« Jours de Kabylie » de Mouloud FERAOUN (note de lecture). Un recueil de petits textes sur la vie en Kabylie dans les années 30 et 40. Des textes que Feraoun a pétris d’amour pour sa région d’origine, pour sa culture, pour les siens. Aux éditions du Seuil, l’ouvrage est illustré de très beaux dessins de BROUTY dont quelques-uns sont reproduits dans cette note de lecture.
Un dialogue entre l’auteur et son village
L’auteur fait l’aller et retour entre la ville et son village. Il observe les changements dans le village à chacun de ses retours. Il nous livre ses remarques, ses commentaires sur la vie des habitants. Les naissances, les mariages, les décès. Les départs en ville ou à l’étranger. Mais aussi les inévitables conflits entre familles, entre quartiers du village. Les actes de solidarité entre villageois. L’entraide… La fierté d’appartenir à tel quartier. D’être membre de la djemaâ [1] (l’assemblée des hommes, voir infra). L’honneur de porter tel nom. Un nom à respecter et à faire respecter.
« Jours de Kabylie » de Mouloud FERAOUN nous fait découvrir toutes les facettes de la vie villageoise
La gouvernance traditionnelle du village. Comment agir contre le mauvais sort ? La religion et le rôle du cheikh. Le marché hebdomadaire, espace des hommes. La cueillette des olives. Le moment béni de la cueillette des figues, dans la chaleur de l’été. L’instituteur et son rôle majeur dans la vie villageoise. Mais aussi les élections politiques, et comment elles sont retranscrites dans les imaginaires locaux. Le rôle des émigrés qui ramènent au village des nouvelles du monde…
La djemaâ, l’institution qui « gouverne » le village
Un texte sur la « gouvernance » villageoise nous décrit le fonctionnement de la djemaâ. C’est l’assemblée des anciens qui se réunissent après les travaux des champs en un lieu ouvert au cœur du village même. Qui réunit les hommes sur un mode informel mais très fortement institué. Les jeunes garçons y sont admis. Mais pas les femmes ni les filles qui restent à la maison préparer le repas du soir.
Comme (presque) tous les villages ruraux du monde, la collectivité est dirigée par les hommes, âgés, plutôt riches. Progressivement, la « modernité » va procéder à une « incorporation citoyenne » en ouvrant la gouvernance aux jeunes, aux gens non instruits, aux femmes [2].
L’émigration, le retour au village, l’ouverture sur le monde
Le départ pour l’ailleurs fait partie, depuis des siècles, de la vie de ces villages de montagne. Les terres arides et pentues ne parviennent pas à nourrir tous ses enfants. On quitte la Kabylie pour émigrer vers les villes, vers la Tunisie, vers la France. Et même plus loin encore. Cette émigration offre à ces villages enclavés une superbe ouverture au monde. L’émigré envoie de l’argent. Mais aussi des nouvelles d’Europe, des Etats Unis, du monde. Enfant, Mouloud Feraoun écoutait les adultes parler de ces contrées lointaines. Comme les autres enfants du village, il puisait un plein panier d’enseignements à écouter ainsi les hommes palabrer lors des séances de la djemaâ.
(p 28) « De vagues notions de géographie aidant, j’ai pérégriné de bonne heure à travers l’Europe et ailleurs. Paris, le Nord, le Midi, l’Est, l’Ouest. L’Allemagne, l’Angleterre. L’Amérique. Il fallait y aller, suivre le narrateur dans la mine, à l’usine, en prison, dans le camp d’internés. Chez les paysans, au meeting, au bistrot. A la foire, à la bagarre, chez les filles. Il fallait l’accompagner à l’étranger, à la caserne, à la bataille. Au front comme le héros de quelque impossible roman. Un superbe sidi qui se tire toujours d’affaire et ne craint ni le danger, ni l’invraisemblance, ni le mensonge. »
Le village est aussi fait de sa cohésion religieuse autour du « Fils du cherif »
C’est l’homme du savoir religieux. Le seul qui sait lire la langue arabe. Il est donc celui qui a accès au Saint Coran. C’est lui qui officie pour les enterrements dans la mosquée.
Comment l’enfant du village, ami de l’auteur enfant, va-t-il devenir cherif ? Lui qui succède à son père qui l’a institué tel. Le jeune homme ainsi investi consolide progressivement son statut dans le village en tant que cherif [3]. Un pouvoir fait de bénédictions, de médecines, d’amulettes, de conseils. Fait d’influence sur les vieux et les vieilles personnes qui se méfient de tout ce qui vient de la ville, des Français, de la modernité. Qui s’accrochent à la tradition mélangée aux croyances religieuses.
Le cherif dispense l’enseignement du Coran aux enfants. Mais il est en concurrence avec l’école française. « Lire sans comprendre, c’est chasser sans prendre ». Cette querelle éducative le dépasse. Comme elle dépasse tous les villageois.
Mouloud Feraoun, l’instituteur, n’entre pas en opposition avec son ancien ami d’enfance qui occupe cette place dans le village. Une place aussi pour apaiser les conflits, pour réguler la vie villageoise si monotone. Quoi de plus excitant qu’une bonne dispute entre quartiers du village pour rompre la succession monotone des jours ? La rotation des saisons n’y suffit pas. Mais il faut aussi pouvoir se reparler après la bagarre ! Le cherif est là.
Le grand festin pour conjurer le mauvais sort
Les récoltes ont été mauvaise, cette année. D’étranges rumeurs se répandent. Des chèvres se mettent à parler. De même des nouveaux nés. Ils disent qu’il faut acheter des bœufs et faire une Timchret. Les femmes y vont de leurs histoires. Elles répandent les « on dit ».
Bon on n’y croit pas vraiment mais comme les récoltes ont été mauvaises, c’est bien qu’il doit y avoir quelque chose. On va éloigner le mauvais sort en sacrifiant quelques bœufs [4].
Les animaux achetés, la journée commence par une grande séance de découpe. Faite par des paysans qui ne sont pas des bouchers professionnels ! Puis une grande séance de répartition entre les familles. Délicate opération ! Ne pas oublier la vieille qui vit seule là-bas. Ni se fâcher avec la famille qui demande toujours plus. Enfin, on prépare dans chaque famille les morceaux de bœuf dans les grandes marmites. Et on mange. On mange. Là aussi, c’est une bonne façon de rompre la monotonie des jours.
Le lendemain, plus personne ne parle du mauvais sort. C’est bien la preuve que la Timchret a fonctionné !
Elections locales. Feraoun nous montre comment les catégories importées sont réintégrées dans les imaginaires villageois
La lutte politique pour les élections locales se mène entre factions villageoises qui s’affublent des termes « fascistes » et « communistes » [5]. Les premiers ont eu la main sur la distribution rationnée des vivres pendant la Seconde Guerre mondiale. Un temps de disette. Et même de famine [6]. Un temps d’enrichissement d’acteurs soutenus par l’administration coloniale. Les second, les « communistes », ce sont tous ceux qui ont été exclus de ces rentes.
Globalement, ces élections formalisées sous l’autorité de l’administration française, sont bien difficiles à comprendre pour les villageois. Ceux-ci sont habitués aux règles informelles des djemaâ. Informelles mais très rigoureuses.
Le marché hebdomadaire, le lieu de la représentation, le lieu des hommes
On va au souk pour vendre ou pour acheter. Pour s’échapper à la pesanteur du village avec toujours les mêmes têtes. Là, au marché, on rencontre d’autres figures. On s’affronte dans l’achat – la vente. Qui va gagner ? Se testent les rapports sociaux. Avec les notables, les gens de l’administration. Avec les pauvres aussi, à qui il faut bien accorder une faveur.
A côté du souk, les gargotes, ces lieux de perdition si attirants
On y entre discrètement. On en sort avec un pan de burnous sur le visage. Est-on de ceux qui y vont ? Qui dépensent en boissons les quelques douros gagnés ? L’homme rentrera à la maison sans rien dans son panier. Gare à ses colères alors !
Les hommes ont le souk, les femmes ont la fontaine
C’est bien là le lieu où elles peuvent se retrouver, échanger les nouvelles. Les bonnes comme les mauvaises. Les bienveillantes et les autres. Elles sont tranquilles. Nul homme n’oserait venir en ce lieu ! « Une question de décence, de respect humain ».
Les beaux jours : le moment de la cueillette des figues
Attention à ne pas les manger avant leur maturité. Les enfants parviennent à déjouer la règle. Gare à eux s’ils se font prendre. Mais le jour où les figues ont pris la couleur de leur délice, alors c’est la fête. Nul ne peut en être exclu. Tous les villageois vont manger ce don du ciel. C’est le meilleur moment de l’année. Le renard le sait bien, qui redoute le froid et la faim de l’hiver.
L’instituteur du bled
C’est devenu un des personnage important du village. Mais il doit se faire accepter. Par les enfants, et surtout par les parents. Il est épié dans son comportement par tout le village. Quand il est accepté, il obtient le respect de tous. Il joue un rôle important car il sait lire et écrire la langue des Français.
Ces textes apportent des connaissances précieuses sur la vie en Kabylie dans les années 40
Avec « Jours de Kabylie » Mouloud Feraoun fait œuvre littéraire. Il nous livre ici un « album de photos » qui fixent la situation de son village. Il parle de l’intérieur. Et pourtant il s’est détaché de sa société d’origine. Il a fait un pas de coté en réussissant à aller à l’école. [7] Puis en devenant instituteur.
Il n’a pas de prétention à inscrire son recueil de textes dans les sciences humaines. Et pourtant ! Il nous apporte là une immense richesse d’enseignements. Le regard du villageois qu’il demeure se permet de juger, de critiquer… Ce qu’aucun scientifique n’oserait !
Ce recueil de textes de Mouloud Feraoun me fait penser au dernier ouvrage de Fanny Colonna [8]
Œuvre scientifique, s’il en fut. Mais écrite avec une immense liberté, une empathie. Une distance avec les carcans de l’écriture académique. La manifestation d’un profond amour pour les gens, les situations, les paysages de l’Est algérien. Où se déroule l’étrange relation qui se tisse entre le Meunier et le Bandit. Qui nous apprend tant et tant sur cette région du monde !
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Mouloud FERAOUN a été assassiné le 15 mars 1962, trois jours avant la signature des Accords d’Evian qui instituaient l’Indépendance de l’Algérie. Cinq autres personnes ont été assassinées à ses côtés : Max MARCHAND, Marcel BASSET, Robert EYMARD, Ali HAMMOUTENE et Salah Henri OULD AOUDIA, mon oncle. Au moment où ils furent abattus par des extrémistes qui voulaient le maintien de la colonisation en Algérie, ils travaillaient tous les six à la future coopération pour l’éducation entre Algérie et France.
[1] La djemaâ (orthographe courant en Algérie ; s’écrit et se dit jmaâ au Maroc). Mot emprunté de l’arabe « tadjamouâ » qui veut dire rassemblement. Réapproprié en Algérie par les Kabyles, ce mot est devenu « Tadjemaït ».
[2] Rappelons que les femmes n’ont obtenu le droit de vote en France qu’en 1944.
[3] Feraoun emploie indifféremment les noms de Cherif, Cheikh et Marabout.
[4] Dans toute l’Europe, à partir du XV° siècle et pour des centaines d’années, on brulait des femmes qu’on traitait de « sorcières » quand un malheur s’abattait sur une contrée : mauvaises récoltes, maladies…
[5] Voir sur ce point « La voix du peuple c’est la voix de Dieu » ==> ICI
[6] Voir du même auteur dans L’Anniversaire, le chapitre « La Guerre » ==> ICI
[7] Voir « Le fils du pauvre » ==> ICI
[8] Le Meunier, les moines et le bandit, Arles, Actes Sud Sindbad, 2010.
Pour en savoir plus sur Mouloud Feraoun ==> ICI
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2 Commentaires
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Merci pour ces notes , cet auteur je le vois toujours à la fois comme un sociologue, anthropologue, en plus ce qu’il est…l’autre, Mammeri, le complète parfaitement, sur la vie en Kabylie … j’ai lu le « sommeil du juste », de ce dernier, il est juste formidable comme roman… merci encore…