Entre compromis et violence les sociétés arabes ont émergé depuis 2011

Jacques Ould Aoudia – Article publié dans Confluences Méditerranéennes, n°94, 2015/3

Le bruit et la fureur se sont emparés, une fois encore, de larges parties du monde arabe. Par delà les soubresauts de l’histoire au jour le jour, nous nous interrogeons sur les forces qui travaillent en profondeur les sociétés arabes, sur les clés majeures pour comprendre les enjeux à venir dans cette partie du monde, les voies que les sociétés pourraient explorer pour y restaurer un équilibre, et les nouvelles conditions d’une coopération méditerranéenne entre les pays de ses rives.

Ce texte aborde ces questions en accordant une attention particulière aux facteurs internes, qui, in fine, dictent les conditions de tous les autres, y compris dans les situations d’ingérence et de domination extérieure [1]. Il prend comme point d’inflexion majeur la vague de mouvements populaires qui, partie de Tunisie fin 2010, a touché l’ensemble du monde arabe, en révélant les tendances lourdes qui doivent être prises en compte au Sud et au Nord, au moment où l’avenir de la coopération entre Europe et pays arabes doit être repensée en se mettant à l’écoute des sociétés, sans lesquelles tout projet de coopération connaîtrait le même sort que ceux qui ont précédé.

Depuis la fin 2010, les pays arabes sont secoués par de puissants mouvements populaires et n’ont pas retrouvé une situation stable, quand ils ne se sont pas enfoncés dans la guerre civile. Les attentats du Bardo en Tunisie de mars 2015 montrent que la violence reste présente même dans le seul pays arabe qui a réalisé d’importantes avancées par le compromis. Partout, la question politique (redéfinir l’organisation du pouvoir) et les enjeux des références identitaires (entre Islam et Occident) ont pris le devant, souvent d’une façon violente, laissant loin derrière les questions sociales et économiques.

Ces pays se retrouvent ainsi dans une phase historique cruciale : ils sont enfin à pied d’œuvre pour aborder, comme toutes les autres sociétés ont dû le faire, la question de la place de la religion dans l’espace social et politique, dans ses régulations et ses finalités. Cette question a déjà été posée dans les pays arabes à la fin du XIX° siècle avec la Nahda. Mais par deux fois, elle a été étouffée : une première fois par la vague coloniale qui a submergé ces pays, une seconde fois par l’unitarisme (un seul peuple, un seul parti, une seule religion) des élans libérateurs et les urgences de la construction des Etats-Nation au moment des Indépendances. Dans ce nouveau cycle révolutionnaire, les sociétés arabes se retrouvent aujourd’hui profondément divisées sur ces questions identitaires. Le risque n’est pas tant dans la confrontation des positions que dans l’étouffement d’un débat nécessaire.

L’adoption en 2014 de la Constitution tunisienne au terme d’un compromis durement négocié offre une première réponse aux demandes politiques (libertés) et identitaires (place de la religion) de la société tunisienne, tandis que élections présidentielles et législatives de la fin 2014 ont consolidé la transition politique, même si elles n’en ont pas aboli toutes les ambiguïtés. Ces étapes décisives démontrent qu’une société arabe peut adopter une règle commune, un compromis, par des concessions mutuelles. C’est une avancée considérable qui sera utile pour baliser le chemin des autres sociétés arabes.

Une modernisation inaccomplie…

Après cinquante ans de blocage post-indépendance, les sociétés des pays arabes se sont remises en marche, avec le surgissement populaire depuis 2010. Elles rejoignent, dans leur diversité, un mouvement plus large qui a déjà mis en mouvement les sociétés d’Europe de l’Est, d’Amérique latine, d’Asie du Sud Est.

La violence des convulsions que l’on constate en Libye, Syrie, Irak, au Yémen… donne la mesure du poids de l’autoritarisme qui pesait sur ces sociétés, modèle que les pays du Nord ont soutenu au nom d’arguments sécuritaires de courte vue (contrôle de l’émigration et lutte contre la montée de l’Islam politique).La coopération entre Europe et pays arabes menée depuis vingt ans ne peut s’exonérer d’un regard critique sur ce point, au Nord comme au Sud, si l’on veut repenser nos relations.

Après les Indépendances, les tentatives de construire un Etat moderne dans une société traditionnelle se sont traduites partout par la mise en place d’un Etat autoritaire et non inclusif au plan social comme spatial. Les forces qui ont mené ce processus (Nassériens, baasistes, FLN, etc.) n’ont pas transformé leur forte assise politique acquise par l’accession à l’Indépendance, en capacité à engager un processus de développement politique et économique, tandis que, sous d’autres cieux, on assistait à l’émergence de pays ‘en développement’ (Singapour, Corée, Taïwan, Malaisie, Chine, Vietnam…) [2].

La phase historique ouverte par les Indépendances dans les pays arabes s’achève brutalement avec les bouleversements provoqués par ces mouvements populaires qui marquent l’épuisement des régimes issus des constructions nationales dans toutes leurs dimensions : morale, politique, sociale, économique. Et cette crise révèle qu’une question fondamentale, que l’on croyait résolue, n’était pas tranchée dans les sociétés : il s’agit de la question de la légitimité des règles (et donc du pouvoir). Ressurgie avec les révolutions amorcées en 2010, cette question a été révélée par les scores électoraux élevés obtenus par les partis se réclamant de l’Islam dans tous les pays où des consultations électorales ouvertes et incontestées se sont tenues (Maroc, Tunisie, Egypte et avant eux Turquie).

Cette interrogation universelle porte sur les sources de la légitimité : qui fait les Lois ? Dieu ou les hommes ? Depuis le début de l’histoire humaine, les groupes qui se sont constitués en société ont formé en leur sein des pouvoirs qui tiraient leur légitimité d’une force transcendantale, hors de portée des êtres humains : les Dieux, Dieu, les Ancêtres… Il y a quelques siècles, les pays d’Europe qui ont divergé du reste de l’humanité, ont eu à trouver en leur sein un arrangement sur cette question fondamentale, en élaborant, dans de terribles conflits, un compromis historique entre les tenants de la légitimité transcendantale et ceux qui associaient la légitimité à la raison.

Dans le monde arabe, et plus largement dans les pays de culture musulmane, cet arrangement n’a pas été élaboré : les poussées populaires ont mis à nu le fait qu’il n’y avait pas d’accord explicite sur la hiérarchie entre Lois de Dieu et Lois des hommes.

Ainsi les deux paradigmes du système issu des Indépendances sont en train de se fissurer : i/ alors qu’on la croyait tranchée, la question de la légitimité des règles est posée de nouveau avec le retour de l’Islam politique porté par de larges fractions des populations, ii/ tandis que la conduite des sociétés sur le mode autoritaire et monolithique est remise en question. La combinaison de ces deux ruptures rend la situation particulièrement complexe. Elle forme un cercle dont les sociétés ont des difficultés à sortir : le débat sur la source de la légitimité des règles suppose qu’il y ait accord sur le fait que cette légitimité est discutable (donc d’inspiration humaine)…, ce qui revient à trancher d’avance la question même de l’origine de cette légitimité !

 Les exigences communes des poussées populaires dans les pays arabes

Les demandes formulées par les manifestants dans tous les pays arabes présentent une similitude remarquable, par-delà les différences qui distinguent ces pays. Amorcés par les jeunes, les mouvements populaires ont entraîné les sociétés sur trois exigences liées : une demande de justice sociale avec du travail et la fin des prédations [3]; une demande de libertés politiques, de citoyenneté et d’expression dans la diversité; et une demande plus floue, tournant autour de la dignité, de l’identité.

Le fait saillant est la remise en cause de la conduite des sociétés sur un mode monolithique autoritaire, marqué par l’unicité du pouvoir, sans partage, par le principe de la soumission au puissant (au père, au chef…), où l’Autre (l’opposant, mais aussi celui qui a une autre religion, une autre interprétation de l’Islam…) n’est pas reconnu comme faisant partie de la communauté : c’est un étranger (à la nation, à la tribu, à la famille…), un mécréant, un terroriste… et tous les moyens sont ‘légitimes’ pour le réduire, et même l’éliminer. Ce système, profondément enraciné, fonctionne à tous les niveaux de la société : au sein du pouvoir politique, de l’administration, des entreprises, des instances élues… jusque dans les familles. C’est ce mode de fonctionnement qui est contesté depuis 2011 par une fraction importante de la population dans la Méditerranée du Sud et de l’Est, Turquie comprise.

Avec ces poussées populaires qui ont traversé tous les pays, les sociétés arabes se découvrent plurielles et ont à trouver réponse à la question : « comment vivre dans la diversité, comment vivre avec d’Autres sur un autre mode que la domination ?». Comme dans la plupart des sociétés de la planète, cette interrogation trouve son nœud le plus serré dans la diversité de réponses à la question de la place de la religion dans la société. Au-delà, c’est bien de démocratie qu’il est question : celle-ci ne se construit pas sur les élections (qui en sont l’aboutissement) mais sur l’enracinement dans la société de la capacité à respecter la critique, l’opposition, l’Autre…

Contrairement aux transitions qui se sont déroulées dans les années 80 et 90 en Amérique Latine et dans les PECO, qui étaient portées par un objectif clair et largement partagé de marche vers la démocratie [4], la transition en cours dans les pays arabes s’effectue au sein de sociétés divisées par un différend non résolu, sur les règles mêmes du vivre ensemble. Il en résulte dans la plupart des pays un débat politique qui reste figé sur ces questions, laissant la porte ouverte à toutes les violences.

Dans ces conditions, il n’est pas certain que l’issue de ces transitions, du moins à court et moyen terme, soit la démocratie. Les crispations identitaires qui s’y manifestent, souvent avec violence, témoignent de cette incertitude. Dans ce cadre, la coopération entre Europe et pays arabes devrait conforter les parties qui œuvrent au dépassement pacifique de ce différend.

La fin programmée du monolithisme autoritaire

Si les dynamiques engagées ne débouchent pas à court terme sur des solutions politiques stables, elles témoignent cependant d’une évolution profonde que les autorités, quelqu’elles soient, ne pourront durablement ignorer. Au-delà de la violence actuelle, le mouvement vers des sociétés plurielles est en effet irréversible, conséquence de trois facteurs eux-mêmes irréversibles : l’éducation de masse, l’urbanisation et l’ouverture internationale permise par les réseaux de communication.

Ainsi, les sociétés arabes se découvrent aujourd’hui plurielles, en inadéquation radicale avec le modèle monolithique autoritaire. Mais elles n’ont pas construit les outils pour vivre dans la diversité, dans la multiplicité des positions, dans le respect de l’Autre.

Sur le fond, ces mouvements signent l’émergence de l’individu à l’échelle de masse. Mais cette émergence est conflictuelle, car elle est perçue dans l’imaginaire social traditionnel comme facteur de division. Division de la famille, du village, du quartier, du parti, du syndicat, du pays… Elle bat en brèche l’unicité érigée en idéal. Celui qui la rompt est forcément un étranger, un apostat, un renégat ! Cette émergence de l’individu s’effectue d’autant plus douloureusement que rares sont les ‘passeurs de modernité’ au sein de ces sociétés [5], ballotées entre le retour aveugle au passé idéalisé et l’absorption sans recul, non moins aveugle, de la modernité du Nord dans ses dimensions consuméristes et sociétales.

Le cheminement vers des sociétés multiples, contradictoires, assumant leur pluralité sera long, conflictuel. Comme partout ailleurs et à leur façon, les sociétés arabes devront inventer comment composer avec la divergence, l’opposition, comment pacifier les rapports entre majorités et minorités, respecter la critique et le contradicteur [6]… en un mot, élaborer un compromis historique qui permette de trouver un équilibre entre les tenants des positions polaires en présence.

Même si les forces politiques qui ont récupéré par les élections la dynamique des poussées populaires présentent les caractéristiques du monolithisme autoritaire (dans sa version religieuse ou dans sa version laïque, civile ou militaire), elles ne pourront à terme perpétuer le verrouillage des sociétés, désormais ouvertes sur le monde, plus instruites et conscientes de leur pluralité. Autrement formulé, aucune stabilisation des sociétés arabes ne pourra s’établir sous un système monolithique autoritaire. Même si le mouvement est encore confus, les sociétés ont émergé comme force. Plus encore qu’auparavant, la realpolitik européenne visant à privilégier la stabilité en soutenant les régimes autoritaires ne peut être efficace car elle détruit les facteurs de confiance entre les sociétés du Nord et du Sud.

C’est par la fin du monolithisme autoritaire que l’on peut trouver une réponse apaisée à la question de la place de la religion dans la société, que l’on peut adopter une règle partagée sur ce terrain, élaborer le compromis historique. Ailleurs, l’aboutissement à ce compromis a suivi des cheminements complexes, souvent jalonnés de fortes résistances et douloureux conflits au sein des sociétés (car on sait bien que les croyances sont « dures comme fer » !). C’est cet aboutissement qui a signé l’émergence des modernités en Angleterre, en France [7], aux Etats-Unis, puis en Allemagne, Italie, Espagne et ailleurs.

Une société divisée sur les projets de société

Ce conflit de légitimité s’exprime dans les projets de société, dans les aspirations alternatives portées par les deux principales tendances qui s’opposent dans tous les pays arabes aujourd’hui.

Du côté des forces qui ont accordé leurs suffrages aux partis religieux, il s’agit d’un projet d’islamisation de la société, soit en s’appuyant sur la contrainte de l’Etat (pour défendre « l’authenticité islamique » des comportements comme en Arabie Saoudite ou en Iran), soit par le bas (en confiant aux organisations de base le soin de faire progresser cette authenticité religieuse : c’est l’actuel projet du parti Ennahda en Tunisie depuis son retrait du pouvoir). Dans l’un ou l’autre cas, l’attention est dirigée vers l’adoption par la population de modes de vie dictés par les prescriptions religieuses, sur un registre plus ou moins littéraliste [8]. La démocratie comme fondement du vivre ensemble, la citoyenneté, le développement économique et social… ne sont pas au cœur des préoccupations des fractions de la population qui adhèrent aux thèses des partis islamistes. Elles ont certes des exigences en termes de revenus, d’emploi, de justice sociale, semblables à celles de toute la population [9], mais ces exigences ne se formalisent pas en revendications politiques explicites : la priorité demeure portée vers les enjeux identitaires et religieux autour desquelles ces fractions de la population font preuve d’une certaine cohésion.

Les partis islamistes qui sont l’expression de ces forces sont en phase avec cet imaginaire collectif. Ils ne transforment pas les exigences sociales de leurs électeurs en programmes et politiques publiques. Dans les débats pré-électoraux, la question économique est essentiellement prise dans son approche morale (« le musulman est honnête et non corrompu… »), avec une déduction simple en termes économiques (« …donc nous aurons une croissance à deux chiffres [10] »), tandis que l’aide sociale aux démunis est énoncée selon les principes religieux de charité. Pendant les courtes expériences au pouvoir, en Egypte, sous la présidence de Mohamed Morsi, et en Tunisie sous le gouvernement dominé par le parti Ennahda, les autorités islamistes n’ont pas réellement traité les enjeux économiques et sociaux (sauf par des embauches massives dans la fonction publique), tandis que les financements extérieurs en provenance notamment des monarchies du Golfe venaient combler les déficits qui se creusaient sur fond de récession économique et d’accroissement du chômage [11].

En matière économique, les courants islamistes n’ont pas de doctrine élaborée. Ils s’en tiennent à la liberté d’entreprendre et à des préoccupations sociales. Celles-ci sont prises en compte sur le registre de la charité personnalisée (et non sur la base de droits impersonnels), selon l’approche religieuse. Mais rien n’est dit sur les logiques rentières qui prévalent dans les pays arabes, rien n’est formulé sur la formation, la recherche, le développement en tant que tel. Dans les pays du Nord, on a du mal à concevoir que le développement économique ne soit pas l’objectif d’une société. Cet impensé majeur au Nord est pourtant ce qui prévaut dans de larges fractions des sociétés arabes (et dans bien d’autres pays).

A l’incapacité de concevoir et proposer un modèle économique pour apporter une réponse à la demande sociale de la population, le courant dominé par les islamistes dans les pays arabes ajoute un défi sécuritaire, en maintenant une ambiguïté avec les groupes les plus radicaux de ce mouvement. Au total, les brèves expériences de l’Islam politique au pouvoir en Tunisie, en Egypte, et la dérive autoritaire du pouvoir de l’AKP en Turquie, marquent un échec à répondre aux demandes sociales, sécuritaires et politiques de larges fractions des sociétés.

En face du courant islamiste, le courant dit séculier (en Egypte, en Tunisie, en Algérie) trouve son dénominateur commun dans le refus de l’emprise de la religion sur la vie quotidienne. Mais au-delà de ce refus, ce courant forme un ensemble hétéroclite. En Tunisie notamment, une partie de ce courant proclame ses ambitions démocratiques et sa vision d’un Etat représentant une communauté abstraite réunie autour de droits et de libertés. Elle affirme sa volonté de développement économique et social mais n’énonce pas de propositions crédibles pour sortir du modèle rentier-prédateur qui a prévalu jusque-là. En outre, ces éléments séculiers s’accommodent d’alliances avec les forces qui ont dominé les sociétés depuis des décennies sur un mode monolithique autoritaire en piétinant la démocratie sans développer leur pays, en plein dans la prédation rentière. L’extrême division de cette partie de la population et des partis politiques qui cherchent à exprimer ses aspirations témoigne de la faiblesse du projet alternatif à celui des islamistes. C’est cependant ce courant anti-islamiste qui a gagné les élections en Tunisie à l’automne 2014 et qui va devoir trancher dans ses contradictions en matière économique et sociale.

Une difficulté partagée à passer des compromis

Religieux ou séculiers, ces deux courants sont face à de profonds défis. Les deux sont confrontés à la difficulté à passer des compromis, à reconnaitre l’autre comme autre chose qu’un ennemi à exclure, à ne concevoir la scène politique que d’une seule pièce, bref, à rompre avec le monolithisme autoritaire. La séquence des phases que l’Egypte a connue depuis quatre ans en est l’illustration : on est passé par une succession de trois phases monolithiques autoritaires successives (sous Moubarak puis avec Morsi puis de nouveau avec Sissi), entrecoupées de phases chaotiques. A aucun moment, l’idée du compromis n’a prévalu, chacune des forces en présence tentant d’accaparer l’entièreté du pouvoir et de réduire, voire d’abattre l’autre. L’exemple irakien montre aussi la succession du même processus : de Saddam Hussein s’appuyant d’une façon hégémonique sur les sunnites, à Nouri Al Maliki s’appuyant d’une façon tout aussi hégémonique sur les chiites.

Le cours pris par la révolution en Tunisie avec l’adoption à une très large majorité de la Constitution[12] issue des confrontations menées pendant trois ans montre cependant que ces deux courants ont été capables de faire des concessions mutuelles dans la reconnaissance de l’autre. C’est un évènement considérable à l’échelle historique du monde arabe et bien plus largement, évènement que l’Europe a été jusque-là bien timide à comprendre et à soutenir, prise dans ses anciennes visions et alliances.

 A la recherche d’un compromis historique

Dans cette urgence politique, les dirigeants des sociétés arabes sont devant deux scénarios :

  • celui de tenter d’écraser l’autre partie, comme l’ont fait les Frères Musulmans de Morsi en Egypte, avant que Sissi ne les chasse pour faire la même chose,
  • celui de la Tunisie où les parties prenantes, avec la médiation de l’UGTT habilement reconvertie en démocrate neutre, passent un compromis qui débouche sur l’adoption de la Constituante à une majorité écrasante, qui a permis d’enclencher un processus électoral normalisé.

Illustration du second scénario, l’exemple marocain montre la marche régulière d’une modernisation par le compromis, amorcée par Hassan II et poursuivie par Mohamed VI. La réforme du Code de la Famille en 2003 a jeté dans la rue des milliers de manifestants, pour la réforme à Rabat et contre à Casablanca ! Le Roi a trouvé un compromis entre ces deux forces, par une réforme modérée. De même avec la nouvelle Constitution de 2011, décidée sous la pression des jeunes manifestants marocains entrainés par les Révolutions arabes.

La marche vers un compromis est nécessaire, aussi difficile soit-elle. Cette marche restera, de toute évidence sous l’emprise des rapports de force entre les acteurs, eux-mêmes fonction des histoires longues des forces sociales qui structurent chacun des pays, sans oublier les pressions extérieures de tous ordres. Le poids de l’armé en Egypte et en Algérie, le système dynastique au Maroc, l’absence d’Etat en Libye, l’enracinement du Mouvement Moderniste Tunisien… surdéterminent la situation dans chacun des pays.

Mais on peut facilement prédire qu’il n’y aura pas de société stable basée sur l’écrasement d’une partie par une autre. Ni les forces qui se réclament de l’Islam, ni celles qui se réclament de la laïcité ne stabiliseront la société par la soumission de l’autre partie. Dans aucun pays arabe le retour au monolithisme autoritaire, qu’il soit d’inspiration religieuse ou séculaire, n’est possible durablement, ou alors au prix d’une instabilité permanente de la société !

L’équilibre des sociétés arabes passe par l’adoption de règles partagées entre les deux forces qui se font face aujourd’hui, ce qui revient à élaborer une modernité qui s’articule avec les demandes identitaires des sociétés. Cela se fera par des concessions mutuelles, dans l’idée que la partie adverse n’est pas un ennemi que l’on peut écraser mais un adversaire que l’on reconnait, qui a des droits, avec qui on doit trouver nécessairement une voie pour un nouveau mode de vivre ensemble. Le défi vaut pour tout le monde musulman.

Ce compromis va mettre des années à s’établir car la culture du monolithisme autoritaire, bien que contestée depuis 2011, continue d’agir et chaque société doit trouver son chemin singulier pour résoudre ce conflit de légitimités [13].

Recherche endogène d’un compromis pour chaque société et ouverture sur le monde multipolaire

Aucune injonction extérieure n’accélèrera la marche vers le compromis. Chaque société est confrontée, en interne, à sa capacité à répondre par elle-même à ces questionnements, et à construire ainsi une base à la démocratie en phase avec ses valeurs.

Mais il y a un autre défi à relever, qui concerne tous les pays riverains de la Méditerranée, tant du Sud que du Nord: celui de régler la question du rapport de chaque société au reste du monde, y compris à l’Autre présent sur son propre territoire, le migrant, le minoritaire [14]. L’ouverture à ce monde pluriel est cruciale. Elle concerne toutes les sociétés du pourtour méditerranéen, qui connaissent toutes des crispations identitaires, au Nord comme au Sud. Cette ouverture devra s’effectuer contre les tentations d’enfermement, d’exclusion, de replis identitaires, de rejet de l’autre.

Ce ne sont pas seulement les sociétés qui sont plurielles dans leur composition, c’est aussi le monde qui est composite, divers, panaché, métissé… et l’acceptation des identités multiples (y compris en soi-même) est à penser à l’échelle de la planète dans notre monde globalisé. Relever ce défi partagé est partie intégrante de la coopération à venir entre pays arabes et Europe, à élaborer conjointement.

 

Références bibliographiques

  • Fikret ADAMAN, Ayça AKARCAY GURBUZ, Kivanç KARAMAN, « PoliticalEconomy of Turkey » (à paraitre).
  • Cornelius CASTORIADIS, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.
  • Marcel GAUCHET, La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002.
  • Achille MBEMBE, « Il n’y a pas de monde sans circulation libre des hommes », interview à Mediapart, 19 octobre 2013.
  • Douglass NORTH, John WALLIS, Barry WEINGAST, Violence et ordres sociaux : un cadre conceptuel pour interpréter l’histoire de l’humanité, Paris, Gallimard, 2010.
  • Jacques OULD AOUDIA « Les poussées populaires des sociétés du pourtour méditerranéen accoucheront-elles d’une nouvelle modernité ? Réflexion à partir du cas turc », Revue Tiers Monde, n°212, octobre-décembre 2012.
  • Jacques OULD AOUDIA « Méditerranée : 30 voix pour bâtir un espace commun» (dir. avec Agnès Levallois), IPEMED, Construire la Méditerranée, Paris 2012.
  • Jacques OULD AOUDIA Croissance et Réformes dans les pays arabes méditerranéens. Paris, Éd. Karthala – AFD, 2008. // Growth and Reforms in Mediterranean Arab Countries. Paris, Ed. AFD, 2007.
  • M. PANIKKAR, L’Asie et la domination occidentale du XV° siècle à nos jours, Le Seuil, 1957, Paris. Traduction de Asia and Western Dominance, 1953, Londres.
  • Ryszard Kapuściński, Cet autre, Paris, Pocket,‎ avril 2014
  • Abdelkader ZGHAL « Penser le projet moderniste tunisien » in Guiza Habib (dir.), Tunisie 2040 : Le renouvellement du projet moderniste tunisien, Acmaco/Cemaref, Sud Editions, Tunis, 2012.

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[1] De puissants facteurs externes sont à l’œuvre dans les sociétés arabes, travaillées depuis longtemps par la question de leur autonomie/dépendance par rapport aux forces extérieures. En témoigne le difficile positionnement de ces pays dans la réorganisation du monde après l’effondrement du bloc soviétique. La bataille pour le leadership du monde musulman entre Iran, Arabie Saoudite et Turquie ajoute ses caractéristiques particulières.

[2] On peut opposer les pays autoritaires-développeurs (pays d’Asie de l’Est) aux pays autoritaires-autoritaires (pays arabes) (Ould Aoudia, 2008).

[3] « Le travail est un droit, bande de voleurs ! » criaient les jeunes manifestants en Tunisie en janvier 2011.

[4] En Amérique latine cependant, cette poussée vers la démocratie a révélé l’émergence identitaire de l’indianité.

[5] Ould Aoudia, 2008 (op. cit.)

[6] Les conflits politiques au sein du Front de Libération Nationale (FLN) pendant la guerre de libération algérienne se sont largement réglés à coups de pistolet : Puisque tu t’opposes au FLN, tu es avec le colonisateur. Donc il est légitime que je te tue. Aujourd’hui, l’expression d’une opposition au sein des mouvements islamistes vaut accusation de mécréance, ce qui revient à la condamnation à mort pour leurs franges les plus radicales.

[7] Entre la Révolution française et l’adoption de la Loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, il s’est passé plus d’un siècle. Et la question de la laïcité n’est pas totalement apaisée dans la France d’aujourd’hui où elle prend souvent une dimension agressivement antireligieuse.

[8] Comment se saluer, se vêtir, faire la prière, ses ablutions, quelle partie du corps la femme doit-elle dissimuler dans l’espace public…. La détermination de ce qui est licite ou illicite devient le thème central de nombreuses émissions de télévision, de prêches enflammés, des débats au sein de larges groupes sociaux et des familles largement au-delà de l’électorat des partis islamistes.

[9] Nadereh Chamlou : « The economics of happiness and anger in North Africa » Wider WP 2014/060.

[10] Discours de Rached Ghannouchi, président du parti islamiste tunisien Ennahda, pendant la campagne électorale pour les élections à la Constituante, septembre 2012.

[11] Une analyse détaillée des mesures de politique économique adoptées par ces régimes reste à mener.

[12] La nouvelle Constitution tunisienne a été adoptée par 200 voix pour, 12 contre et 4 abstentions en janvier 2014.

[13] Il existe différents compromis en matière de place de la religion dans la société : par ex. le compromis en France (la laïcité) est perçu comme très agressif vis-à-vis de la religion par rapport à ceux adoptés en Angleterre et aux Etats-Unis.

[14] Ryszard Kapuściński (2014).