« Un homme à part » de Giles PERRAULT. Le 4 mai 1978, deux individus assassinent Henri Curiel à Paris, dans le V° arrondissement où il habitait [1]. Qui était cet homme discret, assassiné par des tueurs professionnels dans un grand luxe de précautions. A ce jour, personne n’a encore réellement percé le mystère de ce meurtre. Mais de fortes hypothèses sont là.

Gilles Perrault, avec sa belle écriture, nous parle d’Henri Curiel, juif égyptien issu d’une riche famille de banquiers, créateur du Parti communiste égyptien dans les années 1940. Une période confuse de la Seconde Guerre Mondiale au Caire. Combattre le colonialisme britannique ou faire cause commune avec lui contre les Allemands nazis qui promettaient de libérer l’Egypte du joug colonial ? Rommel menace l’Egypte, avec ses divisions postées en Libye. Montgomery va-t-il réussir à empêcher son déferlement sur ce pays charnière, l’Egypte ?

Après la guerre, et alors que l’Etat d’Israël vient d’être créé dans la douleur des Palestiniens, Curiel se réfugie en Italie puis en France où il aura le statut d’apatride. De là, il va participer, aux côtés de Jeanson, à animer un réseau de soutien aux nationalistes algériens qui luttent pour s’arracher du joug colonial que la France fait peser depuis 1830 sur le pays. Le soutien consistera à faire passer au FLN les sommes récoltées en France auprès de la communauté algérienne, vers une banque suisse. Et à cacher des dirigeants algériens pourchassés par la police. L’Algérie avait été transformée en colonie de peuplement. Ce qui rendra particulièrement douloureux l’agonie de l’empire français dans ce pays.

1962, Indépendance de l’Algérie. Curiel et ses amis militants se tournent alors vers le soutien aux Mouvements de Libération Nationale (MLN) qui éclosent dans nombre de pays d’Afrique. Ils mettent sur pied le réseau « Solidarité ». Le soutien s’étend aux sociétés qui luttent contre le fascisme, au Portugal, en Espagne, en Grèce. En Afrique du Sud, sous le régime d’apartheid. De 1962 à 1965, l’Algérie de Ben Bella finance « Solidarité ».

Inlassable d’énergie, pragmatique, froid et chaleureux à la fois, solide dans son savoir-faire de clandestin, Curiel s’active. C’est un organisateur, mais il reste un militant politique. Faux papiers, formation à la répression, transferts de fonds, hébergement de militants pourchassés… des dizaines de cadres des MLN vont se former et se renforcer auprès des militants de France. Des liens se tissent entre eux. Parmi les militants nationalistes, Mehdi Ben Barka prépare la Conférence Tricontinentale [2], suite à la Conférence de Bandung [3]. Mais le leader marocain va tomber, à Paris, dans le piège mortel tendu par les services secrets américains alliés à des éléments français. A la barbe du président De Gaulle impuissant. Un coup très dur pour Curiel et pour les MLN.

Et pendant tous ces épisodes, Curiel reste les yeux fixés sur le Proche Orient. Son obsession, parvenir à établir la paix entre Israël et les pays arabes. Inlassablement, il va mettre en contact des hommes de paix dans les deux camps, pour tenter de construire un avenir qui ne soit pas celui de la colonisation sanglante qui s’installe. Et qui dure jusqu’à nos jours !

« Un homme à part » de Gilles Perrault forme un récit d’aventures sur le parcours d’un homme exceptionnel qui a traversé le XX° siècle avec l’obsession de l’émancipation des peuples du Sud. Emancipation sociale, émancipation nationale. Avec ses contradictions, ses succès, ses échecs. Un récit qui nous fait découvrir plusieurs pages de l’Histoire entre Sud et Nord auxquelles Henri Curiel a attaché son nom, dans la discrétion et l’efficacité. L’épopée d’un homme exceptionnel que Gilles Perrault restitue dans sa complexité.

Entre la scène de l’assassinat à Paris et les origines en Egypte d’Henri Curiel, « Un homme à part »

Dans les premières pages du livre, Gilles Perrault nous fait faire des aller-retour entre le présent de ce mois de mai 1978 et les origines familiale d’Henri Curiel. Au Caire. D’un côté, on suit les derniers instants de l’homme qui va être assassiné. Et les premiers moments de l’enquête qui va rapidement sombrer dans un écheveau de pistes contradictoires.

De l’autre, l’auteur nous emmène dans l’Egypte des premières décennies du XX° siècle. Des familles juives de la haute société vivent en totale extériorité par rapport à la population égyptienne. Les relations s’établissent avec la famille royale et quelques notables locaux de haut niveau. Sinon, la vie est totalement tournée vers l’extérieur. Langue parlée, vacances, aspirations… tout est tourné vers la France, pays mythifié, exalté.

Une poignée de jeunes issus de ce milieu découvre la misère de la population. Et tout spécialement celle des fellahs (paysans) qui travaillent dans les propriétés de leurs parents. Les enfants des paysans y travaillent 16 heures par jour, sous le fouet des surveillants. La nourriture est minimale. Ces petits ouvriers ne survivent que quelques années à ce régime.

Que faire ?

C’est la question qu’ils se posent, dans leur naïveté et leur bonne foi. La barrière de la langue les isole du peuple. Ils ne parlent pas l’arabe !

Des espèces de « clubs » se créent, inspirés par la matrice marxiste. Mais l’ouverture sur la société égyptienne, sur les ouvriers, ne se fait pas. Ou très difficilement.

Hors de ces cercles, il y a la misère. Et une situation internationale qui devient rapidement confuse avec le déclenchement de la Guerre. C’est bien la Seconde Guerre mondiale qui frappe aux portes de l’Egypte, encore dominée de fait par la Grande Bretagne malgré la poussée nationaliste. Le parti Wafd [4] a été puissamment soutenu dans la population dans son aspiration nationale. Mais il est ligoté par ses contradictions (…). Et par la maitrise rusée du colonisateur britannique.

Alliance avec les colonisateurs britanniques contre le nazisme ou avec les Nazis qui promettent l’indépendance aux Egyptiens ?

Les jeunes aspirants au communisme se heurtent à ce dilemme : quelle place accorder au sentiment national ? Un dilemme qui traversera largement le XX° siècle les mouvements populaires des sociétés du Sud en voie de libération. S’ajoutera, pour de nombreux mouvement de libération, l’autre dilemme. Celui des priorités. D’abord lutter pour l’indépendance nationale, y compris au prix d’une alliance avec la bourgeoisie locale ? Ou bien entamer d’emblée une lutte qui allie lutte de libération contre l’occupant colonial, mais aussi contre le patronat dans une logique de classe ?

Henri Curiel a rapidement compris la puissance de l’aspiration nationale

Dans une approche empirique, il cherche à construire un parti qui prendra la tête de la transformation du pays. Mais la dissolution du Komintern en 1943 par Staline, rend les choses compliquées. Comment se faire reconnaitre par le « centre », par Moscou, comme le noyau du futur Parti communiste d’Egypte ?

Le Caire est au cœur d’intrigues policières, politiques, militaires

Sa position à côté du Canal de Suez met cette grande mégapole au centre de bien des intrigues et enjeux géostratégiques. En pleine guerre mondiale. A l’Ouest, la menace allemande se précise. Rommel fourbit ses armes dans le désert Libyen. Une partie des officiers de l’armée égyptienne cherche le contact avec le général allemand pour pactiser, en échange d’une hypothétique indépendance. La menace est sérieuse. La plupart des juifs d’Egypte sont invités à se réfugier en Palestine.

Le Caire, lieu stratégique

Par sa position stratégique, l’Egypte devient le lieu privilégié des tractations entre Alliés. Le lieu de tous les imbroglios. Les Alliés doivent jouer avec le Roi d’Egypte Fouad 1er, qui ne s’intéresse qu’aux femmes et au jeu. Mais aussi avec les nationalistes égyptiens et les luttes sociales que les communistes attisent. Et gérer les innombrables forces militaires (1 million d’hommes) qui se concentrent sur le sol égyptien. Souvent en repli après l’occupation de leur pays par les armées allemandes.

C’est le cas d’une partie de l’armée grecque qui veut revenir dans son pays pour soutenir la résistance communiste qui ne plie pas devant l’armée allemande d’occupation. Mais la Grande Bretagne ne veut pas d’un pouvoir communiste en Grèce après la guerre ! Dans le découpage de l’Europe avec Staline, la Grèce a été mise dans le camp occidental.

Henri Curiel aide les militaires grecs à résister contre les services et les forces britanniques. La répression contre les résistants grecs, parqués dans un camp à proximité du Caire, sera très rude.

La menace de Rommel a été éliminée par la victoire des Britanniques [5]

La tâche pour Curiel et ses amis est de construire une force qui libérera le pays de l’emprise britannique et le fera avancer vers le socialisme. Une ébullition se développe, et plusieurs groupes se forment. Tous plus communistes, tous incapables de s’unir. Henri Curiel passe son temps à construire une organisation solide.

La situation reste confuse au Caire, pour les jeunes qui tentent de créer un mouvement communiste

Celui-ci doit faire face au pouvoir égyptien et sa police, aux services britanniques, au mouvement des Frères Musulmans, aux manœuvres de l’URSS et de son ambassade en Egypte et … aux multiples divisions internes. Divisions qui s’inscriront profondément en des haines tenaces entre les principaux initiateurs du mouvement, dont Henri Curiel. Emprisonnements, procès, manifestations, actions clandestines… La vie du militant est pleine de dangers et d’exaltation.

S’ajoute à ces difficultés la création en 1948 de l’Etat d’Israël. Une création soutenue par l’URSS. Entre autres pays. Les juifs égyptiens avaient des protections étrangères : italienne, notamment. Cette situation avait été source d’insécurité pendant la guerre mondiale car les citoyens italiens ou assimilés étaient d’emblée considérés comme ennemis par les autorités britanniques. Les autorités égyptiennes veulent expulser les juifs d’Egypte vers Israël. Curiel, qui avait fini par recevoir la nationalité égyptienne, refuse.

Curiel finit par être expulsé vers l’Europe

Il arrive en Italie, le pays de sa « protection ». Mais il refuse de légaliser sa situation et émigre clandestinement en France. Curiel ne peut se résoudre à abandonner son pays de naissance. Les amis de lutte qu’il a laissé là-bas, les efforts immenses qu’il a déployé pour construire, construire un parti.

Le groupe des fondateurs du parti communiste égyptien est expulsé. La plupart de ses membres se retrouve en France où les divergences perdurent. Ils forment, un temps, un groupe informel « d’Egyptiens ».

« Un homme à part » de Gilles PERRAULT couverture du livre

Mais l’histoire avance

Elle avance ailleurs, en l’Algérie. Où une organisation a fini par trancher le dilemme des nationalistes : se battre pour l’accession des algériens à l’égalité des droits avec les citoyens français présents en Algérie, ou se battre pour l’indépendance ? C’est la seconde option qui triomphe avec le Front de Libération Nationale, le FLN. S’ouvre, en 1954, une guerre d’indépendance, qui va durer 8 ans et faire des centaines de milliers de victimes.

Curiel tourne en rond

Il est désavoué par le Parti Communiste Français (PCF) et son « Bureau colonial » chargé des relations avec les mouvements communistes des colonies. Il est toujours clandestin en France, lui qui est entré sans papiers depuis l’Italie. Curiel finira par obtenir en France un statut d’apatride, avec contrôle policier tous les trois mois.

La guerre de libération en Algérie va lui donner un autre horizon de lutte

Il s’engage sans réserve aux côtés de Francis Jeanson dans un réseau de soutien au FLN, notamment pour transporter les fonds recueillis auprès de la diaspora algérienne en France. Et faire passer les frontières aux dirigeants algériens [6].

C’est Robert Barrat[7], journaliste progressiste, le premier à avoir fait un reportage dans les maquis du FLN, qui a fait le lien entre Curiel et Jeanson.

Jeanson tombe, Curiel lui succède à la tête du réseau. Les relations sont complexes et tendues entre les deux hommes.

Curiel va également être arrêté, transféré à la prison de Fresnes avec les nationalistes algériens détenus. Mais les Accords d’Evian[8] mettent fin aux hostilités, le 18 mars 1962. Curiel est libéré, mais expulsable. Ses anciennes relations avec les gaullistes, nouées au Caire dans les années 1940, font qu’il peut demeurer en France.

Curiel, infatigable, va déployer son activité à l’échelle mondiale

Dans toute l’Afrique colonisée, des Mouvements de Libération Nationale (MNL) ébranlent par la lutte armée les pouvoir coloniaux. Celui du Portugal, notamment. Curiel met ses connaissances de l’action clandestine à mettre sur pied un mouvement qui va porter assistance à ces multiples mouvements. C’est le mouvement « Solidarité », aussi efficace que discret. Avec une clause politique ferme : pas d’ingérence dans les pays une fois libérés du colonisateur. Solidarité va également soutenir les mouvements qui luttent, en Espagne, au Portugal, en Grèce, contre des dictatures fascisantes. Mais aussi en Haïti. Et surtout, en Afrique du Sud où l’ANC lutte contre l’apartheid. Puis au Chili sous la botte de Pinochet.

Le soutien s’organise autour de la formation. Fabrication de faux papiers avec très peu de moyens techniques. Déjouer une filature, des écoutes téléphoniques. Cacher des documents dans une chaussure. Assurer des soins. Tout un réseau se monte, principalement à Paris, Genève et Bruxelles.

L’Algérie de Ben Bella soutient le mouvement

Quelle meilleur remerciement pour ceux qui ont si puissamment aidé les nationalistes algériens que de leur permettre de continuer de soutenir d’autres mouvements de libération ? De 1962 à 1965, Ben Bella va financer Solidarité, et accueillir nombre de ses militants.

Le coup d’Etat de Boumediene va mettre fin à ce soutien. Désormais, Solidarité devra s’autofinancer. Mais aussi facturer ses « prestations ». Ce qui assainira les relations entre les formateurs du réseau et les militants des MLN qui reçoivent ces formations.

L’action se poursuit

Au total, elle s’étendra de 1962 à 1978. Solidarité tient chaque année son « congrès ». Dans un lieu discret, à quelques heures de Paris. Mais réunir une centaine de militants clandestins présente des risques. De fait, les membres du réseau ne courraient pas de risques vitaux. Curiel avait prédit que tant que De Gaule était président, ils ne seraient pas sérieusement inquiétés. Ce sont les militants des MLN qui étaient vulnérables, car la police et les services français collaboraient avec leurs équivalent dans nombre de dictatures du Tiers monde dans lesquelles les MLN œuvraient.

Difficultés politiques et organisationnelles

Quel mouvement aider quand la lutte contre le régime se divisait entre pro-soviétiques et pro-chinois ? Comment évaluer le sérieux d’un mouvement ? Comment lutter contre l’infiltration ? Contre les fausses informations ?

Comment, pour les militants du réseau, résister à la routine, aux tâches répétitives, tronçonnées ? Comment résister à la séparation d’avec les militants du bout du monde avec qui on avait partagé des semaines de formation ? Et qu’on avait l’interdiction de revoir. (p 452) « cette déchirure toujours recommencée évoquée par Elia Perroy, ces femmes et ces hommes qu’on a aidés, qu’on a aimés, et qui disparaissent dans l’obscurité clandestine – la vraie, celle qui mène à la torture, à la potence, au peloton. On ne saura plus rien d’eux. On n’a pas le droit de savoir. »

Comment résister à l’usure de l’action clandestine ?

Curiel et l’URSS

Et comment comprendre l’attachement viscéral de Curiel à l’URSS ? Cet homme, chassé de son pays natal l’Egypte où il avait tant investi. Tant subi prison et désillusion. Cet homme arrivé par effraction en France et finalement toléré…

Henri Curiel s’était construit un pays imaginaire, l’URSS. Un pays qui ne risquait pas de l’exclure, car il vivait, mythifié, dans sa tête. Il n’en démordra pas de toute sa vie. « Chacun de nous a besoin d’une patrie » dira-t-il.

La paix au Proche Orient

Pendant toutes ces années de militantisme au service des Mouvements de Libération Nationale et de soutien aux forces qui luttaient contre les dictatures, Henri Curiel n’a pas cessé de penser et d’œuvrer à la paix entre Israël et son environnement arabe.

Pendant la guerre de libération en Algérie, il avait soutenu l’idée de demander à l’Etat d’Israël de soutenir les nationalistes algériens du FLN pour jeter un pont entre Israël et ce monde arabe qui avaient dû s’incliner devant la création de cet Etat. Notamment pour que, par ce biais, l’Egypte évolue vers une solution de paix. Mais c’était une chimère. Les dirigeants israéliens n’ont pas accepté.

Selon Gilles Perrault, Henri Curiel n’a pas dévié d’un pouce sur la question d’Israël, depuis la création de l’Etat jusqu’à sa mort

L’auteur reproduit un passage où en quelques lignes, Curiel définit sa position dont il ne va pas bouger.

(p 556) « Nous partons du droit sacré et imprescriptible des collectivités nationales à l’existence nationale. Nous reconnaissons donc le droit des juifs d’Israël à l’existence nationale, mais ce droit doit a fortiori être reconnu aux Arabes de Palestine. (…) Il est vrai que chacune des communautés dénie à l’autre ses droits légitimes. Mais, dans cette situation, nous partons du principe que c’est seulement en aidant ceux dont les droits sont effectivement violés qu’on peut obtenir que soit reconnus les droits légitimes de la partie adverse. Ainsi, en défendant le droit des Arabes palestiniens, nous luttons d’abord pour une cause juste, mais nous créons aussi les conditions les plus favorables pour une reconnaissance par les Arabes des droits légitimes des juifs israéliens. »

Et Curiel explique les moyens d’atteindre cette vision de deux Etats garantissant à chaque communauté son existence nationale. « Aucun affrontement purement national ne peut aboutir à une solution qui tienne compte des droits légitimes des parties en conflit. Pour aboutir à une telle solution, il faut que s’établisse une alliance entre les forces de progrès qui doivent conjuguer leurs efforts contre les forces réactionnaires des deux collectivités et leur allier commun, l’impérialisme américain. »

Rencontres entre forces de paix

La seule façon d’avancer vers la paix consiste à faire se rencontrer ceux qui, dans chaque camp, sont disposés au dialogue. C’est ce qu’il s’efforcera de faire, jusqu’à sa mort.

Ainsi de la Conférence de Boulogne en mai 1973, fruit de deux années d’intenses négociations avec les uns et les autres. Elle devait réunir des forces de paix des deux côtés de la ligne de front. Las, le matin du départ de la délégation palestinienne, l’aéroport de Beyrouth d’où elle devait partir est bombardé par l’aviation israélienne. La conférence accouchera d’une souris.

Toutes les tentatives sombreront dans le refus. Principalement refus des autorités d’Israël qui avaient d’autres vues que celle de faire la paix avec ses voisins arabes. Celle de prendre la terre de Palestine. Y compris, pour les plus radicaux, une vision d’un Grand Israël, qui allait du Nil à l’Euphrate.

Les Palestiniens effacés des accords historiques

La reconnaissance mutuelle d’Israël et de l’Egypte par Sadate en 1979 se fait sur l’effacement des Palestiniens. Littéralement abandonnés à leur sort. Exclus du jeu ! Cette reconnaissance par l’Egypte débouche sur une paix partielle. Une paix à l’avantage de l’Etat d’Israël qui stabilise sa frontière sud. L’Egypte y gagnera une rente de 2 milliards de dollars par an allouée par les Etats Unis ! Quelle misère ! ! !

Les accords d’Abraham signés en 2020 par le Maroc avec les Etats Unis de Donald Trump consacreront la reconnaissance de l’Etat d’Israël par le royaume, en échange de la reconnaissance de la marocanité du Sahara ex-espagnol par les Etats Unis. Mais, là encore, les Palestiniens ne seront pas mentionnés.

Assassinats des hommes de paix du coté arabe

Saïd Hammami, pionnier de la paix, ami de Curiel, est assassiné à Londres en janvier 1978. Henri Curiel, un des artisans majeur des rapprochements entre Israéliens et Palestinien, en mai 1978 à Paris. Azzedine Kalak en aout 1978 à Paris également. Naïm Khader à Bruxelles en juin 1981. Issam Sartaoui à Albufeira en avril 1983.

Assassinats pour « trahison » du côté arabe, notamment par le groupe Abou Nidal. Du côté Israélien, assassinats pour tuer dans l’œuf tout rapprochement avec l’autre. Les faucons israéliens et arabes s’entendent pour liquider ceux qui cherchent à construire la paix.

A une différence importante. Du côté israélien, il y a une stratégie à long terme de conquête de la terre palestinienne par la force, ce qui suppose d’éliminer toute idée d’un accord de paix avec les Palestiniens. Et tous les hommes qui pouvaient porter cette idée. Du coté des radicaux arabes, aucune vision prenant en compte les rapports de force en présence ne soutenait cette élimination des facteurs de paix arabes.

« Le groupe d’Aix »

Je peux témoigner, pour avoir participé en tant que tiers à un groupe de contact entre Israéliens et Palestiniens de 2003 à 2008 (date de ma démission). La partie la plus puissante des deux n’avait pas la volonté d’aboutir à une reconnaissance mutuelle. La présence en son sein de négociateurs des Accords d’Oslo donnait à nos débats une profondeur intéressante. Notamment pour comprendre que c’est la supériorité en force qui dictait (et dicte à ce jour encore) toute la stratégie israélienne. Une stratégie qui, finalement, se résume à la conquête de toute la terre palestinienne. Une stratégie faite d’asymétrie assumée et reconnue, puisque l’Autorité Palestinienne avait reconnu l’Etat d’Israël, tandis qu’Israël n’a pas reconnu un Etat palestinien.

La première réunion s’était tenue à Aix-en-Provence, dans une formation discrète

Prises de contacts, on fait connaissance, et très vite, on entre dans notre sujet qui était « l’économie dans la situation de deux Etats ». J’étais plein d’un espoir naïf, mais la discussion était libre. Je me souviens avoir prononcé ces mots au sein du groupe : « la partie israélienne ne sait pas comment faire de sa position dominante dans le rapport de force avec la partie palestinienne. » Oui, j’étais bien naïf, je pensais que les hommes autour de la table avaient la volonté de s’inscrire dans la perspective de « deux Etats ».

D’autres réunions suivront. A Paris, à Istanbul, à Jérusalem, à Marseille. Elles déboucheront sur des publications qui étaient censées être mises sur la table des négociateurs politiques. En une « feuille de route économique » faisant le pendant d’une « feuille de route politique » qui n’est jamais advenue. Tony Blair devait conduire le processus du Quartet[9]. On sait maintenant qu’il a empoché les émoluments sans rien faire pendant des années.

Un rideau de fumée

En fait, l’espace d’échange entre les deux partie, le « groupe de contact » que nous constituions avait pour fonction essentielle de donner le change. Nous participions à la fabrication du rideau de fumée, derrière lequel les Israéliens avançaient sur leur conquête territoriale, pas à pas. Pendant que nous parlions, les actes, les faits accomplis par la force sur le terrain, réduisaient les zones encore sous administration partielle des palestiniens.

Aujourd’hui, en ces mois de 2023-2024 où l’écrasement des populations à Gaza, les agressions et vols de terre en Cisjordanie répandent la mort et la désolation dans la population palestinienne, la position de Curiel nous semble totalement juste et actuelle !

Henri Curiel, ciblé de tous les cotés

Il a été accusé d’être un agent de Moscou. De travailler pour les Services français. D’être manipulé par les autorités américaines. De faire partie des espions israéliens. D’être tout cela à la fois. Tel ce titre du journal réactionnaire argentin Mercurio annonçant la mort d’Henri Curiel : « Un espion juif égyptien à la solde des Russes abattu »

Dénonciations politiques. Mais aussi manœuvres de déstabilisation de son réseau. Et, finalement, désignation comme cible à assassiner. Ce qui arrivera en 1978, à Paris. Curiel dérangeait trop de puissances, grandes et moyennes. Trop de dictatures, alliées et soutenues par les grandes puissances. Comme son ami Mehdi Ben Barka. Assassiné lui aussi par la conjonction d’intérêts impérialistes puissants en 1965.

Curiel, terroriste ?

Au milieu des années 1970, des attaques sont menées contre Henri Curiel. Dans l’hebdomadaire Le Point, parait l’article d’un journaliste sans scrupules, peu regardant sur la vérités des faits qu’il « révélait » dans son journal. Mais avec des accusations claires : Curiel était à la tête d’une organisation terroriste !

Toute la démarche de Curiel, depuis ses premiers pas en politique au Caire, contredisent cette assertion

Curiel avait une profonde aversion contre le terrorisme. Selon Gilles Perrault, dès ses initiatives pour construire un parti communiste en Egypte, il avait le soucis de l’action de masse. Notamment en ayant compris l’importance de la revendication nationale dans l’Egypte colonisée d’alors.

(p 590) « Le terrorisme représentait pour lui [pour Curiel] le comble de l’idiotie politique et une horreur sur le plan humain. »

Il a pris parti contre la Bande à Bader, contre les Brigades rouges italiennes qui s’étaient lancées dans des actes de ce type. Certes, l’organisation qu’il avait créé, Solidarité, soutenait des militants qui luttaient par les armes contre des dictatures en Afrique du Sud, au Chili, ou contre le pouvoir colonial en Tanzanie, en Angola… Mais dans un cadre où la légitimité des actions armées de libération était établie.

Dans ses tentatives pour rapprocher les hommes de paix au Proche Orient, Curiel s’est toujours démarqué des actions terroristes

Sa tâche, sur ce terrain, a été de réunir d’anciens responsables des deux parties, y compris des acteurs qui avaient commis des actes terroristes. Et qui avaient totalement changé de position et œuvraient, désormais, pour la paix par le rapprochement mutuel. L’Israélien, pour avoir été membre du groupe terroriste Stern qui a, entre autres, assassiné en 1948 le médiateur de l’ONU en Israël, le compte suédois Folke Bernadotte[10]. Le Palestinien, pour avoir participé à de nombreuses actions terroristes en Israël.

Un document officiel pour voyager !

Quelque temps avant son assassinat, Curiel a vécu un desserrement du contrôle policier dont il était l’objet en France. Il avait enfin, lui, l’apatride, un document lui permettant de voyager officiellement.

Deux terroristes en ont décidé autrement, en l’assassinant en mai 1978 à Paris. Victime de la haine. Lui, l’apatride, le juif, le communiste, l’ami des arabes !

« Un homme à part » de Gilles Perrault

L’auteur nous offre là de passionnantes pages d’histoire sur une partie du monde, entre Sud et Nord. Une partie du monde qui était, et qui reste au cœur de tant de tensions internationales. Sur un mouvement clandestin, en plein cœur de la France des années 1950 puis 1960, qui va soutenir les mouvements de libération nationale et de lutte contre des régimes fascistes. A commencer, jusqu’en 1962, par le FLN algérien qui affronte l’armée française de l’autre côté de la Méditerranée. Et la police française en France.

Cet homme à part, c’est Henri Curiel. Sa tombe se trouve au cimetière du Père Lachaise. Par l’entrée principale du bas, on la trouve en montant quelques pas à gauche. A chacune de mes visites sur cette colline de l’Est de Paris, je ne manque pas d’aller voir cette tombe, d’avoir une pensée pour cet homme à part.

& & &

Gilles Perrault, né en 1931 à Paris et mort en 2023 à Sainte-Marie-du-Mont, est un écrivain et scénariste français. Il est par ailleurs un ancien avocat de même qu’un ancien journaliste (d’après Wikipédia). Pour en savoir plus, voir ==> ICI

Voir l’album de photos du Caire ==> ICI

[1] Le 4 mai 1978 était un jour férié. Je me promenais cette après-midi dans le quartier avec mon amie. Et nous avions vu le remue-ménage policier en passant au pied des escaliers de la rue Rollin, dans le V° arrondissement. Nous n’avons pas accordé plus d’attention. Le drame nous a été révélé le lendemain.

[2] Aussi appelée Conférence de la solidarité des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, la Conférence tricontinentale (ou la « Tricontinentale ») eut lieu du 3 au 15 janvier 1966 à La Havane, à Cuba. Elle regroupa 82 pays du tiers monde. Cette conférence a notamment été proposée par Mehdi Ben Barka et Che Guevara. Les participants provenaient de mouvements sociaux d’horizons politiques diverses : « nationalistes », « maoïstes », « trotskistes », etc. prônant ou non le droit à la résistance armée (Wikipédia). Pour en savoir plus, voir ==> ICI

[3] La conférence de Bandung s’est tenue du 18 au 24 avril 1955 à Bandung, en Indonésie, réunissant pour la première fois les représentants de vingt-neuf pays africains et asiatiques dont Gamal Abdel Nasser, Jawaharlal Nehru, Soekarno et Zhou Enlai. (Wikipédia). Pour en savoir plus, voir ==> ICI

[4] Lisa Romeo (2010), « Parti Wafd et nationalisme égyptien ». Le parti Wafd (Wafd signifie délégation en arabe) est né d’une délégation nationaliste égyptienne créée après la Première Guerre mondiale, dans le but de négocier l’indépendance de l’Egypte. Le Wafd prend toujours plus d’importance jusque dans les années 1950 et devient l’un des plus ancien parti politique égyptien. Sur ce parti, voir également sur Wikipédia ==> ICI

[5] La seconde bataille d’El-Alamein est un épisode de la guerre du désert durant la Seconde Guerre mondiale. Elle se déroule du 23 octobre au 3 novembre 1942, près d’El-Alamein (Égypte). Elle oppose la 8e armée britannique dirigée par Bernard Montgomery au Deutsches Afrikakorps d’Erwin Rommel. La bataille se solde par une victoire alliée décisive. (Wikipédia)

[6] Le réseau Jeanson était un groupe de militants français, agissant sous l’impulsion de Francis Jeanson, qui opéra en tant que groupe de soutien du FLN durant la guerre d’Algérie, principalement en collectant et en transportant fonds et faux papiers. Ce sera les « porteurs de valise ». Wikipédia. Pour en savoir plus, voir ==> ICI

[7] Robert Barrat, né en à Douai et mort en 1976 à Saint-Cloud, est un journaliste français, militant catholique de la lutte anticolonialiste. Pour en savoir plus, voir ==> ICI

[8] Les accords d’Évian sont le résultat de négociations entre les représentants du Gouvernement de la République française et du Gouvernement provisoire de la République algérienne pour mettre fin à la guerre d’Algérie. Wikipédia Pour en savoir plus, voir ==> ICI

[9] Le Quartet pour le Moyen-Orient, est un groupe formé de quatre États et organisations nationales et internationales décidé à réaliser une médiation dans le processus de paix israélo-palestinien. Le Quartet est composé des États-Unis d’Amérique, de la Russie, de l’Union européenne et des Nations unies. Tony Blair a été nommé EN 2007 « émissaire du Quartet » jusqu’à sa démission en 2015. Il n’a littéralement rien fait de toute sa mission. Pour en savoir plus, voir ==> ICI

[10] Lire sur le journal Orient XXI : « 1948, l’assassinat impuni d’un médiateur de l’ONU en Israël » ==> ICI

 


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