Cornelius Castoriadis, le Nord et le Sud 

C Castoriadis a forgé, au cours de sa vie et de son œuvre foisonnante, des outils puissants pour faire avancer notre capacité d’analyse des mécanismes qui régissent les sociétés humaines. Ainsi que sur les processus les plus profonds qui commandent ses évolutions : le changement social. Il le fait en maitrisant et en combinant les savoirs de l’histoire, la sociologie, la science politique, la psychanalyse, la philosophie, l’économie. Avec une culture immense et une connaissance approfondie des philosophes de la Grèce antique. Ses apports peuvent s’appliquer à toutes les sociétés, à celles du Nord comme à celles du Sud.

Penseur, il s’est engagé dans l’action pour la mise en œuvre de son projet d’autonomie des individus, des sociétés. Notamment par son implication dans le mouvement « Socialisme ou Barbarie » [1]. Il a interagi avec les intellectuels de sa génération. Claude Lefort, Edgar Morin, Alain Caillé, Jacques Dewitte, Chantal Mouffe, Jean-Marie Domenach, mais aussi Georges Bataille, André Breton, Michel Leiris, Maurice Nadeau…

Une introduction à son œuvre

On pourra lire, comme introduction à son œuvre, une longue « note de lecture » que j’ai effectuée à partir de ses principales publications [2]. Cette « note de lecture » est présentée en 4 parties :

  • Son œuvre au filtre de notre recherche sur le développement, les institutions et leurs soubassements (1/4) ==> ICI 
  • Définitions et cadre analytique de sa pensée (2/4) ==> ICI
  • Les fondements du capitalisme (3/4) ==> ICI
  • Ce que nous pouvons tirer de ses apports pour une analyse du développement (4/4)  ==> ICI

CC a beaucoup apporté à ma recherche personnelle sur le « changement social » et l’économie politique du développement au sein des sociétés du Sud.

La pensée de Cornelius Castoriadis livre de puissants outils pour comprendre le monde et ses mutations

Il identifie et analyse très tôt l’échec du système soviétique. Un système producteur d’une bureaucratie dévorante des libertés, des richesses, des hommes. Tout à l’envers du projet de libération des individus.

Il offre une « sortie progressiste » du Marxisme qu’il présente comme vision réductrice des facteurs qui font bouger les sociétés humaines. Sa critique radicale du « matérialisme historique » est libératrice. Elle s’inspire des analyses de Karl Polanyi [3]. Un auteur majeur, antérieur à CC, que celui-ci ne cite jamais !

Il alerte très tôt sur la prédation par le système capitaliste des ressources naturelles. Et ses dangers pour le maintien de la vie sur terre.

Il énonce la perte de sens des sociétés du Nord. Et le glissement du discours politique vers l’insignifiance. Que dirait il aujourd’hui ! !

Il met en évidence deux grands changements sociaux qui ne sont venus d’aucune organisation (ni des partis, ni des syndicats). Mais de mobilisations des principales intéressées : l’émancipation des femmes. Il fonde des espoirs sur cette façon de faire progresser l’autonomie qui ne procède d’aucune intention politique formelle. Il évoque également la mutation émancipatrice des enfants. Ces deux changements bouleversent en profondeur les sociétés, au Nord comme au Sud.

Un homme difficile

De très nombreux documents nous sont parvenus sur les interventions de C Castoriadis dans des conférences, des séminaires. Notamment dans ses débats avec d’autres intellectuels. Au-delà de la présentation de ces idées, CC nous apparait comme un homme mordant, à la limite du mépris pour le reste du monde. Il en perd de sa puissance analytique. Devenant parfois un débatteur politique comme un autre. Cette dimension n’est pas perceptible dans ses livres mais dans la transcription de ses échanges avec d’autres intellectuels.

Les relations entre Nord et Sud, point aveugle de CC

Ce point reste aveugle dans les débats où il confronte ses positions à celles des intellectuels de son époque qui évoluent dans le champ de la gauche radicale non communiste. Tous baignent dans une attitude bienveillante vis à vis des sociétés du Sud. Et tous partagent, avec des nuances, le même sentiment de supériorité de la civilisation du Nord sur celles du Sud. C’est cette évidence absolue qui forme l’impensé de ces intellectuels. Qui, par ailleurs, se sont engagés d’une façon forte et sincère en soutien aux mouvements anticolonialistes. Notamment lors de la Guerre d’Algérie.

CC est celui qui fonde et exprime cette évidence avec le plus de clarté

Dans sa fougue et l’absolue certitude de posséder et dire la vérité, CC énonce sa position. Il met la capacité réflexive, celle de s’auto analyser, et la raison comme ultime source du pouvoir et des règles, au sommet de la hiérarchie des valeurs qui spécifient et classent les civilisations. Seules la Grèce antique et l’Europe à partir de la fin du Moyen Age ont acquis cette capacité réflexive et mis la raison à cette place. Mettant dans la main des hommes le pouvoir de faire et défaire les règles. En place d’instances extérieures, donc intouchables : Dieu, les Dieux, les ancêtres…

Pour CC, seules les sociétés disposant de cette capacité réflexive et de ce rapport à la raison ont la possibilité philosophique et politique de porter un regard critique sur leur propre système : « Un Chinois, un Indien traditionnel ne considère pas comme allant de soi le fait de prendre des positions politiques, de juger sa société. Au contraire, cela lui paraîtrait même inconcevable, il ne dispose pas des cadres mentaux pour le faire »[4].

Disposant de ces capacités, CC et toute la civilisation occidentale avec lui, s’autorisent à critiquer les autres civilisations. Et à les hiérarchiser.

Les horreurs des autres !

A plusieurs reprises, il invoque les pratiques de l’excision et de l’infibulation des femmes dans certaines régions du Sud sur fond d’inégalité structurelle entre les sexes. Et les lapidations, les mains coupées dans les pratiques punitives… Ces invocations sont mises au service de sa démonstration sur la supériorité des sociétés occidentales.

On a raison parce qu’on est les plus forts !

On touche là le point aveugle. Celui qui fait l’objet d’un déni radical, y compris de nos jours. L’incontestable supériorité matérielle, militaire, organisationnelle des pays d’Occident lui accorderait une supériorité civilisationnelle. CC ne le dit pas ainsi, mais comment comprendre autrement son obstination dans ce sentiment -partagé- de condescendance vis-à-vis des sociétés du Sud. A qui il accorde le fait de conserver une pratique du lien social qui s’est perdu au Nord. Et qu’il faudra aller chercher au Sud.

Cette supériorité matérielle a permis en effet à l’Occident de dominer le monde d’une façon quasi-totale. Une domination du monde qui n’a jamais été menée avec l’assentiment des populations. Toujours et partout, les sociétés envahies ont résisté. Avec leurs moyens inférieurs, elles ont perdu.

Il est remarquable que cette résistance ait toujours été globalement déniée dans l’imaginaire social des sociétés coloniales. Même si quelques héros du Sud sont installés dans le panthéon du Nord comme Toussaint Louverture [5] et quelques autres.

La victoire militaire a été totale contre ces résistances

L’incontestable supériorité militaire et organisationnelle du Nord a entrainé une domination politique. Qui s’est combinée avec une domination économique et culturelle. Prêtres et Savants ont alors sillonné le Sud colonisé pour apporter des justifications morales et/ou idéologique à l’entreprise de domination. Sauver les âmes par les conversions. Etendre les Lumières par l’éducation. Apporter la civilisation avec la vaccination. Etudier ces sociétés et faire commerce !

Voilà ce qui pourrait constituer le point aveugle du point aveugle !

Cette victoire militaire et organisationnelle a finalement enraciné dans l’imaginaire social des sociétés du Nord un glissement imperceptible de la supériorité matérielle vers la supériorité morale. C’est là que gît l’erreur !

Nous posons la question : quel usage les sociétés du Nord ont-elles fait de leurs capacités réflexives et de la place accordée à la Raison ?

Au service de quoi l’immense puissance matérielle, technologique, organisationnelle, intellectuelle, acquise par ces capacités a-t-elle été mise ? Tout d’abord, il faut rappeler que le recours à la raison et aux capacités réflexives n’a pas évité le déclin d’Athènes en Grèce. Ni celui que nous vivons en Occident depuis quelques décennies.

Ni le déclin, ni les guerres et leurs ravages à grande échelle

C Castoriadis ouvre une galerie des horreurs où il expose les atrocités des sociétés du Sud (mains coupées, excision et autres…). Nous nous invitons dans cette galerie pour ajouter les exploits des pays occidentaux. Parmi lesquels l’esclavage[6], la colonisation … deux Guerres mondiales aux dizaines de millions de victimes chacune. Et les destructions de notre environnement qui restent, en niveau, encore loin devant celles que la Chine s’efforce de rattraper.

Non cher Cornelius ! La supériorité matérielle, organisationnelle, intellectuelle n’implique aucune supériorité morale [7]. Et aucune supériorité tout court !

Cette vérité va émerger progressivement dans le monde tel qu’il se reconstruit après son basculement. Son émergence s’effectuera dans la douleur pour certain. Mais au bout, il y a la libération de tous. Dominer les autres finit par peser !

& & &

[1] Socialisme ou Barbarisme est une organisation révolutionnaire créée en 1948 par Cornelius Castoriadis et Claude Lefort, d’orientation marxiste anti-stalinienne. Elle s’est incarnée dans une revue du même nom à partir de 1949. Elle s’est autodissoute en 1967. Voir  ==>  ICI

[2] Notamment son œuvre majeure : L’Institution imaginaire de la société, Seuil, 1975

Pour en savoir plus sur Cornelius Castoriadis, voir ==> ICI

[3] Sur Karl Polanyi, voir   ==> ICI

[4] « Universalisme et Démocratie », p 416, in Ecrits politiques, 194, 1997, VII – Editions du Sandre.

[5] Sur ce général haïtien, mort incarcéré en France en 1803. voir ==> ICI

[6] D’autres sociétés ont pratiqué l’esclavage. C’est à chacune d’elles de prendre à bras le corps cette infamie qui flétrit leur propre identité.

[7] Dans la formation des mandarins qui assuraient à l’Empereur de Chine un contrôle absolu sur son immense territoire, la sélection de candidats était extrêmement rigoureuse. Elle s’effectuait sur une double exigence : intellectuelle ET morale. La distinction était clairement établie. Ce système a existé continûment pendant 1 300 ans, depuis sa création en 605 jusqu’à son abolition en 1905. Voir ==> ICI