Construire un Universel vraiment universel. Notes d’écoute et libres réflexions sur les propos de Souleymane Bachir DIAGNE à la rentrée du Collège universitaire de Sciences Po Paris (septembre 2021)
Souleymane Bachir Diagne nous apporte une voix du Sud sur les questions brulantes de l’identité et de l’universel. Il traite de ces questions complexes et sensibles, qui sont devenues hautement conflictuelles, avec une clarté remarquable. Dans un langage accessible, le professeur Diagne ouvre des portes, trace des perspectives. Un message d’espoir dans ce monde sombre !
Souleymane Bachir Diagne replace la question du post-colonial dans les débats actuels
Des débats portés par des penseurs clairement situé à droite, qui tentent d’en déformer le message en ne voyant dans ce mouvement intellectuel, social, politique, géostratégique qu’un repli crispé sur les identités. Les divagations autour du mot « woke » témoignent de cette pression idéologique. Laquelle parait comme une tentative de faire tourner la roue de l’Histoire à l’envers !
Certes, il est difficile pour des sociétés qui faisaient partie des puissances dominantes d’une façon absolue, de perdre ce statut. D’autant que les politiciens du Nord n’accompagnent pas leurs sociétés dans les bouleversements du monde à l’œuvre.
Le moment historique du post-colonial
Pour Diagne, l’époque post-coloniale s’est ouverte à la Conférence de Bandung en 1955. Une conférence qui réunissait en Indonésie 24 pays d’Afrique et d’Asie en marche pour sortir du joug colonial. Pour la première fois dans l’histoire, une conférence de pays du Sud n’était pas convoquée par les pays du Nord. Qui, jusque là, dominaient le monde sans partage.
Cette conférence marquait l’irruption du pluriel sur la scène mondiale
Une irruption qui posait d’emblée un questionnement central en modifiant les équilibres planétaires qui avaient prévalu depuis 4 à 5 siècles. Un questionnement qui reste ouvert jusqu’à maintenant, pour le meilleur et pour le pire.
Ce pluriel va-t-il se former en replis nationalistes autour d’identités fermées, hostiles ? En guerre les unes contre les autres ? Ou bien ce pluriel va devenir la condition même de réalisation de l’Universel, comme assemblage des voix multiples, diverses, qui composent le monde ? Un universel qui devienne un « véritable universel » comme le propose Immanuel Wallerstein [1] ?
Comme moment historique, Bandung donne ainsi l’image d’un monde qui amorce son décentrement. Autrefois polarisé autour de l’Europe et les Etats Unis, le monde se découvre en 1955 à Bandung composé d’une pluralité de voix, d’expressions, d’ambitions qui ne se définissent pas par rapport au Nord.
En s’entre déchirant par 2 fois en un siècle, le « centre du monde » promoteur autoproclamé des « valeurs universelles », avait entrainé une bonne partie de la planète !
En 1955, nous sommes 10 années après la fin de la Seconde Guerre Mondiale qui venait de s’achever à Nagasaki le 9 aout 1945. L’Europe, « centre du monde » avait réussi à mettre le monde entier en guerre pour la seconde fois en quelques décennies. Avec un nombre de victimes très élevé au Nord, mais aussi au Sud !
Source : Musée de l’Armée, Invalides, Paris.
Bandung, c’est aussi l’ouverture d’un moment philosophique
Bandung marque aussi le moment philosophique de la critique de l’universalisme tel que proposé jusque-là par les pays du Nord. Selon le professeur Diagne, cette critique avait été ébauchée par Jean-Paul Sartre dans « Orphée Noir » [2]. Précisément, dans une préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, que Léopold Sédar Senghor publiait en 1948. Pour la première fois, on évoquait l’Europe comme « une des provinces du monde ». On brisait ainsi l’image, qui jusque-là s’imposait, d’un centre qui rayonnait sur le reste de la planète ! Un centre en surplomb sur ses périphéries.
Le recueil de Senghor donne la parole aux poètes noirs. Il fait entendre leurs voix. La négritude est née. Pour la première fois, des hommes noirs, debout, regardent le monde des blancs. Et pour ces derniers, c’est un saisissement que d’être observés. Alors que depuis tant de temps les blancs avaient le privilège de voir sans être vus, observés, analysés.
A l’Ouest comme à l’Est, les gens du Nord ne parviennent pas à penser cet universel à construire
Il y avait « l’Universel des Lumières » proclamé par le Nord conquérant. Des civilisations supérieures allait libérer les sociétés du Sud de l’obscurité dans laquelle elles étaient plongées depuis l’origine des temps. L’entreprise coloniale a ainsi construit un imaginaire social qui a soutenu au sein des sociétés des métropoles l’entreprise militaire en appui à la prédation économique. Le colonialisme, sous diverses formes, a ainsi visé à étendre le savoir, les techniques, les modes de pensée et de gouvernance du Nord au reste de la planète. La France a joué, sur ce registre, une partition majeure en tant que métropole. Jules Ferry en a été le plus fervent artisan à la fin du XIX° siècle.
On trouvera dans l’album photos ==> ICI plusieurs autres images qui témoignent de cet imaginaire.
Mais il y a eu aussi « l’Universel fraternel » proclamé par le mouvement communiste international au XX° siècle. Il était tout autant centré sur le Nord. Il se donnait pour tâche de rayonner sur le reste du monde pour délivrer les peuples de l’emprise capitaliste. Avec la même ambition libératrice des sociétés du Sud, depuis l’extérieur. En une posture dominatrice également. Aujourd’hui, le philosophe Slavoj Žižek [3] réactive ces positions, selon le professeur Diagne.
Les Lumières et le Communisme, tous deux émanations du Nord, partagent la même prétention tranquille. Celle de savoir mieux que les peuples du Sud ce qui est bon pour eux.
Emmanuel Levinas et l’apparent paradoxe
Le professeur Diagne nous introduit à la pensée de Levinas [4]. Celui-ci explore le champ philosophique de l’altérité à partir de la confrontation des visages. D’individu à individu. Une recherche qui le prédisposait à penser le monde d’aujourd’hui où a émergé avec puissance l’Autre du Sud.
Mais il n’a pas suivi cette ouverture. Pour lui, l’universel ne peut se concevoir qu’autour de l’axe vertical fourni par la pensée européenne. Penser l’universel dans une dimension horizontale n’a pas de sens ! « Mais la sarabande des cultures innombrables et équivalentes, chacune se justifiant dans son propre contexte, crée un monde, certes, dés-occidentalisé, mais aussi désorienté. » écrira Levinas.
Il est ainsi resté « enfermé » dans le champ européen. « En dehors de la Bible et des Grecs, il n’y a que danse ! ». Souleymane Bachir Diagne nous rapporte ce propos de Levinas. Celui-ci avait raillé Mandela qui, au sortir de 27 années d’emprisonnement par le régime d’apartheid sud-africain, avait esquissé des pas de danse…
Emmanuel Levinas a vécu l’anéantissement de sa famille dans les camps nazis. Cet acte horrible n’a-t-il pas contribué à lui faire considérer « l’autre » comme exclusivement européen ? Quand il pense à l’Etat d’Israël qui se constitue après la Seconde Guerre Mondiale, il n’attribue pas de « visage » au Palestinien. Un peuple sans terre pour une terre sans peuple ?
Mais le philosophe Levinas connait lui-même une autre contradiction
Pour lui, Heidegger fut le plus grand philosophe du XX° siècle. On sait, il sait, que Heidegger a été membre du parti nazi. Levinas reconnait ainsi la contradiction majeure du philosophe Heidegger. Mais il reste aveugle sur la sienne. Celle qui le concerne dans son appréhension du monde dans sa globalité.
L’ouverture impossible sur l’Autre du Sud
Nous avons déjà traité de cette impossibilité pour les penseurs du Nord de regarder l’Autre du Sud comme homme. Nous avons mentionné Cornelius Castoriadis, Jean Baudrillard et Douglass North. (Voir « L’angle mort de penseurs du Nord sur le Sud » ==> ICI). Nous aurions pu ajouter Emmanuel Levinas qui partage avec ces trois intellectuels, sur des registres différents, la même impuissance à penser l’homme du Sud comme sujet.
Quelques rares penseurs au Nord ont pris la mesure du bouleversement avec ce monde pluriel qui est advenu
La perception de Sartre dès 1948, puis ses engagements en faveur des nationalistes algériens qui luttaient pour leur libération du colonialisme français, prennent ici toute leur valeur. La confusion dans laquelle il s’est engagé sur la fin de sa vie ne doit pas faire oublier cet éclair de lucidité.
Dans ses travaux publiés en 958, Maurice Merleau-Ponty distingue/oppose deux sortes d’universalismes : l’universalisme de surplomb et l’universalisme latéral [5].
L’universalisme latéral, un « universalisme de la traduction »
C’est de ces apports de Merleau-Ponty que Souleymane Bachir Diagne tire son idée d’universalisme de la traduction. Il écrit : « Je crois et veux l’universel. Mais un universel de la rencontre, un universel de la traduction, où les langues se rencontrent et se traduisent. C’est le meilleur modèle que l’on se puisse se donner. Celui d’un universel horizontal qu’il faut rechercher. » Un universalisme de la traduction, un universalisme « latéral », qui s’oppose à l’universalisme vertical qui fait de l’Europe l’axe majeur du monde.
« La langue des langues, c’est la traduction » nous dit Souleymane Bachir Diagne qui trouve ici la clé du dépassement de l’Universalisme comme instrument de domination (*). Pour un « universalisme qui soit vraiment universel ! » Un message d’espoir.
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Conférence de Souleymane Bachir Diagne lors de la rentrée 2021 du Collège universitaire de Sciences Po (septembre 2021) – vidéo accessible ==> ICI
Sur Souleymane Bachir Diagne, professeur de philosophie et de français à l’Université de Columbia (New York), voir ==> ICI
Pour en savoir plus sur la Conférence de Bandoeng, voir ==> ICI
(*) En cohérence avec sa position, Diagne dénonce également les outrances de ceux qui prétendent, par exemple, « qu’une personne blanche ne peut traduire un texte d’une Afro-Américaine ». Le cas s’est présenté en février 2021 quand l’écrivaine hollandaise Marieke Lucas Rijneveld, avait été pressentie pour traduire le poème qu’Amanda Gorman avait chanté lors de l’investiture de Jo Biden à Washington. L’universalisme de traduction vise précisément à créer des espaces d’échanges entre langues, entre cultures, entre origines. Sur un mode ouvert.
[1] L’universalisme européen : de la colonisation au droit d’ingérence, Demopolis, 2008. Voir ==> ICI
Voir la note de lecture ==> ICI
[2] Sur le sens de cette Orphée Noir en lien avec « Schwarzer Orpheus » et « Black Orpheus », voir ==> ICI
[3] A propos de Slavoj Žižek, voir ==> ICI
[4] Sur Emmanuel Levinas, voir ==> ICI
[5] Voir Jean-Loup Amselle Philosophies de la traduction ou universalisme matriciel ? paru dans Raison présente 2015/3 (N° 195) ==> ICI
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