« King Kasaï » de Christophe Boltanski. L’auteur a relevé le défi d’écrire une œuvre au terme « d’une nuit au musée », comme d’autres l’ont déjà fait  [1]C’est le musée de Tervuren qu’il a choisi, dans la banlieue chic de Bruxelles. Un musée à l’architecture monumentale. C’est l’Africa Museum, anciennement dénommé Musée royal de l’Afrique centrale. Et King Kasaï, c’est un gigantesque éléphant, tué dans les années 1950, empaillé et ramené au Musée. Brrr, une nuit avec un tel monstre ! Surtout, avec, dans l’air, les miasmes de la colonisation. L’une parmi les plus féroces de l’histoire.

La marche vers le musée

Par une nuit sombre, froide, pluvieuse, Christophe Boltanski s’approche du bâtiment. Son parcours a déjà quelque chose d’inquiétant. Il croise, sur son chemin, une chapelle où sont exposées les pierres tombales de sept Congolais amenés à Tervuren pour l’Exposition universelle de 1897 : Ekia, Gemba, Kitukwa, Mpeia, Zao, Samba et Mibange. Ils sont morts alors qu’ils étaient exposés dans un zoo humain. Ce zoo donnait à voir une image du Congo. L’immense colonie que le Roi des Belges s’était taillé dans le cœur de l’Afrique. Une colonie que le Roi Léopold II avait voulu « propriété privée », délire singulier du souverain fort intéressé par les richesses de ce vaste territoire. « Ce roi entrepreneur régnant sur des dividendes ». Du caoutchouc, de l’ivoire, puis des ressources du sous-sol.

Une colonisation était sensée lutter contre la ponction esclavagiste que les trafiquants arabes y pratiquaient. Il fallait déjà couvrir son œuvre de domination sous l’habit d’un rôle ! Beau, si possible !

Ce territoire a pris plusieurs noms. Congo Belge, Congo Léopoldville, Zaïre, Congo Kinshasa, République Démocratique du Congo… qui retracent l’histoire mouvementée de cet immense pays. Un pays aux fabuleuses richesses. C’est banal de le dire !

L’accès aux salles

Le musée a connu, tout récemment, d’important travaux sensés « décoloniser » la présentation des œuvres qu’il contient. De lourdes modifications architecturales. Ainsi, et c’est l’intention essentielle, qu’un profond remodelage de la muséographie. On y pénètre désormais par un petit bâtiment extérieur à l’édifice, qui ouvre, en descendant, à un long tunnel qui débouche ensuite sur les salles.

Un cimetière de statues

La nuit, la solitude, les objets exposés font de cet accès un chemin singulier qui met progressivement l’auteur dans l’esprit des lieux. Bizarrement, on trouve, au bout du tunnel, une salle contenant un véritable cimetière de statues. (p 71) « un souterrain saturé de honte. » Des statues de marbre en vrac, pour représenter des explorateurs, militaires, médecins … qui ont conquis et colonisé le pays. Mais aussi des têtes de Congolais moulées, qui avaient servi à calculer par des mesures « scientifique » la supériorité des Blancs sur les Noirs. C’était à la mode au XIX° siècle !

C’était une autre version du « beau rôle » que les colonisateurs cherchaient à se donner pour couvrir leurs entreprises de domination et d’exploitation. Apporter la civilisation (celle du Nord) aux peuplades du Sud. (p 65) « Une Belgique apportant la paix, la civilisation et la foi chrétienne à de bons sauvages. » C’est toujours la même fable !

Pour faire tenir cet empire, des hommes

Christophe Boltanski poursuit sa divagation de ses pas et de ses pensées, dans la nuit du musée. Il évoque la famille Boekhat qui a donné à la Belgique des générations d’explorateurs, d’aventuriers qui ont fait du Congo leur terrain de jeu. Leur terrain d’enrichissement, de chasse, de domination tranquille.

Tintin est aussi convoqué, avec son « Tintin au Congo » offrant à nue la pensée coloniale des années 1950… Avec ses sorciers de pacotille, inquiétants et ridicules à la fois. Et le brave Tintin, innocent et dans le vrai des choses, bien sûr.

Déjà les grandes entreprises mondialisées organisaient le pillage des richesses minières. Et l’exploitation des jeunes congolais dans des conditions atroces.

Les colonies, un exutoire pour tant d’hommes du Nord déchus

Céline dans « Le voyage au bout de la nuit », avait écrit des pages lugubres sur les exploits de ces européens déchus, ratés, frustrés… Des minables qui partaient en Afrique Noire où ils devenaient des personnages importants. Richesse, femmes, terres, chasses… L’Afrique comblait le vide sidéral de ces vies. Dans une domination facile, entièrement protégée par les autorités coloniales. Oui, il fallait des hommes pour administrer, exploiter, christianiser, châtier ces Noirs ignares. Et une partie de ces hommes, c’étaient les rebus de l’Europe qui déversait sur l’Afrique ses pires spécimens.

La condition de l’homme blanc en Afrique…

(p 98) « Un colon, a fortiori s’il accepte de s’établir dans un lieu reculé, reçoit l’assurance non pas tant de faire fortune que de devenir quelqu’un. Seul ou presque, parmi une population autochtone maintenue dans un été d’infériorité absolue, il est comme un père entouré d’enfants. Un père cruel, tyrannique, chicaneur, abusif, ou alors généreux, attentif, bienveillant. La condition de l’homme blanc en Afrique permet d’être davantage que soi-même [2]. D’incarner un empire, une civilisation, un dieu. De ce fait, le Congo attire beaucoup de gens d’origine modeste en quête d’argent, de galon social, de pouvoir symbolique. On y trouve aussi des nobliaux, généralement fauchés, des cadets sans avenir, des fils de famille éloignés à la suite de quelque peccadille et des croisés modernes à la recherche de gloire et d’aventures. » Ces mots sonnent comme le grand regret des sociétés européennes, impossible à effacer !

Les rêves perdus à jamais

Et dans le tréfond de l’imaginaire colonial qui continue de courir souterrainement dans les sociétés au passé affirmé, comme la Belgique, la France… il reste confusément le souvenir enfoui de ces rêves d’horizons… Devenus une immense frustration. De cette perte irréversible. Qui nourrit la rancœur contre ces Noirs, surtout s’ils viennent immigrer au Nord. Et aussi des arabes, car cette émigration du Nord vers le Sud s’effectuait aussi vers l’Afrique du Nord (pour la France). Avec d’autant plus de facilités en Algérie qui avait été décrétée terre de peuplement pour les « Blancs ».

Le Congo de Léopold II, terrain de jeu pour les puissants

Le président américain Théodore Roosevelt invité y va pour chasser. Et il ramène 11.400 animaux au Natural Museum de Washington. Il se vante d’avoir tué de sa main 17 lions, 20 rhinocéros, 11 éléphants et 4 crocodiles. La jouissance en plus !

« King Kasaï » de Christophe BOLTANSKI couverture du livre

Et le mépris, toujours le mépris…

De l’explorateur Henry Morton Stanley, un de ses rivaux dit « Il tire sur les nègres comme s’ils étaient des singes. » Et d’un confrère, Richard Francis Burton, ces mots « Si nous montrons le moindre signe de faiblesse, ces diables vont perdre la tête et se jeter sur nous. » (p 110-111)

C’est non-reconnaissance en humanité, avec les mêmes mots, que l’on entend, en ces mois de 2023-2024 dans les déclarations des dirigeants israéliens, alors qu’ils massacrent des Palestiniens à Gaza.

Les déambulations de Christophe Boltanski se poursuivent, dans la nuit du Musée avec tous ces fantômes

Il s’accompagne de descendants de la lignée des Boekhat et de ses compagnons. Hommes déchus de Belgique qui viennent au Congo trouver gloire et argent. L’un se nomme Léon Rom. Il s’institue petit souverain d’un district que le pouvoir belge lui a donné des Stanley Falls et s’y taille un espace totalement dominé.

(p 118) « Tout est à lui. Ses maitresses, ses larbins, ses forêts. » Il force les habitants à lui ramener caoutchouc et ivoire. Et ceux qui veulent résister voient, devant sa porte, le gibet qu’il a fait dresser. Il décore sa maison des crânes de ses subordonnés insoumis. Collectionneur, il accumule crânes et ossements humains comme d’autres des timbres-poste. En jouant le naturaliste amateur, à force de mesurer les dimensions de ses vestiges humain. Il ne sera jamais sanctionné, alors que les autorités connaissent ses agissements. Bien mieux, il triomphe dans les sociétés savantes de Bruxelles où il expose ses « découvertes ». Boltanski rapporte d’autres exploits de ces hommes déchus devenus au Congo les rois de l’horreur et de l’inhumanité.

Mais des voix s’élèvent, des reportages, des photos, commencent à lever le voile sur la réalité de la colonisation au Congo

Auteur controversé, Joseph Conrad[3], mais aussi Mark Twain, Arthur Conan Doyle, Anatole France dénoncent les atrocités, commises au nom du roi des Belges. La photographe Alice Seely Harris rapporte des images effroyables d’hommes, de femmes, dont on a coupé les mains en guise de punition. Léopold II se défend, mais ne parvient pas à étouffer l’horreur. Il cède « son Congo » à l’Etat belge qui devient colonie belge en 1908. L’horreur change de conduite, mais continue.

Années 1960, l’indépendance du Congo

Le premier ministre congolais Patrice Lumumba est assassiné par Moïse Tchombé piloté par les autorités belges (aidées par celles des Etats Unis). On retrouve un Boekhat comme mercenaire dans la tentative de cessation du Katanga[4]. Une tentative, dirigée par Moïse Tchombé [5]. Boekhat se met ensuite au service des autorités congolaises, qui s’aventurent dans les méandres post coloniaux où grandes firmes minières belges et anglo-saxonnes, services secrets occidentaux tirent les ficelles qui agitent des hommes de paille congolais. Le jeu est risqué, des millions de dollars sont en jeu.

De la difficulté, d’extirper les lambeaux d’imaginaire de domination qui s’accrochent à l’imaginaire du Nord

C’est un thème que j’ai souvent repris. Ce livre de Christophe Boltanski l’aborde de front. Dans ce lieu qui, précisément, a fait l’objet d’une entreprise de « décolonisation ». Une démarche conduite par des personnes compétentes, bienveillantes, sûres de leurs bonnes intentions. Une entreprise qui touche ses limites dans cet exercice. Ces limites nous explosent à la figure, et Boltanski les retrace avec précision et finesse.

Au total, il faudra une autre œuvre de décolonisation pour ce Musée. Et pour bien d’autres musées, et d’autres institutions… Sans doute avec moins de bienveillance dans la démarche et plus d’écoute des voix qui viennent du Sud. Parfois dans l’inconfort des mots qui peuvent blesser les uns et les autres.

Masques

En quelques mots, Boltanski évoque la trajectoire des masques dans la réalité de la société d’origine et dans les fantasmes occidentaux. (p 143) « Objets de culte, objets de conquête, objets de science et, enfin, objets d’art. »

Et l’obsession de la classification qui agite et structure la pensée occidentale. (p 146) « En classant les peuples et les cultures, ils proposaient une vision ordonnée du monde. »

Le jour se lève…

Christophe Boltanski s’éclipse des lieux, laissant derrière lui King Kasaï, les statues des héros du colonialisme, l’immense difficulté à s’extraire de cet imaginaire colonial qui colle à la peau de chacun. Un imaginaire de domination. Qui s’accroche comme une arapède à qui n’a jamais éprouvé l’humiliation d’être dominé.

Je suis de ceux qui ont éprouvé ce sentiment du mépris tranquille des autres en position de domination. Même s’ils n’avaient rien fait pour s’y trouver. C’est sans doute là que gît la difficulté pour eux. Je suis épargné de ces tourments. J’en tire aujourd’hui une force immense.

A Paris, le Musée National de l’Histoire de l’Immigration

Un musée abrité par le magnifique Palais de la Porte Dorée, engagé dans cette entreprise de décolonisation. Il se tient dans un bâtiment témoin de la gloire coloniale à son plus haut niveau. Un bâtiment véritable temple d’esprit colonialisme, construit et décoré pour l’Exposition coloniale de 1931 [6].

Aujourd’hui, le lien entre colonisation et immigration s’établit dans ce lieu. Et c’est un immense monument à l’histoire du pays.

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Christophe Boltanski, né en 1962 à Boulogne-Billancourt, est un journaliste, écrivain et chroniqueur français, lauréat du prix Femina 2015 pour son roman La Cache. Christophe Boltanski est le fils du sociologue Luc Boltanski, originaire d’une famille juive russe, et d’une mère écrivain qui a adhéré aux idées communistes. Il est le neveu du linguiste Jean-Élie Boltanski et de l’artiste plasticien Christian Boltanski. Pour en savoir plus, voir ==> ICI

[1] Et notamment Leila Slimani dans « Le parfum des fleurs la nuit » » voir ==> ICI

[2] C’est moi qui souligne.

[3] Joseph Conrad, né en 1857 en Ukraine, alors province de l’Empire russe, et mort en 1924 en Angleterre, est un écrivain polonais et britannique, écrivant en langue anglaise, bien qu’il ne parlât pas couramment cette langue avant la vingtaine. Il est l’auteur de romans et d’histoires, dont beaucoup dans des décors nautiques, qui dépeignent des crises de l’individualité humaine au milieu de ce qu’il considérait comme un monde indifférent, impénétrable et amoral.

Écrivant à l’apogée de l’Empire britannique, Conrad s’est inspiré des vicissitudes nationales de sa Pologne natale, partagée entre trois empires occupants, et de ses propres expériences dans les marines marchandes française et britannique, pour créer des nouvelles et des romans qui reflètent les aspects d’un monde dominé par l’Europe, son impérialisme qui passe par le colonialisme, et qui explorent en profondeur la psyché humaine. L’analyse postcoloniale (en) du travail de Conrad a stimulé un débat substantiel. En 1975, l’auteur Chinua Achebe publie un article (en) accusant Au cœur des ténèbres de racisme et de déshumanisation, alors que d’autres chercheurs, comme Adam Hochschild et Peter Edgerly Firchow (en), ont réfuté le point de vue d’Achebe.

[4] Le 11 juillet 1960 , soit moins de deux semaines après l’indépendance du Congo-Kinshasa (à l’époque Congo-Léopoldville), Moïse Tshombé proclame l’indépendance du Katanga avec l’appui de la puissante Union minière du Haut Katanga (UMHK) et demande l’aide militaire et logistique de la Belgique.Voir ==> ICI

[5] Moïse Tshombé, né le 10 novembre 1919 et mort le 29 juin 1969 à Alger, est un homme d’État congolais. Il a été président de l’État sécessionniste du Katanga de 1960 à 1963, puis Premier ministre de la république démocratique du Congo de 1964 à 1965. Voir ==> ICI

Extrait de Wikipedia : Le 30 juin 1967, le jet dans lequel Tchombé voyageait est détourné vers l’Algérie par une de ses relations d’affaires qui voyageait avec lui, Francis Bodenan, qui travaillait pour le régime de Mobutu et la CIA américaine. Considéré comme le meurtrier de Lumumba, Tshombé est placé en résidence surveillée par le pouvoir algérien de Houari Boumédiène. Le régime de Mobutu demande son extradition, qui aurait selon toute vraisemblance conduit à son exécution, refusée par Boumédiène qui déclare préférer un procès international. En juin 1969, toujours privé de liberté, il meurt en Algérie, officiellement d’une crise cardiaque.

Notre grand-père Boudjema Ould Aoudia, alors président d’une chambre à la Cour suprême d’Alger, a participé à son jugement et à sa condamnation. Boudjema Benjamin OULD AOUDIA, Né le 30 décembre 1887 – Soumer-Kabylie (Algérie), Baptisé catholique en 1905, Décédé en 1973, à l’âge de 86 ans. Avocat en 1920. Remarié en 1936. Voir « La résistance à la colonisation. Une Histoire familiale » ==> ICI

[6] L’exposition coloniale internationale de Paris en 1931, peut-être la plus grande des expositions internationales : pendant 6 mois, grâce à des pavillons rappelant l’architecture des territoires colonisés, a attiré 8 millions de visiteurs. Pour en savoir plus, voir ==> ICI