Au soir d’Alexandrie » de Alaa EL ASWANY. Avec ce titre tout en nostalgie, l’auteur nous entraine dans la ville du delta des années 1950. Au moment où le nationalisme arabe s’empare de la région, sous l’impulsion de Nasser.

En une succession de portraits et des relations qui se nouent et se dénouent entre les personnages, Alaa El Aswany nous fait renaitre ce monde méditerranéen multiculturel qui a disparu avec la brutalité des bouleversements politiques d’alors. Un monde de minorités tourné vers l’Europe, entretenant avec la société populaire du pays des relations ambivalentes : d’appartenance et de distance à la fois. On ne peut éviter de penser au Quatuor d’Alexandrie de Laurence Durell [1], qui traite de la ville pendant une période de quelques années antérieures, à la même échelle d’un groupe de personnages liés par l’amour et l’amitié.

Le récit se situe au croisement de trois profonds mouvements qui agitent le monde : l’émergence de l’individu du poids séculaire des traditions, la confrontation au « socialisme arabe », avec son autoritarisme et ses illusions, et le basculement du monde avec l’effondrement des empires coloniaux. La résultante, c’est la disparition d’une certaine Alexandrie. C’est le thème de ce roman. Alexandrie, où les mouvements islamistes vont se développer, se ferme à l’Occident. S’ouvrira-t-elle dans d’autres direction ?

Alaa El Aswany créé pour nous des personnages qui évoluent dans cet environnement

L’auteur dresse pour nous une fresque où des personnages se confrontent aux évolutions du monde. Ils les vivent, les subissent, les questionnent sans en percevoir tous les enjeux. Tous, peints avec une subtile attention, éprouvent un amour commun pour leur ville, Alexandrie.

C’est une bande d’amis qui se retrouve régulièrement au bar du restaurant Artinos. Un lieu où la distinction tient à la culture et à l’ouverture. Pas à l’argent, ni au pouvoir. Ils poursuivent, souvent jusqu’à l’aube, les discussions qui les lient d’amitié.

L’auteur met en scène le thème principal qui agite le groupe d’amis

Ce thème, c’est le contrôle que les autorités militaires étendent sur la vie des Égyptiens. Le nouveau pouvoir de Gamal Abdel Nasser, au travers du parti unique, tisse ses ramifications. Des habitants sont sommés de se constituer en groupes de voisins pour quadriller la population. La démarche s’apparente au totalitarisme, au sens où le contrôle social pénètre dans les maisons, s’insinue dans les relations intimes, familiales et amicales.

Cette politique vise à ne laisser aucun espace hors du regard attentif du pouvoir et de ses organes de sécurité, en faisant participer la population à ce contrôle permanent. Les slogans fleurissent sur l’avenir meilleur promis. La dévotion s’installe pour le Président. Absolue, indiscutée, totale.

L’ombre d’une critique est traquée comme lèse-majesté. Le groupe d’amis découvre cet état de fait. Il se divise entre ceux qui comprennent et ceux qui s’insurgent.

Une galerie de portraits

Une série de personnages plus ou moins cabossés par la vie composent le groupe. Carlo, serveur de style au restaurant Artémis, est le fils de Marta la belle italienne qui a été tirée de la pauvreté pour illuminer les vieux jours d’un homme devenu son mari. Veuve, elle tombe dans les griffes de Gaber, son amant bon-à-rien et prétentieux.

La belle Lyda a hérité du restaurant Artémis qu’elle mène d’une main ferme. Elle tombe amoureuse d’Anas, le peintre, le rebelle. Un homme profond, rêveur, patient, intransigeant avec la liberté. Un couple tout en douceur et en contradictions. Ils s’opposent sur trois points : le mariage, l’argent, le haschich…

Fifi, de son nom Aouatef, est la mère de Raëf et l’épouse bienveillante de Galil qui travaille comme comptable dans la chocolaterie Kazzan. Galil va s’engager dans le Parti de l’Union Socialiste, inféodée au pouvoir de Nasser. Un engagement mené sous la houlette de son chef Badaoui, un haut cadre de ce parti. Du parti aux services de contrôle de la population, Galil va sauter le pas. Mais c’est un premier pas vers l’enfer. La descente ne fait que commencer.

La galerie se prolonge

Tony est ancien étudiant d’Oxford. C’est le créateur et patron de la chocolaterie Kazzan qu’il dirige sur un mode paternaliste et efficace. Abbas, époux de Noha, est un brillant avocat de la place. C’est le frère de Galil, dont il ne partage absolument pas les opinions politiques.

Chantal, l’intellectuelle française, en perpétuelle frustration. Elle ne comprend pas que le temps est fini où elle pouvait plaquer sur la société égyptienne la face éclairée des valeurs occidentales. Et au nom de ces valeurs, proclamées universelles, avoir des droits sur les Egyptiens. Y compris de les mépriser pour leur amour de la soumission.

Adli est laid comme un pou. Il assure la sécurité, de nuit, dans un bar. Il vend également du haschich, notamment à Anas. Personne ne peut lui résister, avec sa vigueur, sa rapidité, sa détermination. Il vit avec la belle Néamat qui a quitté son mari violent et danse dans les cabarets sous sa protection.

« Au soir d’Alexandrie » de Alaa EL ASWANY couverture du livre

Un pays de mensonge

Je cite quelques lignes de l’auteur qui met dans la bouche d’Adli, lors d’un échange avec Anas, des propos que je partage quant à ma propre perception de l’Egypte [2]. (p 208) « [Adli] Vous savez, le problème de l’Egypte toute entière tient dans un seul mot : le mensonge. – [Anas] D’où vient le mensonge ? – [Adli] Le mensonge est causé par l’oppression. Quand il y a de la justice, quand chacun sait que ses droits seront respectés, on n’a plus besoin de mentir. – [Anas] Le gouvernement est supposé faire respecter la loi. – [Adli] Vous en savez plus long que moi là-dessus. La loi dans notre pays n’est pas la même pour tous. Comme dit le proverbe, ‘celui qui a un dos, on ne le frappe pas sur le ventre’.

[Anas] Il est censé y avoir une révolution dans ce pays. Et le but de la révolution est d’instaurer la justice et l’égalité. – Adli sourit d’un air ironique. – [Adli] Monsieur Anas, ça, c’est bon pour les journaux. C’est possible que la forme change. Mais tout reste pareil. Moi, je m’appelle Adli et je porte une veste. Mais si j’enlevais la veste pour mettre une galabeya, je resterais toujours Adli. Ahmed ou Hag [Haj] Ahmed, c’est la même chose. (…)

[Adli] Vous savez, Monsieur, ce qui me plait le plus au cabaret El Angelo ? A-t-il poursuivi. Personne ne dit une chose pour en faire une autre. Personne ne joue au Sheikh el Islam et vole en secret l’argent des orphelins [3] Personne ne joue aux nobles dames avant d’aller avec les clients.

Le cabaret est ouvert devant toi. Tout est public. Tu veux te saouler ? Bienvenu. Tu veux aller avec une danseuse ? Personne ne t’en empêche. Tu veux acheter du haschich ? Voilà du haschich. Tout est clair et franc. Il n’y a pas de mensonge. »

Au nom de la sécurité nationale, le pouvoir tisse un redoutable filet repressif qui va disloquer ce groupe d’amis

Alaa El Aswany met en scène une succession de pièges que le pouvoir va organiser pour faire tomber les individus qui composent ce groupe. Un des thèmes de ces pièges est, classiquement, la lutte contre l’espionnage au profit d’Israël. Les membres du groupe ont pu être en contact indirect avec l’un ces espions. C’est le prétexte pour introduire la peur, la méfiance au sein de ces amis. Puis la répression brutale.

S’ajoutent les manipulations d’un diplomate étranger par l’intermédiaire de son épouse. Et la « nationalisation » de l’usine de Chocolat que Tony Kazzan avait créé. La violence et l’arbitraire policiers règnent en maitres. Aucun argument n’est opposable aux policiers qui mettent en œuvre ces viols au nom de la raison d’Etat. Le droit n’a plus d’existence face aux décrets, aux volontés du Président.

Une grossière propagande accompagne ces exactions. Elle s’aiguise sur le thème nationaliste. Ces mesures sont dirigées contre des « Grecs », des « Italiens »… En fait, contre des Egyptiens d’origine grecque, italienne…

En fond de paysage, est évoquée furtivement la future lame de répression qui va s’emparer de la société. Celle qui déferlera sous le drapeau de l’islamise. Notamment sur la ville d’Alexandrie.

La fuite d’Egypte

Alaa El Aswany ajoute, à la fin de son texte, une courte partie sur le départ, dans la plus grande discrétion, de ces Egyptiens désignés comme « étrangers ». Un mouvement qui a largement affecté les diverses minorités, soit une partie de la population urbaine, instruite, riche, ouverte sur l’international. Dans le roman, c’est Tony qui s’en va. Dépossédé de sa création, de son usine. Il s’envole pour Londres, seul. Lui qui n’avait jamais voulu se marier.

La vie en Egypte des années Nasser ici décrite se croise avec le récit qu’en a fait Gilles Perrault dans « Un homme à part », dont on pourra lire la note de lecture en cliquant ==> ICI

La lecture de l’ouvrage nous laisse cependant dans un léger regret. Le scénario de l’implacable répression proposé par Alaa El Aswani, est sans surprise. Le fil blanc qui lie les intrigues est un peu trop apparent. Les personnages, menacés, basculent du coté du bien, au dernier moment. On est rassuré de se trouver, sans nuance, toujours du bon côté de l’histoire.

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Alaa El-Aswany (arabe : علاء الأسواني), né en 1957 au Caire, est un écrivain égyptien. Né dans une famille intellectuelle, d’un père écrivain (Abbas al-Aswany), et d’une mère issue d’une famille aristocrate, il a fait ses études secondaires dans un lycée égyptien de langue française. Il a également étudié la chirurgie dentaire aux États-Unis à Chicago. IAlaa El-Aswany contribue régulièrement aux journaux d’opposition et est proche des intellectuels de gauche, en particulier de Sonallah Ibrahim. Il est l’un des membres fondateurs du mouvement d’opposition « Kifaya » (« Ça suffit ») qui réclame des élections présidentielles réellement libres.

Son roman L’Immeuble Yacoubian (2002) est un véritable phénomène d’édition dans le monde arabe. Traduit dans une vingtaine de langues, il est objet d’adaptations cinématographiques et télévisuelles. Le roman décrit la vie foisonnante d’un édifice autrefois grandiose du centre-ville du Caire, où les habitants font face à la corruption oppressante du régime et à la montée de la pression islamiste. Il enchaîne avec le roman Chicago (2006), qui dépeint la vie des étudiants arabes aux États-Unis après les événements du 11 septembre 2001.

Son habileté à capturer la vie foisonnante de l’Égypte dans toute sa diversité a amené des comparaisons avec le Prix Nobel de littérature Naguib Mahfouz.

Critique de l’intégrisme islamique par Alaa El Aswany (extraits de « L’islam n’a pas été révélé pour voiler les femmes » sur courrierinternational.com, 4 décembre 2008) :

« Ce n’est pas seulement une question d’hypocrisie ou d’ignorance. Le fond du problème est que bien des gens se font une conception erronée de la religion, qui valorise les aspects visibles de la religiosité. Cette prétendue religion est confortable parce qu’elle ne demande pas d’effort. Ne coûte pas cher. Se limite à des slogans et à des apparences. Et donne un sentiment de paix intérieure et de satisfaction de soi. Les vrais principes de l’islam en revanche – justice, liberté et égalité – vous font courir le risque de perdre votre salaire, votre situation sociale et votre liberté.

Ceux qui ont adopté cette prétendue religion jeûnent, prient, saluent à la manière musulmane et imposent à leurs épouses le hijab (voile des cheveux) et le niqab (voile du visage). »

« Le régime saoudien a dépensé des milliards de dollars afin de propager la conception wahhabite (fondamentaliste) de l’islam. Une conception qui mène immanquablement à pratiquer une religion de pure façade (ceux qui le contestent devraient regarder l’énorme hiatus entre le discours et la réalité en Arabie saoudite). Sur les chaînes satellitaires saoudiennes, des dizaines d’hommes de religion parlent vingt-quatre heures sur vingt-quatre de questions religieuses. Mais jamais du droit des citoyens à élire leurs gouvernants. Ni des lois d’exception, ni de la torture et des arrestations arbitraires. Leur pensée ne s’attarde jamais aux questions de justice et de liberté. En revanche, ils se vantent d’avoir réussi à mettre le voile à une femme. Comme si Dieu avait révélé l’islam dans le seul but de couvrir les cheveux des femmes. Et non d’établir la justice, la liberté et l’égalité. »

« L’islam dans toute sa grandeur avait poussé les musulmans à faire connaître au monde l’humanité, la civilisation, l’art et la science. Mais la tartuferie nous a menés à toute cette ignominie et à cette misère dans laquelle nous vivons. »

Pour en savoir plus sur l’auteur, voir ==> ICI

Voir la note de lecture sur un autre ouvrage du même auteur « Automobile Club d’Egypte » ==> ICI

[1] Le Quatuor d’Alexandrie (The Alexandria Quartet) est un ensemble de quatre romans écrits par l’écrivain britannique Lawrence Durrell, publiés entre 1957 et 1960. Ayant pour sujet l’amour, les livres présentent plusieurs perspectives différentes sur un même ensemble d’événements et de personnages, situé à Alexandrie avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. (Wikipédia)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Quatuor_d%27Alexandrie

[2] Alaa El Aswany fait parler Adli sur les relations sociales de l’Egypte. Ma perception concerne plus les discours dominants concernant la situation de l’Egypte d’un point de vue politique. Comme le récit qui transforme la terrible défaite de l’armée égyptienne (alliée à l’armée syrienne) en octobre 1973 en une victoire pour les 3 jours où, par surprise, les troupes égyptiennes ont bousculé les armées israéliennes. Avant que celles-ci ne se reprennent et écrasent l’armée d’Egypte.

[3] Dans le roman, Adli a été recueilli, enfant, dans un orphelinat où le directeur Haj Ahmed volait l’argent des dons pour les orphelins, mais faisait ses 5 prières « à l’heure » et avait fait deux fois le pèlerinage à la Mecque. Ce pourquoi il faisait précéder son nom de « Haj », « Hag » en arabe parlé égyptien.


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