J’ai toujours été dans un grand inconfort à lire Albert Camus
L’absurde et l’inconscient colonial chez Camus. Albert Camus icône intouchable ? Certes, son écriture porte une forte puissance évocatrice de l’Algérie, qui mobilise beaucoup d’émotions. Tipasa, la Méditerranée…
J’y suis né. J’y ai vécu mes années d’enfance avant et pendant les premières années de la Guerre d’Indépendance. Les textes de Camus m’ont touché. Mais finalement, j’ai toujours gardé un goût amer de ces lectures.
J’ai assisté, depuis, aux diverses polémiques qui se sont déroulées par-dessus sa tombe. Des conflits sur l’interprétation de ses écrits et déclarations. Sur le sens de ses actions dans le champ tumultueux de la Guerre d’Algérie. A tirer à hue et à dia, pour récupérer, chacun dans son camp, l’écrivain français, né en Algérie Prix Nobel de littérature, de renommée internationale.
L’inconfort que j’éprouvais à son égard m’a tenu éloigné de ces conflits.
Aujourd’hui, je me décide à affronter ce sentiment de malaise vis-à-vis de Camus
C’est la lecture de « L’Anniversaire » de Mouloud Feraoun qui m’y pousse. Un recueil de courts textes divers, dont un adressé à Camus, avec qui il entretenait des relations assez suivies.
Feraoun a une immense admiration pour Camus. Mais aussi le sentiment qu’au fond, tout humaniste que Camus était, il était resté de l’autre côté de la « barrière ». Une barrière infranchissable entre les communautés. « Arabes » et « Français d’Algérie » vivaient côte à côte, dans l’indifférence depuis le début de la colonisation. Indifférence entrecoupée de raidissements, liés aux épisodes de résistance violente à la colonisation. Suivis par de terribles repressions… et de la confiscation massive de terres. Selon Jean-Claude Vatin, c’est par le foncier que s’est faite la colonisation en Algérie [1].
Pour Feraoun, et pour dire les choses abruptement, Camus est resté enfermé dans la pensée coloniale
Non pas comme les brutes du lobby colonial. Ceux qui ne cessaient de souffler sur les braises du conflit, en position de minorité, voulant maintenir leurs privilèges face à la « masse des Arabes ». Exploitant la sourde peur des « Français d’Algérie » devant cette asymétrie démographique de « un contre dix ».
« A mort Camus !»
Ainsi, ces brutes du lobby colonial s’étaient-ils violement opposées, en janvier 1956, à la demande de « trêve civile » visant à épargner les non-combattants d’un conflit qui durait déjà depuis 2 ans… Et qui allait se prolonger encore 6 ans. Camus était de ceux qui avait initié cette démarche. « A mort Camus !», répondaient, dans la rue, ces activistes d’extrême droite. La demande de trêve n’a pas eu de suite.
Dans les dernières années de la guerre, ces brutes vont fournir les troupes, aux côtés de militaires félons, aux commandos de l’OAS. Ceux-ci vont mener une campagne d’assassinats assumés « d’Arabes », de fonctionnaires et de soldats français. Après avoir échoué à renverser la République française. Et également échoué à deux reprises à assassiner le chef de l’Etat, Charles de Gaulle. Notre oncle Salah a été l’une des victimes de cette barbarie le 15 mars 1962, avec cinq autres enseignants des Centres sociaux éducatifs. Dont Mouloud Feraoun.
Camus n’était plus là. Il était mort d’un accident de voiture en janvier 1960.
Non, Camus n’était pas de ces brutes
Il avait, jeune militant du Parti Communiste Algérien, condamné dès 1939 la situation sociale en Kabylie dans une série d’articles devenus célèbres « Misère de la Kabylie ». Il avait aussi dénoncé la « barrière artificielle » dans l’enseignement qui séparait les deux communautés. [2]. Il avait plaidé pour sa disparition. Il s’était élevé contre l’injustice de la France, qui envoyait en 1940 les Algériens à la mort quand elle est en guerre, tout en leur déniant les droits qu’ils réclamaient, en 1945 [3].
Ces batailles, Camus les a menées afin qu’advienne la possibilité d’une assimilation de ce peuple à la société française.
Albert Camus, humaniste, militant
Il a été sincèrement révolté par cette misère constatée en 1939. Une misère que la Guerre qui allait suivre va accroître dans des conditions effroyables [4].
Il voit l’injustice dans le domaine social, dans le traitement de la scolarisation en Algérie. Dans ce registre du « sur-moi politique », il raisonne, il condamne. Il agit en humaniste engagé…
Mais cette sincère commisération, comme celle de Germaine Tillion d’ailleurs, ne va pas faire basculer Camus quand la guerre obligera chacun à choisir un camp.
Quand il écrit ses romans, il mobilise en lui des registres plus profonds
On quitte là le champ de l’analyse sociale et politique. On entre dans un domaine plus sensible, plus près de ses émotions profondes. Dans son célèbre roman L’Etranger, Camus attribue un nom à ses personnages français. Ainsi de « Meursault » le nom du héros du roman. Meursault va tuer « un Arabe ». Celui-ci, ainsi que tous les Algériens qui hantent les lignes du roman, ne sont jamais nommés autrement que comme « Arabes ».
Cette marque imprimée dans L’Etranger témoigne de la distance entre les communautés. La barrière invisible qui séparait les « Arabes » des « Français d’Algérie ». Une barrière faite d’indifférence massive, muette. Trouée par la haine et la peur lors des épisodes de violence qui ont ponctué les 130 années de colonisation.
Le dernier épisode, la Guerre d’Algérie en huit interminables années de 1954 à 1962, va faire exploser la violence et laisser l’indifférence au vestiaire. Cette indifférence que ressentait avec douleur Mouloud Feraoun. Qu’il avait décrite dans les textes de L’Anniversaire [5].
Cette « barrière », devient la trame d’autres ouvrages littéraires
« Meursault, contre-enquête », roman de Kamel Daoud [6]. L’écrivain algérien, aborde de front la question posée par l’absence de nom de l’Arabe dans L’Etranger. Il va s’intéresser à cet « Arabe », assassiné par Meursault. Il va lui donner son épaisseur humaine. Le sortir de cet arrière-fond passif dans lequel Camus l’a mis.
Daoud nous livre là un roman sans mièvrerie, sans victimisation. Un roman parfois déroutant. Qui traite, justement, de cette barrière entre les communautés. Une barrière invisible, « mise en scène » implicitement par Camus dans son roman. Et que Daoud reprend comme argument majeur de son propre roman. Une barrière perçue comme « naturelle » et immuable dans l’Algérie coloniale.
Un autre roman : « Elise ou la vraie vie », de Claire Etcherelli [7]. Juste après la fin de la Guerre d’Algérie, l’auteure fait franchir cette barrière à ses héros. C’est sur le terrain tabou des relations amoureuses que ces derniers traversent cette ligne entre Sud et Nord. Entre Arezki et Elise, tous deux ouvriers, sur fond de luttes sociales dans la France des années 60.
En 1970, le roman sera mis en film. Voir sur l’écran un arabe embrasser une française était le somment de l’audace. Le film subira le déchainement violent de l’extrême droite qui avait bien identifié ce que représente, pour elle, l’horreur de ce franchissement.
Nous faisons ici le rapprochement avec la situation des Afro-américains aux Etats-Unis. Avec le tabou des relations entre hommes et femmes des deux communautés. Pensons que ce n’est que depuis 1967 que la Loi fédérale les autorise !
Cette « barrière », je l’ai vécue comme enfant d’un « couple mixte »
Père algérien, mère française. Non pas dans la vie familiale entre mes parents. Mais dans le regard que la société des « Français d’Algérie » portait sur nous. Nous étions une toute petite minorité, au lycée (le Lycée Bugeaud !), à étudier la langue arabe, ma sœur aînée et moi. Nous étions méprisés et humiliés pour cela par nos « camarades » de classe ! Par notre origine mêlée, nous n’étions décidément pas de leur monde !
Et quand la guerre s’est déclarée, j’ai vécu le rejet des deux côtés de la faille qui s’agrandissait. Rejeté par les Algériens (je ne parlais pas l’arabe). Rejeté par les Français (je portais un nom arabe [8])
Dans tous les pays dominés, souffle le vent de l’émancipation des peuples
La guerre d’indépendance est déclenchée en 1954 sur le refus obstiné de répondre aux demandes d’égalité des droits entre Algériens et Français que les élites algériennes avaient formulé depuis des décennies.
Les nationalistes algériens renversent la table. Ils ne veulent plus de cette égalité. Ils se battent, dès le début, pour l’Indépendance totale. En phase avec le mouvement de décolonisation qui se lève alors dans toutes les parties dominées du monde.
La réponse militaire de la France au déclenchement de la guerre se traduit par une immense violence. Des massacres de civils à une échelle massive. Les positions se durcissent. La « trêve civile » est refusée par les forces d’extrême droite qui vont s’imposer porte-parole des « Français d’Algérie ».
Tout espoir d’une issue commune est réduit à néant. La séparation des deux communautés devient inexorable.
Camus est déchiré
Dès lors, la position d’une « solution intermédiaire » se révèle absurde. Camus est ici rattrapé par son concept [9]. La guerre approfondit chaque jour la faille qui oppose les deux communautés. Chaque partie revendique l’Algérie comme son pays. Mais dans le cas du million de « Français d’Algérie », c’est leur pays. Oui. Mais avec en plus leur domination sur les neuf millions d’Algériens !
Les deux communautés ne sont pas à égalité dans la revendication de leur appartenance à ce pays. Il n’y a pas de symétrie dans l’appropriation de cette terre. Une terre qui a, d’ailleurs, fait l’objet d’expropriations massives et permanentes, au sens propre, depuis la conquête en 1830 [10].
Oui, Camus butte ici sur l’absurde de sa position. Il n’en sort que par un retour à ses racines communautaires. Puis par le silence
Il y ajoute des considérations politiques. La guerre qui déchire l’Algérie prend des implications internationales. Le vent de la décolonisation se répand sur le monde. Avec sa violence, sa brutalité. Justice et injustice se mêlent, là-aussi, jusqu’à l’absurde. Camus craint l’engloutissement de l’Algérie dans le monde arabe. Lui, ancien militant, disposant d’une solide formation politique et philosophique, reste dans son camp.
En 1958, il reconnait son échec et devient silencieux jusqu’à sa mort en 1960 [11].
Mis au pied du mur par la guerre d’Indépendance, Camus l’humaniste s’est bloqué devant la reconnaissance de l’Autre
Demeure, ancré au plus profond de lui, l’impossibilité de voir en l’Autre, en l’Algérien, autre chose qu’un candidat à sa négation en tant qu’Algérien. Pour qu’il accède à un statut d’égalité avec les Français. Ce qui signifie l’effacement de sa culture, de sa langue (que Camus ne parlait pas), de sa religion, de son rattachement au monde du Sud.
Pour Edward Said, Albert Camus reste prisonnier de l’inconscient colonial
Camus n’était pas seul comme intellectuel plongé dans la question coloniale. Et dans la violence de cette période en Algérie et aussi en France. Il avait accès à d’autres penseurs comme Kateb Yacine, Frantz Fanon, Jean Genet qui eux, avaient pris leurs responsabilités d’une façon claire. Et il avait sans doute lu les travaux de sociologie de Pierre Bourdieu sur la Kabylie.
Albert Camus avait les moyens théoriques de porter sur ses attaches communautaires un regard réflexif, distancié. Il n’a pas pu. Il n’a pas su. Il n’a pas voulu s’échapper de l’inconscient colonial qui l’a submergé [12].
Aujourd’hui, Albert Camus reste le témoin d’une période révolue…
Lire Camus aujourd’hui, c’est se plonger dans l’époque, pas si lointaine, d’avant l’émergence des forces du Sud qui ont fait basculer la planète. Un basculement qui s’opère sous nos yeux, depuis 50 ans. Qui s’accélère et contribue à fermer la page du colonialisme direct.
Un basculement qui n’a pas emprunté la voie politique. Mais qui est passé d’abord par l’acquisition d’une puissance économique. La Chine en est la force emblématique.
…. et d’une tentative absurde (?) de concilier domination et émancipation
Camus nous parle d’avant ce basculement. Il est l’expression tourmentée de la difficulté extrême, voire de l’impossibilité, de mener des sociétés, fracturées par l’inégalité basée sur l’origine, vers des solutions communes. Où se réconcilieraient les communautés en dépassant ces fractures imposées par la force. Avec l’émancipation de la fraction dominée, aux côtés de l’ancienne fraction dominante. Pour construire ensemble une société apaisée.
Trois points du monde connaissent aujourd’hui cette situation
L’Afrique du Sud s’est libérée de l’apartheid avec la médiation de Nelson Mandela. Ce pays peine à trouver son équilibre, mais avance tant bien que mal.
Israël où la politique du fait accompli par la majorité démographique des Israéliens sape chaque jour l’idée d’une solution apaisée. Cette politique de force se heurte à la résistance obstinée de la société palestinienne.
Et l’Amérique latine, dans sa diversité, où les communautés indiennes ont relevé la tête dans les pays où elles disposent d’un poids démographique important. Dans un continent rongé par les inégalités sociales qui recoupent sensiblement les origines, la voie vers la construction de sociétés apaisées n’est pas tracée.
& & &
[1] « L’Algérie politique, histoire et société » par Jean-Claude Vatin – Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1974. Voir ==> ICI
[2] Albert Camus, Chroniques algériennes, 1939–1958, Actuelles III/Misère de la Kabylie – Editions Gallimard, Collection Folio essais, 1958.
A la veille du déclenchement de la Guerre de Libération, seuls 15.4% des enfants algériens étaient scolarisés. Commissariat Général au Plan (Paris) – Rapport général concernant l’Algérie, juillet 1955.
Sur les conséquences de la colonisation en Kabylie, voir aussi Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, Le déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle, Paris, Les Editions de Minuit, 1964.
[3] Voir Agnès Spiquel, Professeure émérite (Université de Valenciennes) et Présidente de la Société des Etudes Camusiennes ==> ICI
[4] Mouloud Feraoun in L’Anniversaire, texte intitulé « La guerre ». Ed du Seuil, 2005.
[5] Sur L’Anniversaire, voir ==> ICI
[6] Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, Editions Barzakh en Algérie,2013 et Actes Sud en France, 2014.
[7] Claire Etcherelli, Élise ou la Vraie Vie, Editions Denoël, 1967.
[8] Mon nom de famille, Ould Aoudia, est le résultat de la décision d’un officier d’Etat Civil de la ville de Michelet (aujourd’hui Aïn El Hammam) en Kabylie. Ce fonctionnaire a scindé arbitrairement les nombreux « Aoudia » de la région en Ould Aoudia, Ben Aoudia, Aït Aoudia et Aoudia tout court. A noter que le préfixe « Ould » qui signifie « fils de », est de langue arabe. Finalement, mon prénom et mon nom, Jacques Ould Aoudia, expriment bien mon identité. Un mélange de français, d’arabe et de kabyle.
[9] Camus avait regroupé trois de ses œuvres dans ce qu’il a appelé le « Cycle de l’absurde » : son roman L’Etranger, un essai Le mythe de Sisyphe et une pièce de théâtre Caligula.
[10] Sur l’enjeu décisif, du processus de colonisation de l’expropriation des terres, voir Jean-Claude Vatin, op cit ==> ICI
Benjamin Stora, citant Charles-Robert Ageron, évalue à 7.5 millions d’hectares les terres volées par la colonisation entre 1830 et 1919. Benjamin Stora, Histoire de l’Algérie coloniale. 1830-1954. Ed. La Découverte. Collection Repères.1991 – Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, tome 2 : De l’insurrection de 1871 au déclenchement de la guerre de libération, 1954, PUF, Paris 1979.
[11] Agnès Spiquel, op cit.
[12] Edward W. Said, Albert Camus, ou l’inconscient colonial, interview dans le Monde Diplomatique voir ==> ICI
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