Ce 3 novembre 2020, jour d’élections aux Etats Unis… J’écris ce billet avant de connaitre les résultats de ces élections

La tropicalisation des sociétés du Nord. Impossible de ne pas relier la situation américaine à celle qui prévaut dans trois pays africains qui vivent depuis quelques semaines des situation de dévolution contrariée du pouvoir suprême. Tanzanie, Guinée, Côte d’Ivoire. Des élections présidentielles contestées dans leur principe, comme dans leurs résultats. Contestées avec violence. Il y a déjà mort d’hommes dans ces pays.

Avec une difficulté majeure : comment penser le fil qui relie ces pays dans la situation actuelle ?

Tanzanie, Guinée, Côte d’Ivoire, Etats Unis. Quatre pays soumis à des incertitudes au plus haut niveau dans la conduite des processus électoraux de dévolution du pouvoir suprême. Et dans leur dénouement.

Ces incertitudes conduisent à des craintes majeures

Crainte majeure portant sur la reconnaissance des résultats eux-mêmes. Dans les trois pays africains cités, l’opposition ne reconnait pas la victoire du président sortant. Aux Etats Unis, le président sortant a créé la confusion sur son acceptation des résultats en cas de défaite dans les urnes.

Crainte majeure portant sur la mobilisation de milices privées pour imposer un résultat ou résister à une proclamation du résultat. Les violences sont au bout de ces logiques. Elles ont déjà fait de nombreuses victimes dans les trois pays africains. Aux Etats Unis, sous d’autres formes, elles risquent de provoquer des victimes. Les ventes d’armes ont fortement augmenté en cette période pré-électorale. Dans les grandes villes américaines, les commerçants barricadent leurs boutiques en prévision de violences futures.

Ce qui a de commun entre la situation en Tanzanie, en Guinée, en Côte d’Ivoire et aux Etats Unis c’est la division profonde des sociétés

Dans les quartiers, dans les familles, parmi les amis, la division s’est installée. On ne se parle plus, on se suspecte, on se craint. On redoute la violence « des autres ». De ceux du camp d’en face. Chacun, regrette, condamne, craint cette division. Mais elle s’amplifie. Comme quelque chose qui lâche dans ce qui nous fait vivre avec nos différences. Dans ce qui nous fait résister à nos pulsions de haine. Nos pulsions de mort qui habitent chacun d’entre nous. Et ce « quelque chose qui lâche » touche de très larges fractions des sociétés du Nord comme du Sud. Une réélection de Donald Trump confirmerait cette orientation.

Et c’est sur ces sentiments de division, attisés par les politiciens qui briguent les magistratures suprêmes, que fleurissent les organisations violentes qui poussent à l’affrontement, creusant ainsi ces fractures. Celles-ci prennent des formes spécifiques à chacune des sociétés. Mais le résultat est étrangement similaire. Comment expliquer cette similitude ?

Nous sommes engagés dans la tropicalisation du monde occidental

Cette idée de dérive du monde occidental vient de la profonde crise politique et sociale vécue par les sociétés du Nord et des réponses qui y sont faite par les Etats. Des Etats de plus en plus capturés par des grandes firmes multinationale, devenues plus puissantes qu’eux. Les réponses apportées prennent, presque partout au Nord, la forme de reculs de la démocratie [1]. Reculs qui conduisent à une « convergence inattendue » entre Nord et Sud [2]. Non pas, comme prédit depuis 60 ans, par un « rattrapage » du Nord par le Sud qui convergerait vers la démocratie et l’économie de marché. C’était la thèse de la « fin de l’Histoire » défendue par Francis Fukuyama [3]. Mais une convergence par la régression démocratique et sociale des pays du Nord.

Comment s’est enclenché ce processus ?

La mondialisation actuelle a provoqué l’émergence dans l’espace non-occidental d’acteurs puissants qui ont désormais la capacité de concurrencer la suprématie absolue du pouvoir économique du Nord. Et de revendiquer leur place à la table où les puissances du Nord étaient jusque-là les seules à écrire les règles du jeu mondial. Le raidissement américain contre la Chine est une tentative de résister à ce phénomène. Cette émergence au Sud pousse les Etats et les grandes firmes du Nord à chercher de nouveaux espaces pour imposer leur modèle d’accumulation.

Ces espaces, ils ne les trouvent… qu’au sein de leurs propres sociétés

Mais les sociétés du Nord ont obtenu depuis la fin du XIX° siècle, par les luttes, des acquis incontestables : démocratie, droits humains et droits sociaux, services publics efficients… Ces acquis résultaient, pour partie, d’un partage entre tous les acteurs du Nord de la prédation opérée sur les sociétés du Sud. Un partage certes inégal, mais certain. Cela explique (mais ce point n’est pas central dans notre propos ici) l’ambivalence depuis l’origine de la pensée progressiste envers le Sud. Ambivalence que j’appelle la « jules ferrysation » de la gauche [4].

Cette répartition, ce partage, ne fonctionnent plus aujourd’hui

Les acteurs émergents du Sud ne laissent plus les puissances dominantes du Nord prendre la part totale du gâteau. Elles ont les moyens, aujourd’hui, d’en prendre une part croissante. Pour maintenir leur prédation, les Etats et grandes firmes du Nord n’ont alors d’autre solution que de retourner contre leurs propres sociétés les outils et méthodes de domination qu’ils avaient utilisé jusque-là dans leurs rapports avec les sociétés du Sud. Que ce soit directement par le colonialisme ou indirectement avec le néo-colonialisme qui lui a succédé. Cette thèse est émise et développée par Xavier Ricard Lanata dans son dernier ouvrage [5].

Division et répression au Nord. Et recul du droit

Face aux sociétés du Nord qui peuvent refuser cette régression, les pouvoirs utilisent la division et la répression. Chacune de ces armes connait, ici et là, de multiples déclinaisons. Des formes spécifique à chaque pays, qui dépendent de son histoire longue. Depuis la concentration croissante des organes de communication dans les mains des pouvoirs économiques jusqu’aux divisions par le racisme et la xénophobie, en passant par la répression brutale des forces de l’ordre. Partout, le recul du droit. Et ces régressions sont soutenues par des fractions de plus en plus larges populations. Aujourd’hui, les dirigeants autoritaires de droite ne viennent pas au pouvoir par des coups d’Etat. Mais par des élections pas ou peu contestées ! IL s’agit là d’un recul de la civilisation !

L’interrogation, quelques heures avant l’élection présidentielle américaine de 2020, trouve là des causes profondes

Des causes qui mobilisent des forces immenses du coté des pouvoirs en place au Nord. Qui mobilisent aussi des sociétés divisées, armées d’arguments de plus en plus tranchés et tranchants. Porteurs de violence.

Des sociétés qui peinent à faire prévaloir en leur sein les urgences sociales, démocratiques et… écologiques.

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[1] Ces reculs sur la démocratie accompagnent des reculs sociaux et des renoncements à s’engager dans la lutte contre les dérèglements climatiques.

[2] Jacques Ould Aoudia « Captation ou création de richesse ? Une convergence inattendue entre Nord et Sud » (publié dans Le Débat n°178 – janv-fev 2014 – Gallimard)  Voir   ==> ICI

[3] Une thèse qui résumait la marche de l’Histoire à celle des pays du Nord. Comme si les pays du Sud étaient incapables de « faire l’Histoire ». La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, Paris, Flammarion, 1992 (titre original anglais : The End of History and the Last Man).

[4] Voir notre article : L’échec de la pensée progressiste : nous avons perdu !  ==> ICI

[5] La Tropicalisation du monde. Topologie d’un retournement planétaire, Paris, PUF, 2019.

Sur la situation politique dans les pays du Sahel, voir ==> ICI