2/2 : L’émergence de l’individu

Aouatif  El Fakir   et   Jacques  Ould Aoudia

Article publié dans la revue « Le Débat » n° 197 – novembre-décembre 2017

  • Aouatif El Fakir est docteur en économie.
  • Jacques Ould Aoudia est chercheur en Économie politique du développement.

Émergence de l’individu : une émergence contrariée

Parallèlement à ce mouvement d’islamisation, on constate l’émergence de l’individu dans les sociétés du monde arabe, comme dans toutes les sociétés du sud de la planète.

L’éducation de masse, menée depuis les indépendances, malgré ses faiblesses qualitatives, a modifié anthropologiquement les sociétés du monde arabe en diffusant un enseignement massif, notamment dans le supérieur [1]. À ce puissant facteur de changement, s’ajoute l’urbanisation croissante des sociétés de la région qui tend à défaire les liens communautaires, ainsi que la diffusion des moyens de communication digitaux. Une partie majoritaire des jeunes dispose désormais d’une voix et des moyens technologiques de la partager. Une voix pour s’exprimer, agir, s’informer, échanger des savoirs et des idées, contester, proposer, s’engager, mais aussi intoxiquer, menacer, embrigader…

Les réseaux sociaux font partie des principaux vecteurs de cette profusion des voix, des expressions des jeunes. À flux continu, suivant une progression exponentielle, s’échangent des informations, messages, photos, vidéos, véhiculant le meilleur, le médiocre et le pire.

Ce mouvement se traduit également par la multiplication des organisations de la société civile qui jouent un rôle de substitution aux partis politiques traditionnels largement défaillants. Selon une étude du ministère de l’Intérieur au Maroc publiée en septembre 2016, le nombre des associations est passé de 4 000 en 1990 à 116 000 en 2016. En Tunisie, les associations étaient 8 000 avant 2011 (toutes contrôlées par l’État). Elles étaient à 18 000 en 2016 avec la libération du champ associatif après les mouvements contestataires de 2011. Le foisonnement de ces organisations offre des espaces considérables aux multiples volontés des jeunes du monde arabe de s’exprimer, d’échanger, d’agir, de créer. Ces nouvelles capacités acquises, notamment par les jeunes, développent un intense désir de reconnaissance.

Cette tendance lourde à la multiplication des voix signe l’émergence de l’individu, donc de la liberté individuelle. La société sort progressivement de la culture de soumission [2], elle tend à s’autonomiser des régulations autoritaires antérieures (père de famille, chef du village, imam, administration ou parti, dirigeant politique), et donc à se subjectiver.

Les conséquences en termes de régulations sociales et de gouvernance sont considérables. La décentralisation favorisant l’émergence des territoires pour accueillir toutes ces énergies nouvelles est une réponse majeure : elle peut mobiliser ces énergies réparties sur les territoires tout en contribuant à réduire les disparités régionales qui sont apparues comme d’importantes sources d’exclusion. À noter que ce mouvement concerne toutes les sociétés du Sud et pousse, partout, à la transformation de la gouvernance. Les pays du Sud qui ne tiendraient pas compte de cette émergence doivent s’attendre à de graves crises politiques.

Mais cette émergence de l’individu dans les sociétés de culture musulmane est fortement contrariée par deux phénomènes : d’une part, l’absence d’opportunités offertes aux jeunes au regard de leurs capacités nouvelles qui libèrent un fort désir d’être et d’agir ; d’autre part, le fait que cette émergence forme des individus ayant acquis des libertés sans apprentissage de la responsabilité individuelle : ce sont, majoritairement, des « individus incomplets », qui ne trouvent pas les modalités du passage à l’action dans le champ social.

Le décrochage de larges parties de la jeunesse

On a vu que la grande masse des jeunes des pays arabes a acquis depuis les indépendances un niveau d’éducation notoirement supérieur à celui de leurs aînés. Mais ces capacités nouvelles en termes de compétences scolaires et universitaires ne rencontrent pas d’opportunités sur le marché de l’emploi. L’accès aux emplois valorisés reste confisqué par les enfants des classes dirigeantes, qui ont la possibilité de faire des études dans des établissements privés et/ou à l’étranger.

La grande masse de la jeunesse du monde arabe se trouve ainsi en situation d’exclusion sociale, qui se manifeste notamment par le niveau très élevé du chômage des jeunes, tout particulièrement des jeunes diplômés, qui restent de longues années sans activité ou sont obligés d’accepter des emplois sous-qualifiés. Ce point est largement documenté dans les études nationales et internationales depuis plus de vingt ans [3]. À côté des jeunes diplômés sans emploi, une grande partie des jeunes sans diplômes vit de petits boulots, du commerce de produits licites (par la contrebande) ou illicites (drogues). Même si les seconds n’ont pas le niveau d’éducation des jeunes diplômés, ils disposent de capacités à s’exprimer dans les formes modernes de la communication supérieures à celles de leurs parents, à la suite du mouvement de scolarisation massif effectué dans les pays arabes [4]. Les uns et les autres sont pris dans la fascination de la consommation des produits « modernes », relayée sans relâche dans les médias, à portée de main dans les grands centres commerciaux qui se répandent dans les pays et dont ils restent exclus.

Mais l’exclusion de la jeunesse arabe est aussi politique : ce sont les jeunes qui ont mis le feu aux poudres des mouvements qui ont traversé tous les pays arabes à partir de la fin 2010, mais ce sont les caciques, les insiders, qui ont finalement tiré les marrons du feu en les disputant aux partis islamistes qui ont alors émergé au grand jour.

Ces capacités nouvelles créent un intense et légitime désir d’action et de reconnaissance [5], dont le déni relève du mépris et de l’humiliation. Or nous sommes bien dans une situation de déni : ces capacités, accrues dans des proportions inégalées, ne rencontrent pas d’opportunités à leur échelle. Le sentiment de ne pas trouver sa place dans la société se répand [6]. Cela concerne massivement les jeunes du Sud. Mais au Nord, de larges fractions de la jeunesse, notamment celle des quartiers périphériques où se concentrent de fortes proportions de la population issue de la migration, se heurtent au « plafond de verre » dans leur volonté d’ascension sociale.

Au sud, des jeunes continuent de se jeter à corps perdu vers l’Eldorado européen en de dangereuses traversées de la Méditerranée, s’immolent par le feu ou s’engagent dans un dévissage social au niveau individuel (drogue, délinquance, suicide) et, pour une partie d’entre eux, dans le « rêve jihadiste ». De fait, une partie de la jeunesse au sud (mais aussi au nord) est aujourd’hui source d’insécurité. Elle devient la « classe dangereuse [7] ».

Un individu « incomplet »

Les jeunes disposant ainsi d’une voix vivent une seconde contradiction qui porte sur la nature même de ces capacités nouvelles acquises par l’extension quantitative de l’éducation. On constate, pour la grande masse des jeunes, la faiblesse de la formation à la pensée critique, à l’autonomie de réflexion, la médiocre capacité à comprendre le monde complexe, les nuances, à accepter l’innovation, la différence. Ces faiblesses sont le résultat d’une pédagogie acritique, qui évite, finalement, l’apprentissage de la responsabilité individuelle et collective. Ce phénomène rejoint celui évoqué plus haut sur la matrice cognitive transmise par les systèmes d’éducation dans le monde arabe.

On a donc, dans les sociétés de culture musulmane, une masse d’individus jeunes, exclus des dynamiques sociales, économiques, politiques, qui contestent l’autorité sous ses différentes formes, mais avec une très faible expérience de la responsabilité individuelle. De fait, ils exigent l’accès à la consommation : ils demandent des moyens de mobilité (mobylette, scooter, automobile), de communication (téléphone portable, tablette), d’apparence vestimentaire (marques). Mais ils refusent, souvent, le travail physique et restent dépendants économiquement des parents tout en revendiquant leurs droits à la liberté. Cette contestation de l’autorité s’accompagne d’une montée inédite de la violence dans la jeunesse urbaine qui n’est pas seulement liée à la pauvreté [8] et d’un taux de suicide de jeunes en forte croissance.

L’une des manifestations de ce phénomène est apparue depuis quelques années avec l’abandon des parents âgés par de jeunes couples des classes moyennes, écrasés par les charges de la « vie moderne » : emprunts à rembourser pour financer l’appartement et la voiture, mensualités pour payer la scolarité des enfants dans une école privée, il ne reste plus rien pour la solidarité envers les parents, pourtant présentée comme une valeur sacrée dans les sociétés du Sud. On a ainsi, d’un côté, des couples des classes moyennes qui surnagent dans la « modernité » réduite à la consommation, de l’autre des vieillards abandonnés à la charité des voisins ou même à la mendicité.

Les défaillances qualitatives du système d’éducation sont là. Elles concernent à la fois l’éducation délivrée par les systèmes nationaux ainsi que la culture familiale, celle-ci bousculée par l’irruption de la modernité, alors que les régulations traditionnelles de socialisation (soumission à l’autorité du père et des institutions) se sont affaiblies.

Il est remarquable de constater, sur le long terme, la convergence des forces qui ont affecté et affectent les sociétés arabes (colonialisme, nationalisme issu des indépendances, islamisme) en ce qu’elles ont toutes voulu écraser la pensée critique au sein des sociétés. Malgré tout, des forces ont toujours émergé pour combattre le colonialisme, l’autoritarisme, l’islamisme.

Au total, de larges parties de la jeunesse dans les pays arabes se retrouvent doublement bridées. Par l’écart persistant entre ses capacités d’expression et les faibles opportunités de réaliser ces capacités, mais aussi par l’absence d’apprentissage de la responsabilité individuelle, de l’autonomie de pensée, du recul critique sur soi, de la compréhension de la complexité, des droits et devoirs de la citoyenneté qui traduisent l’émergence d’un individu incomplet dans des sociétés restées rigides. Ces jeunes « en mal d’être » forment ainsi une population réceptive aux discours sans nuances qui offrent des réponses simples à leur révolte confuse contre « les autres » et apportent du sens à leur vie.

Au Nord, des risques de déchirures du tissu social

Au Nord, et tout particulièrement dans les pays d’Europe riverains de la Méditerranée, une masse importante de jeunes subit avec une grande sévérité les effets de la dépression, avec un chômage massif [9], un verrou social que ne lève plus un enseignement supérieur massifié, une perte de sens dans une Europe en grandes difficultés politique, sociale, économique, morale et symbolique. Une Europe qui voit diminuer son hégémonie sur le monde. Une Europe submergée par l’économisme, alors même que l’économie n’est vécue que sous ses aspects punitifs : déficits à combler, dette à rembourser, chômage persistant, retraite incertaine pour les jeunes, services publics et autres droits sociaux en recul. Cette dérive creuse les inégalités, accentue l’exclusion sociale, durcit les divisions au sein des sociétés.

Parmi la jeunesse, les jeunes migrants et issus de migrants cumulent les difficultés d’une intégration sociale et politique en panne et d’une stigmatisation qui pousse une partie d’entre eux à rejeter l’identification aux valeurs de leur pays de naissance [10], au point que se développe en France un mouvement de refus de l’acquisition de la nationalité française à laquelle ils ont droit à leur majorité.

Comme le Sud avec l’islamisation des imaginaires sociaux, et pour des raisons en partie semblables, les sociétés du Nord connaissent une montée des crispations identitaires. Retour aux valeurs nationales fantasmées, affaiblissement par la mondialisation des ressorts mêmes qui avaient fait la force des pays du Nord (démocratie, égalité, droits à la critique, progrès scientifique), épuisement des organisations structurant le champ social (partis politiques, syndicats, Églises).

Un souffle de conservatisme, une demande d’ordre s’abattent sur les démocraties fatiguées d’Europe et des États-Unis, demande qui s’accommode contradictoirement de l’émergence de clowns, de provocateurs et d’escrocs comme dirigeants politiques. L’individualisme se radicalise au nord et entre en contradiction avec la démocratie dans ses formes classiques [11]. Ces phénomènes contribuent au développement de tendances xénophobes dans tous les pays du Nord qui trouvent des traductions électorales en miroir avec la montée des partis se réclamant de l’islam politique au Sud.

Ces tendances rencontrent celles qui traversent les communautés de culture musulmane présentes au Nord. Dans les pays du Nord où sont présentes des populations importantes d’origine immigrée de culture musulmane, la pression à l’islamisation pousse à une concurrence des normes au sein des sociétés (séparation des genres dans les piscines, halal dans les écoles, dispense d’éducation physique pour les filles, contestation du contenu de certains programmes d’enseignement).

Jusque-là, les sociétés du Nord n’avaient connu qu’une position de monopole dans la formulation des normes sur leur territoire, tandis qu’elles avaient une forte influence sur celles qui prévalaient dans les pays du Sud. Cet état de fait était considéré comme naturel. Désormais, les sociétés du Nord sont confrontées à la formulation d’autres normes sur leur propre territoire. Elles doivent s’opposer ou composer. Dans tous les cas, elles doivent affronter une situation totalement inédite pour elles, d’autant plus difficile que les personnels politiques de tous les bords ne proposent pas les outils pour prendre en compte cette réalité nouvelle et irrépressible, quand ils n’ont pas attisé ces craintes.

Comme au Sud, une partie de la jeunesse est perçue comme source d’insécurité. Tout spécialement en France, ce sont les jeunes des banlieues marginalisées qui deviennent l’emblème de cette insécurité. Sur les deux rives de la Méditerranée, un climat de crainte en direction des jeunes s’installe, qui ajoute au fractionnement des sociétés.

Au Nord, les deux mouvements identitaires qui travaillent en profondeur les sociétés jouent en miroir, se nourrissant l’un l’autre, provoquant des risques de déchirures sociales majeures.

Au Nord comme au Sud, des dérives vers l’extrémisme violent

Les sociétés et communautés de culture musulmane voient ainsi déferler sur elles deux courants puissants, potentiellement contradictoires : l’islamisation croissante des imaginaires sociaux et l’émergence de l’individu, mais d’un individu incomplet et exclu des opportunités sociales. À ces facteurs s’ajoute, au Nord, la montée de la xénophobie qui attise les replis et la perte de sens qui attirent des jeunes convertis vers les mouvements jihadistes radicaux.

Qu’en est-il du croisement de la montée de l’islamisation et de l’individualisme ? D’un côté, l’affirmation de l’individu ouvre des espaces pour questionner les normes, y compris religieuses, en refusant la transmission traditionnelle par les parents ou l’imam du quartier. Elle tend à s’affranchir des comportements de soumission à l’autorité, à s’ouvrir dans des rapports plus confiants avec l’autre sexe, à conforter l’affirmation de soi comme être unique, à se poser comme sujet…

L’accès à des libertés nouvelles s’accompagne de contradictions : les jeunes hommes revendiquent des relations avant le mariage mais cherchent ensuite des jeunes femmes voilées pour former leur union. Porter le voile est ainsi un atout pour trouver un mari !

Mais, d’un autre côté, l’individu « libéré » du contrôle social traditionnel peut plus facilement aller vers la délinquance, d’autant que les élites ne font souvent pas preuve d’une moralité à toute épreuve sur ce terrain. En outre, l’autonomisation dans l’accès à la connaissance religieuse livre ces individus « incomplets » à la propagande jihadiste, ne disposant pas de recul critique pour recevoir les messages martelés sur les réseaux sociaux qui offrent un excès de sens à des jeunes déboussolés, prêts à replonger dans une autre soumission.

Une partie des jeunes d’Europe issue de la migration de culture musulmane, mais aussi convertis, ainsi que des pays de la rive sud de la Méditerranée, s’engagent ainsi dans le jihad. Cet engagement procède d’un faisceau de causes dont la composition est variable selon les individus, les pays, la conjoncture politique au Nord et au Sud.

Parmi les motifs analysés, nous pouvons identifier : l’exclusion sociale ; le sentiment d’injustice face aux inégalités croissantes ; l’humiliation vécue et héritée, surtout dans les communautés de culture musulmane au nord (racisme, histoire coloniale, conflits du xxe siècle) ; la compassion humanitaire pour secourir les enfants bombardés par le pouvoir en Syrie ; les ruptures familiales. Ces premières composantes relèvent d’une islamisation de l’engagement radical, mais n’épuisent pas les motivations possibles au basculement dans l’extrémisme violent.

D’autres motifs se combinent, en effet, et notamment la question identitaire, bien des jeunes du Nord ayant un « mal-être » à vivre leurs identités multiples. Mais il y a aussi la rédemption après une période de délinquance ; la conversion à l’islam et l’engagement avec le zèle du converti ; la dérive religieuse qui va de l’engagement piétiste dans les mouvements salafistes-wahhabites jusqu’au jihad. L’ensemble de ces dernières composantes relève de la radicalisation d’une partie des musulmans en tant que tels.

S’ajoutent des motifs tirés de facteurs prévalents dans les pays de départ pour le jihad, sur la scène interne (conception agressive de la laïcité portée par certains courants [12]) et dans la politique extérieure (engagement militaire au Proche-Orient, en Libye, en Afrique subsaharienne). Ces motifs peuvent se cumuler avec l’instrumentalisation par des acteurs extérieurs aux conflits pour former des alliances complexes et changeantes (et non transitives : l’ami de mon ami peut être mon pire ennemi) qui affectent cette région, et dont profitent les forces islamistes radicales en alimentant leur discours d’une agression généralisée de l’Occident contre l’Islam ou de l’Iran contre l’Islam sunnite.

Parmi le faisceau de motifs qui agissent sur la radicalisation, nous revenons sur la question identitaire, très présente au Nord où elle se combine largement avec la question sociale. Beaucoup de jeunes en décrochage social et citoyen n’assument pas leurs appartenances multiples : ils peuvent être tout à la fois français, algériens, kabyles, arabes, musulmans, européens, habitants de tel quartier. Ils ne connaissent pas toujours l’Histoire qui a conduit leurs parents à migrer vers la France, le pays ex-colonisateur, et l’histoire familiale sur ce sujet n’a été que rarement transmise.

Apprendre à assumer tranquillement ses identités multiples suppose la rencontre avec d’autres, en des situations positives ouvrant sur des perspectives d’inclusion sociale, professionnelle, symbolique. Sans cet apprentissage, une partie des jeunes se laisse entraîner dans une identité unique, fermée, hostile à toute autre. Et cette identité unique leur est livrée clé en main sur les sites jihadistes.

Au total, ce mouvement d’islamisation des sociétés de culture musulmane, au Sud comme au Nord, sert de base à la radicalisation d’une fraction de la jeunesse de culture musulmane. Cela traduit tout à la fois une islamisation de la radicalité, face aux humiliations, aux injustices, au double langage, au sentiment de domination laissé par les interventions extérieures des pays occidentaux sur les scènes locales et une radicalisation d’une partie des musulmans, attisée et financée de l’extérieur par les wahhabites, mais rencontrant des causes endogènes profondes, principalement liées à l’orientation acritique de la matrice éducative ancrée dans les sociétés et les institutions des pays arabes.

Au total…

La région méditerranéenne, sur toutes ses rives, est aujourd’hui en grande difficulté, entre désarroi, impuissance, violence extrême, exode de populations, soutien à la radicalisation politique ou religieuse. À des degrés divers, au Nord comme au Sud, les sociétés, en « panne d’avenir », sont prises de doute sur leur futur et même sur leur identité.

C’est sur la jeunesse du Nord et du Sud que pèse le plus lourd fardeau de ces difficultés : exclusion sociale et économique, croissance des inégalités, échec scolaire, chômage de masse (y compris, au Sud, pour les diplômés), perte de sens et des valeurs, conduisant souvent au repli communautaire, au décrochage citoyen. Les élites politiques, sur toutes les rives de la Méditerranée, n’ont pas pris la mesure de ces défis et laissent dans le désarroi de larges parties de cette jeunesse, l’offrant, démunie, à la propagande radicale. Les causes sont profondes, des deux côtés, les solutions complexes.

Au Nord, il en va de l’instauration d’une identité confiante et ouverte, sur la base d’une prise de conscience apaisée des nouveaux équilibres qui s’instaurent avec les puissances émergentes et les nouvelles élites de tous les pays du monde.

Au Sud, il en va de la remise en question des fondements mêmes de la transmission de la connaissance et du savoir-être, au terme d’un dur combat à mener contre les tenants de l’ordre cognitif établi. Dans tout le monde musulman, la douloureuse période actuelle offre l’opportunité, au-delà de la réduction du phénomène jihadiste, de desserrer le nœud formé depuis des siècles dans l’imaginaire social dominant par la fusion entre culture, religion, politique et idéologie, par une lecture des textes décontextualisée qui privilégie la Foi sur la Loi, la transcendance sur la norme  [13]. Des voix s’élèvent au sein des pays et sociétés de culture musulmane [14] pour oser repenser ce que des êtres humains ont fait de l’Islam. Ces bouleversements prendront du temps.

Les urgences environnementales pourraient bousculer ce temps long, d’autant que le sud de l’Europe et le nord de l’Afrique sont les zones de la planète les plus affectées par le réchauffement climatique. Le pire n’est jamais sûr.

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[1]. Au Maroc, il y avait, au moment de l’indépendance, 451 personnes disposant d’un niveau post-bac. Les urgences politiques du pays (construire un État-nation, les infrastructures institutionnelles d’un État moderne…) ont conduit à concentrer sur la capitale les rares cadres formés dans un système d’enseignement moderne. Aujourd’hui, ce sont plusieurs centaines de milliers de Marocains qui disposent de ce niveau d’instruction. Ils sont répartis sur tout le territoire et demandent à s’exprimer, consommer, entreprendre, agir à leur niveau, c’est-à-dire au niveau local. Ces mutations sont à la base des modifications dans la gouvernance du pays. Le Maroc a ainsi entrepris une décentralisation, accentuée dans la nouvelle Constitution de 2011.

[2]. Mohamed Tozy, Monarchie et islam au Maroc, Presses de Sciences Po, 1999.

[3]. Voir, notamment, « Cycle de réflexion sur les transitions économiques en Méditerranée », Centre méditerranéen pour l’Intégration (CMI), juillet 2014.

[4]. Jacques Ould Aoudia (2008) ibid.

[5]. Axel Honneth, La Société du mépris, La Découverte, 2006.

[6]. Rim Ben Ismail, « La violence de l’histoire à l’égard des jeunes », et Imed Melliti, « Des géographies de l’exclusion à la géographie du mépris », séminaire AFD du 2 mai 2017, « Regards croisés sur le mal-être de la jeunesse tunisienne » (consultable en ligne sur le site de Nawaat).

[7] Laurent Muchielli, « Violence et délinquance des jeunes », Ce que nous savons des jeunes, PUF, 2004.

[8]. Driss Ghali, « Hooliganisme : La fin de l’exception marocaine », Huffington Post, 30 mars 2017.

[9]. Le taux de chômage des jeunes atteint 18 % en moyenne en Europe (octobre 2016), tandis qu’il s’élève, dans les pays d’Europe du Sud, à 29 % au Portugal, 44 % en Espagne, 26 % en France, 40 % en Italie, 47 % en Grèce (consultable en ligne sur le site de Toute l’Europe).

[10]. En France, le débat (avorté) sur la déchéance de la nationalité en 2016 a provoqué une exacerbation du rejet des institutions républicaines auprès de nombreux jeunes issus de la migration.

[11]. Marcel Gauchet, La Démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002.

[12] Farhad Khosrokhavar, « Le fondamentalisme laïc fragilise la France des droits de l’homme et de la femme », Le Monde, 8 septembre 2016.

[13]. Bahgat El Nadi et Adel Rifaat, qui signent conjointement sous le nom de Mahmoud Hussein, ouvrent des voies dans cette direction : Les Musulmans au défi de Daech (Gallimard, 2016).

[14]. Rachid Benzine, dans ses engagements comme dans son ouvrage Les Nouveaux Penseurs de l’islam (Albin Michel, 2004), explore activement ces nouvelles réflexions.