1/2 : L’islamisation des imaginaires sociaux
Aouatif El Fakir et Jacques Ould Aoudia
Article publié dans la revue « Le Débat » n° 197 – novembre-décembre 2017
- Aouatif El Fakir est docteur en économie.
- Jacques Ould Aoudia est chercheur en Économie politique du développement.
Comme toutes les zones du monde, la région constituée par les pays des rives nord et sud du pourtour méditerranéen est profondément affectée par la globalisation. La majeure partie de ses habitants sort perdante de la mondialisation, dont les grands bénéficiaires sont les pays d’Asie de l’Est qui se sont arrachés au sous-développement et les classes riches dans tous les pays. Par-delà les singularités de chacune de ses parties, nous identifions deux caractéristiques communes à toutes les sociétés de la zone, au nord comme au sud : d’une part, une montée générale des crispations identitaires ; d’autre part, le report sur la jeunesse du poids de ces difficultés.
Nous relions ces deux caractéristiques à la montée de l’extrémisme violent, dans un jeu de causalités complexes, mobilisant un grand nombre de facteurs politiques, sociaux, psychologiques, historiques, religieux, géostratégiques. Pourquoi et comment des milliers de jeunes s’engagent-ils « corps et âme » dans cette aventure funeste ? Nous sommes là devant un fait social total, mobilisant un nombre élevé d’individus, d’institutions, de sociétés autour de la Méditerranée et en dehors.
Ce texte se propose d’apporter des éclairages sur le nœud qui s’est ainsi formé dans notre grande région, en portant une attention particulière à son côté sud actuellement moins exploré pour améliorer nos connaissances sur ce phénomène et mieux le réduire.
Nous commençons par l’examen du contexte dans lequel s’effectue cette montée de l’extrémisme violent dans les sociétés et communautés de culture musulmane, au sud comme au nord. Un contexte marqué par deux mouvements de fond qui les traversent depuis quelques décennies : la montée de l’affirmation religieuse au sein des sociétés, qui est la forme que prend cette crispation identitaire affectant l’ensemble de cette région, et l’émergence de l’individu qui s’exprime avec le plus de force dans la jeunesse, phénomène touchant plus particulièrement les sociétés et communautés de culture musulmane. Au nord, les blessures identitaires et sociales provoquées par la mondialisation suscitent un besoin d’ordre, de conservatisme, une inquiétude identitaire, un repli dans le refus de l’autre, qui pavent le chemin des mouvements xénophobes, au risque de violents conflits. Ces divers mouvements nourrissent la radicalisation d’une partie de la jeunesse, tant au sud qu’au nord, en un faisceau de causes mêlées.
L’islamisation des imaginaires sociaux
Une puissante montée de l’expression religieuse dans les sociétés de culture musulmane est à l’œuvre depuis plus de trente ans, affectant tous les acteurs, à tous les niveaux des relations sociales. Cette vague mobilise des centaines de millions de musulmans dans le monde en un renversement récent, radical et durable des imaginaires sociaux de ces sociétés.
Après des années de présence discrète, l’islam se donne à voir, au sud comme au nord. Mosquées pleines d’un public de tous âges, débordant dans la rue pour la prière du vendredi et celles du mois de ramadan ; espace urbain où les signes des prescriptions islamiques (barbe, foulard) se multiplient, devenant, pour ce qui concerne le voile, une norme sociale répandue à travers toutes les couches de la société, dans la majorité des cas à l’initiative des femmes, vécue pacifiquement (entre amies, entre générations, entre hommes et femmes), mais pouvant aussi signer une contrainte pesant sur elle ; augmentation du nombre de pèlerins à la Mecque, y compris dans les classes à faible revenu : faire le haj est un investissement lourd pour nombre de personnes des pays du Sud (de l’ordre de 3 000 à 4 000 euros), mais il accorde un statut hautement valorisé lors du retour dans le quartier, dans le village ; demande croissante d’activités financières respectant les préceptes islamiques ; multiplication des constructions de mosquées, notamment dans les quartiers populaires et dans les villages, financées par des bienfaiteurs émigrés ou avec par des donateurs du Golfe ; multiplication des organisations de solidarité d’inspiration religieuse depuis que les ajustements structurels promus par le FMI dans les années 1980 ont réduit les politiques publiques en direction des populations démunies.
On constate également une large audience des multiples chaînes satellitaires diffusant des programmes religieux qui véhiculent l’Islam wahhabite, chaînes qui se livrent une concurrence effrénée pour recruter les prédicateurs vedettes. Elles promeuvent d’innombrables programmes visant les femmes, les enfants, les adolescents. Internet et les réseaux sociaux ont en outre envahi les pratiques, notamment des jeunes. Ils véhiculent en majorité des versions rigoristes du discours religieux.
Ce mouvement vers la religion se donne à voir, mais aussi à entendre, dans les multiples applications qui égrènent sur les téléphones portables les appels aux cinq prières quotidiennes ou la lecture du Coran.
Ce mouvement se caractérise par une pression à toujours plus de signes religieux dans tous les espaces (familles, espace public, institutions, vie sociale). S’y opposer, c’est « s’opposer à la volonté de Dieu ». La résistance à l’envahissement du signifiant religieux est de plus en plus difficile (par exemple, la puissance des haut-parleurs du muezzin que personne n’ose défier). On assiste à des pressions croissantes pour la séparation des sexes dans les espaces publics. Une obsession de la conformité aux normes religieuses dans tous les détails de la vie courante (de quelle couleur s’habiller, combien de temps allaiter son enfant, serrer la main de lui ou elle, organiser une fête familiale). Cela va jusqu’à une inflation de l’évocation du nom de Dieu dans les conversations.
Dans ses formes avancées, ce mouvement entraîne une frénésie à couper le monde entre ceux qui se considèrent comme les « vrais musulmans » et les autres, les « mécréants » divisant la société jusqu’à de très fins échelons (au niveau des familles), créant ainsi un environnement favorable à de graves intolérances religieuses.
Plus profondément, on assiste à une remontée des taux de fécondité dans la plupart des pays arabes. Ceux-ci étaient jusqu’aux années récentes à la baisse, au point de dessiner une dynamique de transition démographique la plus rapide du monde [1]. Même si l’idéologie n’est pas le seul facteur explicatif de ce retournement, elle joue un rôle certain dans ce pied de nez inattendu aux projections de ralentissement démographique au sein de cette région du monde.
Globalement, ce mouvement ne procède pas d’une montée du spirituel. L’islam a toujours constitué la dimension structurante de toutes ces sociétés. Ce qui est nouveau, c’est l’envahissement des manifestations de la religion dans le champ social. Cet envahissement procède d’une religiosité de démonstration, une religiosité d’appartenance au groupe, d’affirmation identitaire, contre « les autres », c’est-à-dire ceux qui dominent les champs du pouvoir, de la richesse et qui façonnent les normes sociales dominantes copiées sur les normes occidentales [2]. Chez les moins instruits, la pensée magique de la religion a remplacé la superstition pour expliquer le monde. Ainsi, ce sont les versets du Coran qui guérissent, protègent du mal, prémunissent des dangers, et ce sont les invocations qui donnent la richesse, etc. Cette ré-émergence du religieux va de pair avec la montée d’un conservatisme sociétal et d’une demande d’ordre et d’autorité que chevauchent certains gouvernements de la région (Égypte mais aussi Turquie).
Cette prégnance croissante de la religion est soutenue par les institutions religieuses qui diffusent depuis longtemps une approche de l’Islam selon laquelle la dimension normative est majeure, transformant les textes en code pénal, écrasant la dimension spirituelle. Cette orientation est appuyée et soutenue par le wahhabisme, qui travaille en profondeur cette vague montante et pèse pour en accentuer la tournure rigoriste et le rejet de l’altérité, faisant déborder la religion dans l’idéologie et la politisation autour des préceptes salafistes.
Au nord, cette affirmation identitaire au sein des communautés de culture musulmane prend la forme d’un repli communautaire allant jusqu’au rejet de l’intégration pour certaines parties de ces populations, surtout parmi les jeunes.
Cette islamisation des sociétés trouve au Sud sa traduction dans les scores électoraux. La marche politique des sociétés de tous les pays de culture musulmane est marquée par cette poussée générale vers la religion [3].
En témoignent les résultats des urnes dans les pays arabes secoués par des mouvements populaires depuis 2011 : les partis se réclamant de l’islam, sortis de la clandestinité comme en Tunisie, ont obtenu partout des majorités relatives lors d’élections non contestées, depuis 2011 et avant même à Gaza, en Turquie. Ces résultats traduisent le discrédit des partis politiques issus des indépendances [4], mais aussi la légitimité acquise par les organisations islamistes qui œuvrent depuis des années dans les quartiers populaires et dans la petite bourgeoisie (Égypte, Turquie, Maroc) sur le terrain caritatif et social (aide aux démunis, soutien scolaire, secours d’urgence en cas de catastrophe naturelle), terrain que les États ont abandonné dans les années 1980, suivant en cela les prescriptions des institutions financières internationales au nom d’impératifs budgétaires.
Dans chacun des principaux pays arabes, cette poussée électorale vers les partis « islamistes » a été digérée par les pouvoirs en place. Chacun des pays a trouvé « un arrangement avec le Bon Dieu », en phase avec son histoire et les forces sociales qui le composent. En Algérie, les élites militaires qui dirigent le pays ont abandonné la société aux partis islamistes légaux, tout en redistribuant à la population une partie de la rente au moment des poussées contestataires de 2011 qui ont coïncidé avec les plus hauts cours du pétrole. Au Maroc, le pouvoir royal dispose d’une légitimité enviable dans la région. Il tient fermement la barre, laissant le parti islamiste, sorti majoritaire des urnes lors des élections successives, se casser les dents sur la réalité de la gestion quotidienne du pays. En Tunisie, le compromis, réalisé avec l’adoption de la Constitution à la quasi-unanimité du Parlement issu des premières élections non contestées, se prolonge au niveau du gouvernement d’union entre les deux principales forces qui structurent la vie politique du pays, les islamistes et les séculiers, assurant un fragile équilibre. En Égypte, c’est la situation autoritaire qui prévaut. L’absence de compromis à l’horizon y maintient un niveau de violence élevé depuis l’alternance musclée entre l’islamiste Morsi et le militaire Sissi. En Turquie, le pouvoir islamo-conservateur s’appuie sur une demande d’ordre et un fort conservatisme inspiré par la religion, majoritaire dans la population. La tentative de coup d’État en 2016 et le référendum constitutionnel de 2017 le confortent dans son emprise autoritaire sur les libertés.
Partout, les pouvoirs politiques ont ainsi enregistré cette montée du fait religieux dans les sociétés et y ont répondu, chacun, avec ses ressources politiques et son histoire, conduisant à des équilibres plus ou moins instables.
Les raisons du religieux
Pourquoi un tel retournement des imaginaires sociaux ? Un ensemble de faillites et de ruptures explique ce phénomène. Tout d’abord, le fait que les démarches de modernisation / sécularisation des modes de vie, engagées après les indépendances (code de la famille en Tunisie, politiques publiques sécularisées des partis Baas en Syrie, en Iraq, courant culturel moderniste et séculier dans l’Égypte de Nasser, dans l’Algérie postindépendance) ne se sont pas accompagnées d’un développement politique et économique comme l’ont connu les pays d’Asie de l’Est. Bien plus, cette sécularisation s’est faite, en Turquie, Algérie, Tunisie, avec un mépris affiché pour les croyants, considérés comme « arriérés » face à la « modernité » qui ne pouvait être qu’occidentale et séculière [5].
Autre faillite, celle des mythes d’après les indépendances (panarabisme, socialisme arabe), à laquelle se sont ajoutés les échecs militaires face à la « morsure » d’Israël [6] vécue comme « catastrophe » (nakba). Enfin, avec la mise en œuvre des politiques de libéralisation, on a assisté à la rupture du contrat social qui associait autoritarisme, emplois massifs dans la fonction publique et faible pauvreté monétaire. Inégalités sociales et régionales, montée de la corruption se sont ensuivies [7]. S’ajoutent les diverses instrumentalisations des forces locales par les pays dominants (conflits Est-Ouest, politique occidentale de « deux poids deux mesures » dans le conflit arabo-israélien, première et deuxième guerre du Golfe) conduisant les dirigeants arabes à utiliser des tiers externes à la région pour tenter de régler des conflits internes, avec des effets systématiques d’approfondissement des conflits et de renforcement du sentiment d’humiliation.
Ce mouvement de retour du religieux dans les sociétés rencontre les financements des pays du Golfe, notamment de l’Arabie saoudite, qui offrent aux acteurs locaux de larges moyens matériels et, avec la doctrine wahhabite, une armature idéologique. Ces diverses instrumentalisations des forces locales par les pays dominants et les financements des pays du Golfe ont ajouté à l’entropie du système.
Mais l’instrumentalisation de la religion n’est pas seulement le fait de forces extérieures. Tous les dirigeants de la région, y compris au sein des pays « laïques », à la recherche de légitimité pour tenter de consolider leur pouvoir devant les faillites signalées plus haut, ont manipulé le sentiment religieux, notamment en soutenant une matrice éducative acritique, formant les esprits à la soumission et au rejet de l’autre dès le plus jeune âge.
À la base même de l’enseignement dans les pays arabes, un radicalisme implicite.
L’interprétation de l’islam qui a fini par imposer sa tradition depuis le xiiie siècle au terme d’intenses luttes politiques et théologiques nourrit en effet une sacralisation des textes qui bloque tout débat, une vision binaire du monde (le bien/le mal, prohibé/autorisé : halal/haram) en un discours qui prône la rupture avec l’autre (eux/nous) comme grille indépassable de lecture du monde. Cette interprétation, qui est massivement diffusée dans le discours religieux et l’enseignement public, tire sa force de ce qu’elle est considérée comme la seule licite car « dictée par Dieu lui-même », alors qu’elle résulte dans les faits d’une lutte politique entre êtres humains [8]. C’est l’occultation farouche de la part humaine de l’interprétation actuelle de l’islam qui verrouille toute ouverture sur une nouvelle lecture des textes.
L’instrumentalisation de la religion ainsi interprétée pour lutter contre la pensée progressiste ou contre l’urss (comme en Afghanistan) a accentué le phénomène.
Portées par « une pensée sclérosée barricadée derrière la citadelle de l’identitaire et la hantise d’une aliénation occidentale [9] », les semences du radicalisme sont ainsi présentes dans les discours des institutions du culte et d’éducation dans tout le monde musulman. Outre le fait que les systèmes d’enseignement ainsi formatés produisent des résultats très défavorables à l’acquisition de connaissances [10], les espaces d’éducation dans les pays de culture musulmane sèment ainsi les germes de la radicalisation, notamment dans le rapport à la connaissance (absence de pensée critique), à l’autorité (soumission), à la femme (inégalité des sexes) et dans le rapport à l’autre (le mécréant, l’ennemi). La propagande jihadiste se coule parfaitement dans cette éducation banalement acritique ! Il y a ainsi capillarité entre l’islam quotidien, l’islam officiel, et l’islam jihadiste.
Au total, la combinaison de ces composantes multiples a fourni les ferments d’un sentiment de revanche aux dimensions identitaires et sociales mêlées, porté par de larges fractions des sociétés de culture musulmane.
Contradictions et résistances
Ce mouvement d’islamisation des sociétés, comme tout mouvement social profond, n’est pas exempt de contradictions, notamment entre poussées vers l’individualisme des comportements (nous y reviendrons) et conformité aux règles religieuses, entre affichage pieux et pratiques concrètes. Ainsi, entre l’interdiction de la représentation humaine et la profusion des millions de clichés à partir du téléphone portable, y compris dans les médias les plus rigoristes ; ainsi, en matière vestimentaire, la combinaison du foulard et du maquillage ; ainsi la mode « mipsters », moitié musulmane, moitié hipster… Une minorité se dirige même vers l’athéisme, plus ou moins affiché.
Au sud, de larges fractions de la population, urbaines, instruites, maîtrisant la langue française ou anglaise, résistent à ce mouvement pour défendre leur mode de vie en voie de sécularisation. Ayant adopté des comportements sociaux proches de leurs équivalents au nord de la Méditerranée, elles sont les interlocutrices privilégiées des médias, des intellectuels, des politiciens du Nord qui se reconnaissent dans le miroir qu’on leur tend. Ainsi, le Partenariat euro-méditerranéen fondé à Barcelone en 1995 avait façonné une « société civile arabe » entièrement francophone ou anglophone, fonctionnant selon les codes européens, en ignorant totalement les individus et les organisations arabophones.
De nos jours, la Tunisie illustre la version pacifiée de cette opposition qui traverse toutes les sociétés de culture musulmane, avec l’adoption de la Constitution par un compromis entre les forces qui s’appuient sur cette vague d’islamisation et celles qui défendent une société sécularisée. Des intellectuels se sont organisés après les assassinats de leaders politiques de gauche par des islamistes et restent vigilants sur les dérives possibles dans une situation qui demeure fragile, exposée comme partout aux attentats terroristes. À l’opposé, l’Égypte marque la violence de l’absence de compromis : les islamistes, avec le président Morsi, ont voulu « tout prendre » quand ils avaient le pouvoir. Ils ont tout perdu, et le président Sissi, qui a récupéré le pouvoir, fait de même en « prenant tout », sans même chercher le moindre compromis [11]. Le raidissement autoritaire du pouvoir en Turquie, après l’échec du coup d’État de 2016, illustre également la difficulté de l’Islam politique à passer des compromis.
Au nord les populations issues de l’immigration de culture musulmane, dans leur majorité, s’intègrent dans leurs sociétés d’accueil, comme en témoignent leur inscription progressive dans toutes les strates sociales et les mariages mixtes. Elles sont cependant affectées à la fois par les actes d’extrême violence commis par les jihadistes sur leur sol et par la montée des positions xénophobes. Une coupure au sein de ces populations issues de la migration se dessine entre ceux qui poursuivent leur trajectoire d’intégration et ceux qui en ont décroché.
Le mouvement jihadiste
Au sein des populations qui participent de ce retour vers l’affirmation religieuse, les positions vis-à-vis de l’expression jihadiste sont diverses. Une partie des personnes, sincèrement engagées dans cette intensification de la pratique religieuse est horrifiée par les actes des jihadistes : « Ce n’est pas l’Islam ! » Même quand elles sont prises dans la dérive rigoriste, elles se dressent, au nom de l’islam, contre l’islamisme, en refusant d’assumer l’islamité de ces mouvements. Une autre partie se dédouane encore plus catégoriquement en attribuant les agissements de ces groupes aux manipulations de forces externes (services secrets us, israéliens, voire iraniens, selon la théorie du complot). Les membres des institutions religieuses se divisent, entre ceux qui s’engagent dans une réflexion critique et ceux qui s’arc-boutent sur l’orthodoxie, perpétuant ainsi la matrice implicite de la radicalité. D’autres, enfin, adhèrent plus ou moins activement aux arguments des extrémistes, créant un halo de sympathie autour du noyau dur des islamistes radicaux.
Les organisations jihadistes s’adossent à ce mouvement vers la religion que connaissent les sociétés. Jouant sur le continuum entre islam populaire, islam des institutions et islam salafiste, elles développent une propagande adroite en mobilisant quatre grands « rêves » puisant au cœur des imaginaires sociaux arabo-musulmans [12] : le rêve du khelafa/califat d’unification de la communauté musulmane mondiale, la Oumma (idéal sunnite de l’unité arabe) ; le rêve de dignité face aux injustices sociales (idéal du mouvement du socialisme arabe) ; le rêve de pureté par la stricte observance littérale (idéal salafiste) ; le rêve de salut pour la fin du monde et la résurrection au pays de Cham, l’actuelle Syrie (idéal du soufisme). C’est en jouant sur ces quatre idéaux que le mouvement jihadiste pousse des jeunes du monde entier à s’engager corps et âme auprès de lui, en opposant radicalement le monde des « vrais musulmans » aux autres, « mécréants » de toutes sortes.
Ce mouvement jihadiste combine attraction par la promesse d’accéder à ces rêves-là et répulsion par les horreurs qu’il commet. Mais en revendiquant ces dernières et en les mettant en scène, il les retourne en facteurs d’attraction pour ceux qui s’engagent à ses côtés. Sa stratégie brandit hautement le mal. Elle bénit Dieu pour ses succès militaires et politiques comme pour ses échecs, présentés comme autant de mises à l’épreuve par la puissance divine et donc la preuve de son soutien. Cette stratégie désarme l’autre par sa radicalité même, elle fait le vide entre soi et l’autre, marquant ainsi l’absence irréductible de compromis. C’est sur ces bases que le mouvement jihadiste affronte les sociétés du Nord désenchantées, dans un engagement « total », face à la coalition militaire occidentale pratiquant l’hyper-technicisation du conflit et la marchandisation (illusoire) du courage par la mobilisation de mercenaires.
Ainsi, par leurs agissements et l’habile communication de ces agissements, les jihadistes opèrent une tentative de putsch permanent pour « prendre le pouvoir » sur la communauté musulmane mondiale, sommée de choisir son camp à chaque proclamation, à chaque massacre.
Au total, ce puissant mouvement vers une religiosité ostentatoire au sein des sociétés de culture musulmane, au sud comme au nord, entraîne tout à la fois une radicalisation d’une partie des musulmans, attisée et financée par les wahhabites mais trouvant des causes endogènes profondes, et une islamisation de la radicalité, face aux multiples injustices, au double langage, au sentiment d’humiliation hérité du colonialisme et revivifié par les interventions extérieures des pays occidentaux sur les scènes locales.
Voir suite en 2/2 : L’émergence contrariée de l’individu ==> ICI
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[1]. Youssef Courbage, « Le baby-boom imprévu du monde arabe », L’Opinion, 18 octobre 2015.
[2]. Mahdi Elmandjra parle de l’humiliation comme instrument de gouvernance et d’humiliocratie dans Humiliation à l’ère du méga-impérialisme (sans lieu ni éditeur), 2003.
[3]. Tous ces pays, depuis leur indépendance, ont inscrit la Charia comme source du droit dans leur Constitution : Baudouin Dupret, « Dans la plupart des États arabes, la charia est la source principale du droit », Le Monde, 14 décembre 2011.
[4]. Driss Ghali, « Et le piège du PJD se refermera sur le Maroc », HuffPost Maroc, 22 mars 2017.
[5]. Le roman d’Orhan Pamuk, Neige (Gallimard, 2007) décrit parfaitement ce point.
[6]. Georges Corm, Le Proche-Orient éclaté (1956-2012), Gallimard.
[7]. Jacques Ould Aoudia, Croissance et réformes dans les pays arabes méditerranéens, Karthala et afd, 2008.
[8]. L’interprétation de l’Islam d’aujourd’hui a été fixée au XIIIe siècle, au terme de plusieurs siècles de luttes idéologiques et politiques, contre celle prônant le libre arbitre et la rationalité, mettant l’amour et l’ascétisme au centre de la recherche spirituelle, rejetant tout dogmatisme religieux et favorisant la recherche scientifique et l’apprentissage de la philosophie.
[9]. Asma Lamrabet, L’Économiste, n° 4908, 30 novembre 2016.
[10]. Le classement PISA de 2016, malgré les réserves que l’on peut faire à toute comparaison internationale, confirme le retard des écoliers arabes (consultable en ligne).
Le Rapport arabe sur le développement humain 2003. Vers une société du savoir publié en 2003 par le PNUD débouchait déjà sur les mêmes constatations.
[11]. Jacques Ould Aoudia, « Entre compromis et violence, les sociétés arabes ont émergé depuis 2011 », Confluences Méditerranéennes, n° 94, 2015/3.
[12]. Selon Ahmed Abaddi, théologien, secrétaire général de la Rabita Mohammadia des Oulémas (Maroc).
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