« L’Anniversaire » – Textes de Mouloud FERAOUN (note de lecture). Nous avons là un recueil de textes de l’écrivain algérien Mouloud Feraoun (*). Des écrits déjà publiés dans des revues entre 1944 et 1962. Nous retrouvons aussi, en vue d’un prochain roman, quelques épisodes où évolue Fouroulou, le jeune héros du roman « Le Fils du Pauvre », paru en 1954 [1]. Mais aussi les premiers chapitres d’un roman inachevé entrepris quelques mois avant la mort de l’auteur, assassiné par un commando français d’extrême droite en mars 1962 [2].
L’Anniversaire est le titre de ce roman inachevé
Mouloud Feraoun y décrit les rêveries tourmentées d’un homme qui s’est réfugié dans une chambre sur les hauteurs d’Alger, pour se protéger de la folie qui s’est emparée des hommes. Dans la ville, les assassinats de civils se multiplient. Par ceux-là mêmes qui l’assassineront en vrai, quelques semaines, quelques jours plus tard.
La haine pousse sa logique jusqu’aux pires extrémités
Elle dresse les communautés l’une contre l’autre, après huit années d’une guerre qui a épuisé la société. L’homme du roman inachevé est seul dans sa chambre située sur une terrasse. Toute la ville d’Alger est sous ses yeux, depuis ce lieu de retraite. Il se plonge dans des songeries où circulent réflexions sur soi, évocations érotiques, regrets, remords… Mais aussi retours sur cette distance infranchie qui s’est établie, depuis l’origine, entre les communautés algérienne et française.
Une distance faite de mépris et d’esprit de domination
Une domination de droit et de fait. (p 39) « (…) deux communautés vivaient côte à côte depuis un siècle, se tournant délibérément le dos, totalement dépourvues de curiosité et, de ce fait, aussi peu susceptibles de se comprendre l’une que l’autre, n’ayant de commun que leur mutuelle indifférence, leur entêtement à se mépriser et cet inhumain commerce qui lie le faible au fort, le petit au grand, le serviteur au maitre. »
Tout est dit de la pensée de Feraoun dans ce court extrait écrit dans l’hiver 1962. La mutuelle indifférence… Mais aussi le mépris et la relation de domination, qui conduisent à attribuer à cet autre inférieur une humanité réduite ou même niée. Consciemment ou inconsciemment.
Et cette négation de l’humanité de l’autre, assise sur la position de domination, est l’obstacle majeur à la reconnaissance mutuelle des deux communautés. Le signe le plus douloureux pour Mouloud Feraoun.
C’était un réel régime d’apartheid [3] que la France avait instauré en Algérie
Un régime qui distribuait des droits inégalitaires selon l’origine des personnes. Un régime d’apartheid promu par la Patrie des Droits de l’Homme qui violait « tranquillement » la Déclaration du même nom issue de la Révolution française ! Feraoun n’écrit pas le mot « apartheid ». Mais il en décrit la situation et ses conséquences.
La mort rode dans ces pages. Elle va s’abattre sur l’auteur
L’angoisse du héros du roman inachevé se retrouve dans ces lignes. Feraoun ne sait pas qu’il sera assassiné dans quelques semaines, dans quelques jours alors qu’il rédige ces chapitres. Il décrit sa perception de la mort qui rôde autour de lui. Dans ce qu’elle a d’absurde. Dans ce qu’elle a de fatal.
Mouloud Feraoun sera assassiné le 15 mars 1962, trois jours avant la signature des Accords d’Evian qui mettaient fin à huit ans de guerre. Et consacraient l’Indépendance de l’Algérie.
Des textes adressés à Albert Camus
Feraoun est en relation avec Albert Camus. Ils s’écrivent, ils communiquent. On trouve, dans l’ouvrage, des textes de Feraoun à Camus publiés par ailleurs. L’auteur de « L’Anniversaire » éprouve une grande admiration pour l’intellectuel Prix Nobel de Littérature (en 1957) [4]. Ils sont tous deux d’extraction populaire. Ils ont connu la misère. L’un dans les quartiers pauvres d’une ville pour Camus. L’autre dans celle des villages ruraux de Kabylie pour Feraoun.
Pourtant quelque chose de profond les sépare !
Avec délicatesse, Mouloud Feraoun exprime à Camus sa reconnaissance pour avoir dénoncé la faim et la grande misère qui règne en Kabylie. Ainsi que la séparation instaurée, dès l’école, entre enfants algériens et français. Camus dénonce la « barrière artificielle » dans l’enseignement qui sépare les deux communautés. Il plaide pour sa disparition. Afin qu’advienne, selon lui, la possibilité d’une assimilation de ce peuple algérien à la société française.
Camus se bloque devant la reconnaissance de l’Autre
Mais dans les propos de Camus, demeure, ancré au plus profond de lui comme de sa communauté de Français d’Algérie, l’impossibilité de voir en l’Autre, en l’Algérien, autre chose qu’un candidat à sa négation en tant qu’Algérien. Par son assimilation à la société française. Ce qui signifie la négation de sa culture, de sa langue (que Camus ne parlait pas), de sa religion, de son rattachement au monde du Sud.
Mouloud Feraoun ressent cela avec une immense douleur
Sans rancœur mais avec fermeté, il exprime son incompréhension de voir cette « barrière artificielle » finalement infranchie. Son regret, sa tristesse, de se sentir derrière cet immense non-dit qui les sépare. Et que même Camus ne voit pas !
Finalement, il se sent vis-à-vis de Camus comme chaque Algérien vis-à-vis de chaque « Français d’Algérie ». De part et d’autre d’une ligne invisible de fracture que la vie quotidienne dissout dans l’indifférence réciproque.
Mais cette indifférence, c’était avant l’insurrection de 1954 !
Camus aura été aussi loin qu’il lui était possible dans sa main tendue à l’Autre
Car cette indifférence vole en éclat entre les deux communautés avec la guerre qui s’est ouverte en 1954. Et qui pousse chacun dans l’obligation de « prendre parti » pour l’un des deux camps qui s’affrontent.
Au sein de la communauté des Français d’Algérie, se déchaine, nu, cru, ce mépris gigantesque, ce sentiment de domination. Associé à la peur de la masse démographique des « Arabes » entrés en révolte, ce sentiment se transforme alors en haine mortelle. Qui nourrira le soutien aux forces d’extrême droite d’une partie de la communauté des Français d’Algérie. Ces forces se déchaîneront dans les deux dernières années de la guerre semant la mort dans la communauté algérienne.
Camus, l’humaniste conspué par ceux de sa communauté de Français d’Algérie
Camus, humaniste sincère, ne hurle pas à la haine. Il est bouleversé par les effets de la guerre qui fait rage dans tout le pays Notamment par les massacres de populations civiles et de prisonniers par l’armée française. En janvier 1956, il tente une démarche pour que s’instaure une « trêve civile » qui épargnerait les populations non combattantes. Avec des amis, une réunion est organisée à Alger. Le FLN accepte. Mais le lobby colonial a organisé une manifestation qui essaye d’empêcher la tenue de la réunion, aux cris de « Camus à mort ». Albert Camus a tenté une démarche pleine d’humanité. C’est l’échec.
Il restera néanmoins fidèle à sa communauté.
Comme d’autres progressistes, Albert Camus restera en deçà d’une réelle reconnaissance de l’altérité
De la part incompressible de l’identité de l’autre, de « l’indigène ». Cette limite, c’est l’angle mort dans lequel restent enfermés la plupart des intellectuels progressistes. Quand bien même ils sont nés sur une terre du Sud comme Camus. Quand bien même, vivant au Nord, ils se sont engagés dans le soutien aux luttes anticoloniales aux cotés des sociétés du Sud.
Voir « L’angle mort des penseurs du Nord sur le Sud » ==> ICI
Ni Camus, ni Ferraoun ne connaitront la « fin de l’histoire » de cette guerre. Le premier est mort dans un accident de voiture en janvier 1960. Le second, comme déjà dit, assassiné en mars 1962.
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Dans son texte sur la littérature algérienne de langue française
Mouloud Feraoun salue la reconnaissance nouvelle de ce courant d’écriture qui mêle écrivains Français d’Algérie et Algériens. Mais dans les œuvres émanant des premiers, il note l’absence des « autochtones ». Ou, comme le fait Camus, leur présence anonyme, sans nom. La « triste réalité algérienne » se retrouve dans ces œuvres où l’on « se coudoie dans se voir ».
Au fond, Feraoun et les écrivains algériens n’ont cessé de demander qu’on reconnaisse en eux des êtres humains : « (…) nous sommes des hommes, rien que des hommes, nous avons besoin d’amitié, de tendresse, de fraternité. » (p 58). Et c’est seulement chez Emmanuel Roblès, écrivain d’Algérie comme lui, que Feraoun trouve cette reconnaissance.
Un texte d’anthropologie sur la vie dans les villages kabyles
Dans ce texte, Feraoun montre comment l’organisation sociale de la population en Kabylie tourne fondamentalement autour de l’entraide. Face à un environnement naturel très rude, marqué par la rareté des terres arables, l’entraide est une nécessité vitale.
Elle conditionne la gouvernance traditionnelle de ces petites communautés villageoises. Celles-ci emboitent la société depuis la famille, le village, la tribu, la confédération de plusieurs tribus. Dans cet empilement, le village joue un rôle essentiel. Il « nomme ses chefs, légifère, s’administre » (p 94).
La Jmâa, l’assemblée des hommes âgés, dirige le village d’une façon collective mais censitaire. Jeunes et femmes en sont formellement exclus. Comme dans la plupart des structures traditionnelles du monde. En France, l’incorporation citoyenne des femmes dans le droit de vote n’est intervenue qu’en 1944.
Enfin, nous trouvons dans ce recueil de textes des chapitres qui devaient donner une suite à son roman « Le fils du Pauvre »
Où l’on retrouve Fouroulou qui a réussi son admission à l’Ecole normale d’instituteur de Bouzaréa, sur les hauteurs d’Alger. Le jeune adulte s’y forme. Il commence ensuite son travail dans une école de Kabylie. Il se marie. Et affirme son autonomie par rapport à la tradition, en refusant de mettre son jeune couple sous la coupe des injonctions de sa famille.
Feraoun évoque la période de la Guerre
Il s’agit ici de la Seconde Guerre Mondiale qui sera marquée par les départs de jeunes Kabyles sur le front et leur retour après la défaite de 1940. Peu de morts aux combats, finalement. Mais c’est la faim qui se répand sur la Kabylie. La morsure de la faim est permanente. Plus rien ne compte que de trouver à manger. L’orge, cette céréale vitale, manque.
Fouroulou fait vivre avec son salaire d’instituteur sa famille élargie. Mais les prix montent, les denrées sont de plus en plus rares. La faim se fait encore plus vive. Cette guerre lointaine fait le malheur jusque dans les villages des montagnes de Kabylie. Et puis la guerre prend fin. Les contraintes se desserrent progressivement. La vie reprend.
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Mouloud FERAOUN a été assassiné le 15 mars 1962, trois jours avant la signature des Accords d’Evian qui instituaient l’Indépendance de l’Algérie. Cinq autres personnes ont été assassinées à ses côtés : Max MARCHAND, Marcel BASSET, Robert EYMARD, Ali HAMMOUTENE et Salah Henri OULD AOUDIA, mon oncle. Au moment où ils furent abattus par des extrémistes qui voulaient le maintien de la colonisation en Algérie, ils travaillaient tous les six à la future coopération pour l’éducation entre Algérie et France.
(*) Sur Mouloud Feraoun écrivain, on lira avec intérêt « L’inspiration algérienne et l’influence française dans l’œuvre de Mouloud Feraoun » d’Andrée Ould Aoudia, mémoire de Lettres classiques présenté à la Faculté des Lettres de Paris – Sorbonne en novembre 1968.
[1] Sur « Le fils du Pauvre », voir ==> ICI
[2] Mouloud Feraoun a été assassiné le 15 mars 1962 avec cinq collègues enseignants lors d’une réunion de travail de dirigeants des Centres sociaux éducatifs. Mon oncle Salah était parmi ces enseignants. C’est un commando d’extrême droite de Français d’Algérie qui a perpétré ce crime.
Voir « La résistance à la colonisation Une histoire familiale » ==> ICI
[3] En France, on n’utilise pas le terme « apartheid » pour désigner le régime qui prévalait en Algérie. Une façon de masquer la situation réelle qui prévalait dans cette colonie de peuplement. Sur l’apartheid, voir ==> ICI
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