« Des choses qui arrivent » de Salah Badis. Alger, les années 1990. La vie quotidienne au raz des individus. Au raz des tous petits évènements qui façonnent le présent. Des impressions, des émotions. Les idées farfelues qui vous traversent la tête. Neuf courtes nouvelles comme des photos rangées en désordre dans un album.
Mais pas de soleil radieux sur Alger. La pluie. Il pleut sur Alger. Tristesse des situations. La blessure du tremblement de terre encore présente[1]. La menace terroriste. Où barbus et « ninjas »[2] sont aussi craints l’un que l’autre. Se sortir de ces terreurs !
Une post-modernité tropicalisée. Méditerranisée. La solitude sans la liberté ! L’enfermement.
Un monde désinstitutionnalisé. Vides de règles partagées, de règles publiques. Le pouvoir, l’Etat, à distance infinie. Dans une autre planète. La ville à l’abandon. Les formules creuses du pouvoir. Des « autorités » sans autre autorité que le contrôle, le bâton.
On se débrouille seul, sans soutien, sans institution. Avec les familles qui tentent de tenir sur un brin de règles. Les mères surtout, à surveiller leurs jeunes hommes. Les filles aussi.
« Je voulais raconter ma ville. Alger et aussi sa banlieue » Salah Badis.
« Une idée de génie »
Kahina est médecin. Elle fait la grève avec ses collègues. Rien ne bouge. La police réprime les rassemblements. Dans l’appartement où elle loue une chambre, une embrouille de loyer avec une autre locataire la met dehors. Elle et son ami. Avec lui, elle erre dans Alger.
Et découvre une « laverie ». Une idée géniale ! Elle se lance avec son ami dans le projet d’ouvrir un tel commerce. Pourquoi pas ? Il n’y en a pas à Alger.
« La lune noyée »
Il se dit à lui-même qu’il est un chanteur connu. Qu’il monte sur scène avec Sidi Bémol, un groupe de rock algérien[3]. Mais il dit aussi aux filles qu’il est un grand photographe. Les filles qu’il rencontre ici et là. Errances dans la ville, jusqu’au petit matin. Sur le port. Solitude. De loin, d’Istanbul, lui vient la nouvelle de la mort de son père. Tué dans un accident de voiture.
Rencontre avec des pêcheurs. On va au cimetière pour l’enterrement d’un musicien. Il continue d’errer…
La nuit, il se retrouve en mer, dans le noir et la peur. L’embarcation s’éloigne de la côte. « On n’entend plus le son du muezzin ». La barque tangue. Elle peut se renverser. Il fait seul au milieu des autres. « Il n’y a rien ici, à part le froid et l’obscurité. » Vers où ?
« Les trains partent avant le tremblement de terre »
Lui. Il se sépare de son amie. Il erre dans la zone des universités, le long de murs infiniment longs, essayant d’échapper au radar de sa mère. Rencontre avec un ancien copain de lycée qui l’emmène dans une fête. Il y arrive comme on y échoue. Il ne connait personne. Brèves rencontres. Comment se présenter ? Comment lier conversation avec cette fille si belle sous son corsage ? Rêves de sexualité qui se brisent sur le désespoir à bas bruit.
Des filles qui boivent plus que de raison. Sentiment d’impasse. C’est la vie des jeunes hommes, des jeunes femmes qui s’essayent en tâtonnant à l’autonomie. Qui cherchent à se rencontrer sans se connaitre eux-mêmes. En frôlant la mort, comme c’est le cas à cet âge. Avec, au-dessus d’eux, la « mère hélicoptère » qui harcèle le fils à coups de téléphone à répétition. Qui veut tout contrôler.
On sort au petit matin en titubant dans la nuit d’Alger. Désespoir. Le drame est évité de justesse.
« Sonaret, entreprise d’Etat »
Lui a entre les mains le roman d’un écrivain tunisien des années 30. Il travaille dans un entreprise d’Etat. Son oncle lui a trouvé ce job. C’est plus sûr que le métier de journaliste indépendant. Où on flotte sans aucune certitude ! Des silences dans sa relation de couple. Une belle mère prise dans ses absences.
Il ne se passe rien de très grave, comme dans les autres nouvelles. C’est juste l’image d’une personne qui ne sait pas où est le Nord. Comme tant d’autres, en Algérie. Mais pas qu’en Algérie.
« Ceux qui parlent aux meubles »
Elle ne parvient pas à faire le deuil de son brillant mari, avec qui elle a fait le tour du monde. Un journaliste. Elle les a vu, son mari et le Che Guevara, dans un entretien passionné. La photo en témoigne. [« Cela a été », dirait Roland Barthes, voir ==> ICI] Qui trône dans le salon, comme un souvenir qui se fane.
La police résoudra-t-elle cette histoire de fuite d’eau qui traine depuis des semaines dans son salon de coiffure ? Personne ne répond au 1er étage. Pour réparer la fuite d’eau, les plombiers venus avec la police débarrassent l’appartement de son fatras de meubles. Qui se retrouvent dans la rue. Attirant les marchands de vieux meubles.
Il y a longtemps à Mexico, un brocanteur ambulant avait enregistré sa fillette pour énumérer les objets qu’il cherchait à acheter. « Frigidaires ! Canapés ! Fauteuils ! Penderies ! » La voix de cette enfant est restée en écho pendant des années. A Alger, la femme échange quelques mots avec un brocanteur qui lorgne sur les meubles jetés dehors par la police…
« Peugeot 505 »
Des échanges sans importance à propos d’un Peugeot505 achetée en France. A Montpellier. Qui a représenté comme un trésor, pour lui. Arrivé à Alger avec elle, il l’a protégé. S’est occupé d’elle…
« Avant le séisme »
Il pleut sur Alger. Il pleut sur Reghaïa. Le train de banlieue déverse ses passagers fatigués. Surtout à la gare de Reghaïa. Elle va chercher un manteau que sa mère a laissé au pressing. Au mur de la boutique, une immense photo d’un immeuble de la ville avant qu’il ne s’effondre lors du tremblement de terre de 2003. Les commerçants qui occupaient le rez de chaussée avaient creusé dans les murs de soutènement pour augmenter la taille de leur boutique. Résultat : !!
Elle regarde tous ces vêtements suspendus depuis des années. Que personne ne vient chercher. Pourquoi ? Le jeune homme qui tient la boutique répond : « Tu sais quoi, ces gens, ils viennent au début de l’été ou vers la fin de l’hiver… Ils ramènent leurs affaires et les oublient. On sait pas pourquoi. Papa disait que peut-être ils étaient allés à la mer et qu’ils s’étaient noyés. Ou qu’ils étaient entrés dans l’hiver et qu’ils n’en étaient pas ressortis. »
« Cherche balcon désespérément »
Elle se perd dans son imaginaire. Rêve ? Réalité ? Et elle s’accroche à des regrets. Comme celui de n’avoir pas pu acheter un appartement dans un coin paisible du centre d’Alger. Un appartement avec balcon. Elle s’agrippe à ce désir de balcon, comme pour ne pas sombrer. C’était en face du ministère de l’Industrie où il ne se passe strictement rien. Un grand calme.
Avec une amie, elle va chercher à acheter un appartement dans ce quartier. Visite d’une femme, « syndic » d’un immeuble au 4° étage, dans son appartement. Est elle vraiment le syndic ? Mais ce qui est sûr, c’est la vue magnifique sur la baie d’Alger. Pour une fois, il ne pleut pas sur la ville dans une nouvelle de Salah Badis !
« Des choses qui arrivent » de Salah Badis
C’est la dernière des 9 nouvelles du recueil. Lui retrouve un ami qu’il n’a pas vu depuis tant d’années. Ils travaillaient ensemble comme capteurs de sons, dans les films. Il habite Reghaïa, dans la banlieue lointaine à l’Est d’Alger. On y va en train. Ou par la route. Mais alors il faut attendre interminablement le passage des contrôles policiers (ou de gendarmes) qui filtrent les entrées dans la capitale. Reghaïa, c’est après Rouïba, sur la route de Boumerdes. Plus loin, Tizi Ouzou, la Kabylie.
Reghaïa, c’était tout près de l’épicentre du tremblement de terre. Quelques immeubles en ruine subsistent. Le gros des décombres a été jeté par les autorités, en vrac, sur une plage. Les deux amis vont y accompagner deux jeunes femmes venant de France. Leïla et Anne sont en mission photographique pour le Centre culturel français. Moment sur la plage, on est en décembre. Soleil d’hiver. Couleurs, bruits de la mer. Retour à Reghaïa. La tête tourne sous l’effet de joints que l’on se passe. Les mains se cherchent. Ce sont « les choses qui arrivent »…
Alger, ma ville natale
Salah Badis nous parle de sa ville. Fait parler sa ville au travers ses personnages si proches. De leurs aventures minuscules, comme ce que nous pouvons vivre. Et ces petits moments me parlent, éveillent des souvenirs lointains. Un peu comme à la lecture du roman d’Emmanuel Robles « Les Hauteurs de la ville », qui m’avait donné la même impression. Voir ==> ICI la note de lecture de ce roman.
Comment penser ses souvenirs d’un monde qui a disparu, le monde colonial qui a agonisé dans l’effroi et la violence ? Comment se penser dans cette ville telle qu’elle est devenue aujourd’hui ?
L’auteur évoque des noms de lieux qui résonnent dans mes souvenirs d’enfant. Le Télemly, El Biar, le cimetière d’El Kettar… Et, dans la périphérie de la ville, Rouiba, Boumerdès…
& & &
Né en 1994 à Alger, Salah Badis est journaliste, poète, écrivain et traducteur. Il est diplômé en sciences politiques de l’université d’Alger. Il collabore avec plusieurs médias arabes. En 2016 paraît son premier recueil de poésie suivi en 2019 de son recueil de nouvelles, tous deux publiés aux éditions Al-Mutawassit (Milan-Bagdad). Voir et écouter une interview de l’auteur : ==> ICI (on n’est pas obligé de regarder la vidéo qui suit)
[1] Le séisme de 2003 à Boumerdès s’est produit le 21 mai dans le nord-est de l’Algérie. Le choc avait une magnitude de 6,8 et une intensité maximale de X (extrême) sur l’échelle de Mercalli. L’épicentre du séisme était situé près de la ville de Thénia dans la wilaya de Boumerdès, à environ 60 km à l’est de la capitale Alger. Le séisme a été le plus violent en Algérie depuis plus de vingt ans où le séisme de 1980 à El Asnam de magnitude 7,1 avait fait au moins 2 633 morts. (Wikipédia).
[2] Le Groupement d’intervention spécial (GIS), plus connu sous le surnom des « Ninjas », était une unité d’intervention des forces spéciales algériennes appartenant au Département du renseignement et de la sécurité (DRS). Il était spécialisé dans la lutte antiterroriste, la libération d’otages, la protection rapprochée et à tout autres types de missions à caractère spécial. (Wikipédia).
[3] Cheikh Sidi Bémol est un groupe de rock algérien, originaire de la banlieue parisienne, en France. Wikipédia – Voir leur site officiel ==>ICI
Articles similaires
« Haïkus érotiques » (note de lecture)
17 février 2019
« Récitatif » de Toni MORRISSON (note de lecture)
28 février 2024