyste français. Il a fondé et dirigé le Laboratoire européen pour l’étude de la filiation.
Il a poursuivi ses recherches de médiéviste et édité des manuscrits latins des xii° – xiii° siècles. Legendre a également étudié l’histoire des formes étatiques et particulièrement celle de l’administration de la France monarchique puis républicaine. Il a travaillé, dans plusieurs pays d’Afrique, comme expert des organisations et des problèmes de formation auprès de cabinets « conseil » et de l’Unesco.
Enseignant aux facultés de droit entre 1958 et 1998, il a été directeur d’études à l’École pratique des hautes études, entre 1978 et 1998, à la V° section, sciences religieuses.
Psychanalyste, ancien membre de l’École freudienne de Paris, il étudie les fondements langagiers et l’ordre généalogique des sociétés humaines.
Historien du droit d’un côté, psychanalyste de l’autre, Pierre Legendre fonde, à travers son œuvre, les bases d’une discipline qu’il nomme anthropologie dogmatique.
Ayant tissé des liens étroits avec le milieu du cinéma, Pierre Legendre a inauguré avec Gérald Caillat et Pierre-Olivier Bardet un genre documentaire particulier.
Une œuvre plurielle
Pierre Legendre a produit une œuvre abondante sur les fondements du droit, le phénomène religieux, la filiation et la généalogie, les montages de l’État et du droit, l’histoire et les pratiques de la gestion.
Aujourd’hui, c’est-à-dire dans ce qu’il nomme les sociétés post-hitlériennes, la techno-science-économie tend à faire concurrence à la construction étatique, si bien que nous assisterions à une reféodalisation planétaire.
Quand Legendre parle de sociétés post-hitlériennes, il faut entendre par là que la révolution libérale-libertaire qui a suivi l’effondrement des régimes totalitaires n’en est que la continuation, sous un revers festif, de sorte que l’homme occidental vit depuis plus d’un siècle dans un environnement d’où le Tiers tendrait à s’effacer, cet effacement étant caractéristique de la psychose.
L’ultralibéralisme
La pensée de Legendre s’intéresse également à l' »ultralibéralisme », dont la caractéristique serait de tout transformer en marchandises. Il montre que pensée libertaire et pensée libérale se renforcent mutuellement pour produire le citoyen/consommateur lambda de la démocratie planétaire. Cette « débâcle normative » implique selon lui « la nécessité absolue de poser la norme, d’instaurer l’interdit ou le droit pour contenir le fantasme, cette voie royale qui peut aboutir au meurtre. » (d’après Wikipédia).
Pour en savoir plus sur l’auteur, voir ==> ICI
[1] Un court texte déjà publié sur ce site annonce cette publication. Voir ==> ICI
[2] La Grande Divergence ou « miracle européen » est le changement socio-économique par lequel le monde occidental (c’est-à-dire l’Europe occidentale et les parties du Nouveau Monde où ses habitants sont devenus les populations dominantes) a surmonté les contraintes de croissance prémodernes et a émergé au cours du XIX° siècle comme la civilisation mondiale la plus puissante et la plus riche, éclipsant les civilisations auparavant comparables du Moyen-Orient et de l’Asie telles que l’Empire ottoman, l’Inde moghole, l’Iran safavide, la Chine Qing, le Japon Tokugawa et la Corée Joseon. (d’après Wikipédia)
C’est aussi le nom d’un ouvrage de Kenneth Pomeranz, paru en 2000, qui, en économiste, réduit cette divergence à la Révolution industrielle parue en Angleterre à la fin du XVIII° siècle. Se concentrant sur les effets les plus visibles de cette divergence, sans en chercher les causes profondes.
[3] Max Weber, né en 1864 et mort en 1920, est un économiste et sociologue allemand originellement formé en droit. Considéré comme l’un des fondateurs de la sociologie, il porte ses interrogations sur les changements opérés sur la société avec l’entrée dans la modernité. (d’après Wikipédia)
[4] Le mot « travail » en français vient du latin « tripalium » qui était un instrument de torture.
[5] La Shoah (hébreu : שואה, « catastrophe, anéantissement ») ou Holocauste est l’entreprise d’extermination systématique, menée par l’Allemagne nazie contre le peuple juif pendant la Seconde Guerre mondiale, qui a conduit à la disparition d’entre cinq et six millions de Juifs, soit les deux tiers des Juifs d’Europe. D’après Wikipédia.
Pierre Legendre écrira à propos de la Shoah : « on a brulé des Talmuds ».
[6] Voir sur ce point : « La Russie notre voisine » ==> ICI
[7] C’est la minable histoire de l’édition en France d’un timbre-poste inspiré de l’image de la femme leader des « Femen » qui avait manifesté la poitrine dénudée dans l’église russe citée. Le Président François Hollande, toujours bien inspiré, s’était engagé fortement dans cette opération. A ce sujet, voir ==> ICI
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6 Commentaires
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[…] [2] Pierre Legendre aborde cette question qu’il nomme « le vol d’ancêtre ». Voir ==> ICI […]
[…] Sur Pierre Legendre, voir les notes de lectures sur ce site ==> ICI […]
Bravo cher Jacques pour cette lecture… et ce partage.
Merci Hocine.
Lectures, réflexions, partage, écoute… Un recul nécessaire pour comprendre la dérive du monde (Sud et Nord) vers l’autoritarisme, la haine de l’autre et leur cortège de violence, tous trois nourris par la marchandisation des société.
Merci pour cette longue analyse nuancée. Je fus très inspiré par les écrits de Pierre Legendre, mais il faut savoir extraire une pensée originale et très riche de la gangue de rancœur et de frustrations où elle s’enchâsse trop souvent et qui le pousse parfois à prendre des positions particulièrement outrées. Sa perception obsidionale du monde l’a beaucoup desservi, et il n’a pas su à la fin de sa vie prendre le recul que lui-même prône sur les emblèmes et symboles, se mettant en scène souvent de façon un peu ridicule. Je crois que c’est cette ambivalence qui rend sa lecture aussi déroutante, mais c’est elle aussi qui pousse à réfléchir aux multiples dimensions d’une pensée foisonnante et tout sauf « dogmatique ».
C’est pourquoi je resterai sur ses productions antérieures (dont les fameux documentaires dont je projette régulièrement des extraits aux étudiants) et je ne lirai sans doute pas ce dernier opus. L’avant-dernier: Dogma: instituer l’animal humain m’avait déjà un peu déçu.
Avec Etienne Le Roy, qui travailla avec lui et qui nous a aussi quittés, nous en avions tiré des éléments d’une action publique de prise en compte de toutes les diversités du public au sein des institutions. Non pour laminer ces divergences, bien au contraire, mais pour donner aux acteurs institutionnels de première ligne des outils pour saisir le rôle « d’inspirateur de croyance en l’institution » qu’on leur fait jouer, de percevoir la grande variabilité de ces croyances dans une localité aujourd’hui mondialisée et de mieux saisir la grande complexité des enjeux de leurs interactions avec le public.
Pierre Legendre, comme Etienne Le Roy, font partie de ces acteurs d’une pensée au croisement des histoires et de l’Histoire de la fin du XXème siècle (fin des totalitarismes, décolonisation, remise en cause éthique de l’action, …) qui peut paraître datée, mais ils ont porté une réflexion de l’universel anthropologique des sociétés humaines qui s’avère d’une brûlante actualité.
Encor merci pour ce billet
Un grand merci pour ce commentaire qui témoigne, depuis le monde académique, de l’impact complexe que Pierre Legendre peut avoir. Cet auteur augmente notre vision du monde, en insistant sur sa profondeur historique. Sa lecture a un coût d’entrée : il faut comprendre et adopter son vocabulaire dont il ne se détache jamais (« fiduciaire », « généalogie »…), ce qui rend sa lecture assez difficile en effet.