« Loin du vacarme » de Mohamed Berrada nous parle du Maroc d’aujourd’hui, pris dans les tourbillons d’une modernisation brutale, accélérée par la mondialisation. Une société qui bouge, qui fait entendre ses craquements. Bloqués par les insiders qui verrouillent le champ social, les jeunes marocains sont encore des milliers à vouloir tenter leur chance dans un pays du Nord.
L’enchantement des années 50
Nous commençons cette note de lecture par le rappel d’un précédent roman de Mohamed Berrada « Comme un été qui ne reviendra pas » paru en 2001. L’auteur nous racontait avec délices l’année d’étude au Caire, en 1956, d’un jeune homme de 18 ans. Il était envoyé par le mouvement national marocain pour former la future élite qui allait prendre les rênes du pays à l’Indépendance… Le jeune homme y avait vécu dans la même année des événements merveilleux. L’Indépendance de son pays le Maroc. La nationalisation du Canal de Suez par l’Egypte de Nasser,. Son succès au baccalauréat… et ses premiers émois amoureux. Que rêver de plus !
Une très belle histoire, tracée d’une écriture sensible,. Sur une période pleine d’espoirs et d’enthousiasme. Un moment où les combats étaient clairs et l’avenir lumineux pour les peuples du Sud. C’était le temps de l’accès aux Indépendances et à ses lendemains.
Le désenchantement aujourd’hui
Son dernier ouvrage, « Loin du vacarme » (2019)[1], revient sur l’histoire du Maroc depuis les années 50 jusqu’à aujourd’hui. Une histoire vue à travers les récits de trois personnages. Tawfiq Assadiqi, fils de famille de Fez, devenu avocat à Rabat dans les derniers temps du Protectorat. Il va vivre l’ancien monde avec les français aux commandes des son pays. Puis faire ses premiers pas dans le Maroc indépendant qui émerge dans la douleur. Traditionaliste, il soutient le mouvement national et prétend, à sa façon, à la modernité. Il prendra comme assistant dans son cabinet le jeune avocat Faleh Elhamzaoui, engagé dans le parti progressiste. Avec ce parti, le jeune avocat cherche à dépasser l’Indépendance pour instaurer un régime démocratique, refusant la poigne de fer que le Maghzen abat sur la société. Progressivement, il se coulera dans les normes de l’élite qui domine la vie politique à Rabat.
Enfin, Nabiha Samaane, psychanalyste formée à Paris. Elle ouvre un salon philosophique après son retour à Rabat, en créant un espace de parole libre. Libre des conventions, du poids des non-dits intimes qui enferment la société marocaine, du bas en haut.
Mettre en mots le refoulé
Dans son salon philosophique, on s’essaie à parler des relations entre hommes et femmes, de l’amour, du désir, du plaisir… Relations que tous les personnages du roman évoquent avec force, questionnant la difficulté de trouver les mots pour sortir des comportements assignés par la tradition. Et du silence qui va avec.
Le tableau lumineux de 1956 s’est assombri
L’espoir d’associer libération nationale et libération sociale a été foudroyé dans la confusion des premières années de l’Indépendance quand la Monarchie a bataillé avec succès pour réassoir son pouvoir. Et avec lui, les anciennes traditions maghzéniennes, sous la main de fer de feu Hassan II. Aujourd’hui, le libéralisme s’est emparé des élites comme partout dans le monde. Le « Shining Morocco » brille de tous ses feux (Nouvelle Constitution, TGV, autoroutes, technopôles, Tanger-Med…). Tandis que l’immense majorité de la population, et notamment les jeunes, est laissée de coté. Obligée de se débrouiller pour trouver une place dans un ordre social dont les puissants ont verrouillé presque tous les accès.
La « modernité » ?
La « modernité » est aussi un des personnage-clé du roman, avec le choc de son emprise brutale sur les sociétés du Sud. Comment faire devant l’impossible expression de soi, de sa subjectivité ? Devant l’émergence de l’individu qui pousse en chacun de nous, avec si peu de repères pour nous aider à avancer ? Comment se comporter avec l’autre du Nord, qui entrouvre, à sa façon, la porte de cette modernité enviée et redoutée ?
Mohamed Berrada, « passeur de modernité »
Avec une langue dont la traduction en français laisse transparaître le puissant ancrage dans la culture et la pensée arabe, Mohamed Berrada fait œuvre, comme romancier, de « passeur de modernité ». Ces passeurs si rares, dans les sociétés du Sud à prendre à bras le corps les contradictions, les souffrances intimes des sociétés confrontées à une modernisation brutale et rapide. Trop rapides. Mais aussi les ouvertures, que ces mutations gigantesques provoquent.
Un regard inquiet
Comme nombre d’entre nous, Mohamed Berrada pose sur nos années présentes un regard inquiet. Dans les dernières pages du roman, il cite Italo Calvino. Je me joints à cet emprunt : « Nous devons, au milieu de l’enfer, reconnaître ce qui n’est pas enfer, et lui consacrer l’amour et le temps ».
Pour en savoir plus sur l’auteur ==> ICI
Dans ses romans, Alaa El Aswany fait aussi œuvre de passeur de modernité. Voir ==> ICI
& & &
[1] Titre original : Ba’îdan ‘an al-fawda, qariban min al-sukât, Edition originale : Casablanca, Le Fennec, 2014.
Articles similaires
« Notre histoire » de Rao PINGRU (note de lecture)
22 juillet 2017
« Zoufri »
4 août 2017
« Camarade Papa » roman de GAUZ (note de lecture)
22 février 2019