On « Une jeunesse chinoise » de CHEN Kaige. Un récit autobiographique de l’auteur qui a traversé la Révolution culturelle[1] à son adolescence. Chen nous livre une analyse de la Révolution culturelle tirée de sa propre expérience. Surtout, il cherche à découvrir les causes profondes qui ont provoqué une violence gigantesque, mise en œuvre par des adolescents à une échelle de masse. Avec courage et lucidité, il fait un retour critique sur lui-même, entrainé par et dans la masse des Gardes Rouges, manipulés par le président Mao.

Il évoque successivement plusieurs dimensions de la vie sociale de son pays, et de lui, dans cette période particulièrement tourmentée. La faim. L’école et la préparation de la jeunesse lycéenne à l’hystérie collective par l’apprentissage de la peur. Une peur/terreur qui déclenche la haine. La ville et son passage sous le rouleau d’une modernisation par le haut. La violence de masse par la peur de l’exclusion du groupe. La liberté individuelle…. Enfin, la nature. Confrontée à elle lors d’un séjour dans le Yunnan où il participe à la destruction d’une immense forêt primaire pour l’établissement d’une exploitation d’hévéas.

La faim

La littérature chinoise témoigne de cette obsession qui hante la grande majorité de la population : manger « à sa faim »[2]. La question de la nourriture est omniprésente dans la société. Même et surtout dans les campagnes, où toute la population est en manque permanent. Alors qu’elle est pourtant assignée à la production agricole, au prix d’un travail harassant.

Cette obsession est attachée à l’histoire séculaire de la Chine. Elle se retrouve sous l’Empire jusqu’en 1911, pendant la guerre civile qui a suivi, et dans les premières années de la République Populaire, après 1949.

Dans cette situation de manque chronique, les errements des politiques sous le régime communiste, comme le Grand Bond en Avant[3] ou l’éradication des moineaux, vont considérablement aggraver la crise. Ils provoquent une famine de masse dans les années 1958-1961, dont le bilan humain s’évalue en plusieurs dizaines de millions de victimes.

La période d’après les réformes économiques de 1978 semble avoir rompu avec cette « fatalité » et instauré une certaine sécurité alimentaire à l’échelle de toute la population. Cela représente une inflexion radicale dans l’histoire longue de la Chine ! Inflexion dont la mémoire est inscrite au plus profond de la société en forme de soutien diffus au régime en place.

La faim plus forte que l’amour

Parlant de la domestique de sa maison, qu’il aimait beaucoup et appelait « Grand-mère », Chen Kaige rapporte un épisode douloureux. La nourriture était rationnée, et les enfants avaient droit à une quantité de nouilles bien définie et limitée. Un jour, la mère de Kaige et de sa petite sœur s’aperçoit que la domestique avait prélevé une petite quantité de pates de la portion des enfants. Confondue, la « Grand-mère » s’était excusée. Chen écrit que la faim avait été plus forte que l’amour que cette femme portait aux enfants.

L’école et la préparation de la jeunesse lycéenne à l’hystérie

Le président Mao Zedong n’a pas suivi d’études prolongées. Selon l’auteur, il en aurait tiré une grande frustration et une méfiance maladive envers les intellectuels. Cela constitue un des facteurs majeurs de sa personnalité, qui trouvera sa trace dans sa politique. Cette défiance profonde envers le savoir, la lecture, les intellectuels, il va l’instiller auprès des jeunes collégiens. Et entrainer chez les jeunes adolescents, pour un temps, un immense recul vis-à-vis du savoir, qu’ils vont combiner avec une dévotion « religieuse » envers le président.

Cette fanatisation des plus jeunes est décrite par Chen Kaige comme l’accumulation de poudre dans un baril. Avec une mèche longue dont la mise à feu est entre les mains du président.

« Une jeunesse chinoise » de CHEN Kaige (couverture du livre)La poudre, c’est la haine qui se répand au sein de la jeunesse, des collégiens, comme réflexe banalisé dans la vie sociale à l’école. Une haine en permanence attisée par les autorités, par les enseignants. Une « éducation systématique à la haine » (p 104). La poudre, c’est la division entre les élèves, notamment celle qui va opposer enfants de cadres et de non-cadres. S’agglomérer au groupe le plus fort, ne pas prendre le risque d’être isolé… constituent les sentiment qui s’attachent avec une force particulière aux enfants de cet âge. En Chine, à cette époque, comme partout ailleurs et toujours.

C’est ce ressort que Chen va identifier comme facteur principal de la violence inouïe qui va secouer le pays pendant la Révolution culturelle, quelques années après.

La ville

Chen évoque le Pékin de sa petite enfance. Avant les grands travaux de modernisation qui ont défiguré la ville. Comme la destruction des remparts qui ceinturaient Pékin, constitutifs de son identité et de son histoire. Le pouvoir impose sa vision de la modernité avec une immense violence.

Avec la certitude d’être dans la vrai (comme l’était la « nécessité » d’exterminer les moineaux). Et la répression la plus forte contre toute voix qui questionnerait cette marche forcée vers la « modernité ». Se débarrasser des vieilleries, des archaïsmes, tel était le mot d’ordre « révolutionnaire ».

Le déclenchement

Le feu à été mis à la mèche. Mao Zedong a théorisé la nécessité du chaos pour imposer sa vision au sommet de l’Etat et constituer sur sa personne un véritable culte. Et, dans ce chaos, la nécessité de la violence. Il comprend que c’est sur l’énergie bouillonnante de la jeunesse, chauffée à blanc dans la période qui précède, qu’il peut s’appuyer. Les Gardes Rouges seront le bras armé de cette stratégie. En mettant toute la subversion dans les mains de ces enfants dans cette période de la vie particulièrement fragile.

Une période où le désir d’appartenance à la masse submerge toutes les inhibitions. Mao établit une relation directe avec des jeunes de cette génération, qui en sortent exaltés. Fanatisés au plus haut point. Prêts à toutes les cruautés, y compris contre leurs proches. Surtout contre leurs proches.

Chen Kaige va trahir sa famille, son père

Dans une société où le respect de la famille forme la pierre angulaire des valeurs ancestrales, les Gardes Rouges vont franchir le pas. Partout, ils défoncent les portes des maisons et mettent à sac l’intimité des familles. Y compris de leur propre famille. Souvenirs, bijoux, vêtements, lettres, photographies, livres… sont systématiquement souillées, mis au feu, publiquement.

Chen a 14 ans quand il assiste au sac de sa maison. Il se retrouve face à l’humiliation de sa mère, forcée à assister, debout, au saccage de sa maison alors qu’elle est cardiaque. Chen ne dit rien. Ne fait rien. Il craint trop de se faire éjecter du groupe.

D’autant que son père a adhéré il y a très longtemps au Guomindang, le parti nationaliste que le Parti communiste va écraser au terme d’une meurtrière guerre civile. A ce titre, il est considéré comme « contre révolutionnaire » est soumis aux pires humiliations. Sa vie bascule. Le père est envoyé dans une province lointaine pour entretenir, un balai à la main, les toilettes publiques.

Chen tient par-dessus tout à son maintien dans le groupe dominant du moment. Les Gardes Rouges de son lycée. Le prix à payer est la trahison de sa mère puis de son père.

Chen Kaige décortique le mécanisme qui a pu conduire à de telles horreurs

Il s’interroge avec courage sur sa propre conduite pendant ces terribles années. Vis-à-vis de ses parents. Mais aussi lors d’un épisode où il déchaine sa violence contre un jeune poussé au milieu d’un groupe de son âge, soumis à une brutalité collective pour une supposée faute commise.

(p 104) « (…) les violences de la Révolution culturelle sont un défi à la logique. Il ne s’agissait pas de guerre, puisque la violence s’exerçait sur des gens désarmés. Ni de meurtre, puisque ces agissements avaient lieu au grand jour. En outre, il n’était pas impossible de procéder autrement, et pourtant des multitude de gens sont tombés. »

Chen s’interroge alors sur le mécanisme qui a conduit à ce déchainement de violence à une échelle de masse. Pour lui, il l’attribue à l’épouvante d’être exclu du groupe majoritaire. (p 105) « La crainte d’être expulsé du groupe est une des terreurs primitives de l’humanité. »

Dès lors, ne pas « faire comme les autres » entrainait presqu’à coup sûr son expulsion du groupe dominant. Un groupe protégé, encouragé par l’Etat. Et par-dessus tout, par sa figure tutélaire, le président Mao !

La famille / l’Etat

[JOA] Depuis des millénaires, la famille a constitué le pilier indéfectible de l’organisation sociale chinoise. C’est elle qui a permis à la société de résister aux fléaux qui se sont abattus sur la société en périodes de troubles ou de désastres naturels. De tenir dans les moments de chaos qu’a traversé la société chinoise. Puis, dans la période récente, de soutenir la croissance de l’économie en prenant en charge la protection sociale que l’Etat n’a progressivement plus assuré à partir des années 1980.

Cette terreur de se trouver éjecté du groupe a joué pleinement dans une situation où l’Etat s’était en quelques années substitué à la famille comme producteur exclusif de lien social. Pour aller étudier, pour travailler, se soigner, faire du sport, se marier… il fallait passer par une institution publique contrôlée par l’Etat et le Parti.

C’est pourquoi les actes de violence contre des membres de sa propre famille ont été si massifs. Ont joué un rôle si important dans la mécanique sociale funeste qui s’est déchainée. Ils ont laissé des traces traumatiques profondes dans les consciences.

[JOA] Je me suis interrogé lors de mon voyage en Chine en 2015, sur ceux et celles qui avaient vécu cette « Grande Révolution culturelle ». Voir « Retour de Chine. Ces vieux chinois qui m’attendrissent et m’intriguent » ==> ICI

La « sortie de route » de F.

Chen s’attarde sur un épisode qui va concerner un de ses amis de collège. Un certain F. (non nommé plus précisément), fils d’un haut cadre du Parti. Un adolescent fier sans être arrogant. Manifestant, sur un mode tranquille, une réelle liberté dans son attitude.

Ce jeune va faire un acte aussi étrange que risqué. Il va « emprunter » une voiture de l’armée, et, avec des amis, faire une virée à grande vitesse dans la banlieue de Pékin. Sans but précis. Mais un cycliste sera renversé dans ce périple, et ses amis s’enfuient. Il est arrêté. Son père, déchu de son poste, n’est plus en cour. Rien ne le protège. Convoqué devant ses « camarades de classe », il tiendra tête devant accusations et humiliations. Cette attitude impressionne fortement Chen. F. sera condamné par un tribunal et fera 5 années de prison dans des conditions très dures.

Chen s’interroge sur cet acte totalement en écart par rapport aux normes de la Révolution culturelle. Il ne tranche pas, mais conserve une admiration vis-à-vis d’un acte comme manifestation de liberté individuelle. Il retrouvera longtemps après cet ancien ami.

Zinedine Zidane

[JOA] Cet épisode, et la façon dont Chen le narre, m’a fait penser à ce que Baudrillard évoque à propos du coup de tête de Zinedine Zidane en 2006, lors de la finale de la coupe du Monde de football à Berlin. Un acte comme une manifestation profonde de liberté dans la révolte. Voir la vidéo de ce geste ==> ICI

Un geste bousculant le gigantesque carcan posé sur les joueurs par la compétition la plus importante, la plus médiatisée, la plus chargée financièrement au monde. Voir la note de lecture concernant ce fait ==> ICI

La nature

C’est la période après la Grande Révolution Culturelle. Les Gardes Rouges ne sont plus en cours. Pour calmer cette jeunesse déchainée, le président Mao va envoyer 20 millions de « jeunes instruits » dans les campagnes les plus reculées. Afin que les paysans pauvres éduquent ces jeunes urbains aux mains fines.

Chen Kaige décide de partir dans le Yunnan, au Sud de la Chine. Une région frontalière de la Birmanie au climat tropical, soumise à des moussons. Le pouvoir a décidé de réduire sa dépendance au caoutchouc importé en plantant des milliers d’hévéas. Pour ce faire, il fait détruire une forêt primaire par les jeunes regroupés dans de gigantesque fermes.

L’auteur a maintenant 18 ans. Il décrit sa vie de dur labeur dans la montagne boisée. Sa découverte de la nature. De sa richesse. De son caractère apaisant face aux agissements désordonnés et sauvages du monde des humains.

Après en avoir abattu tous les arbres centenaires, un gigantesque feu achève de détruire des milliers d’années de vie naturelle. Toute la montagne brule. Les flammes montent jusqu’au ciel. C’est un spectacle grandiose et macabre.

Longtemps après ces faits, Chen Kaige s’interroge sur lui-même

Ce qu’il a appris des grands évènements qui l’ont emporté. Comment cette trajectoire de vie a modelé sa conscience, sa perception du monde, son rapport à soi et aux autres…

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CHEN Kaige (chinois simplifié : 陈凯歌) est un cinéaste chinois, né en 1952 à Pékin. On le connait notamment pour Adieu ma concubine, avec lequel il remporte la Palme d’or lors du Festival de Cannes 1993. Kaige est le premier et à ce jour le seul réalisateur chinois à avoir remporté ce prix. D’après Wikipédia. Pour en savoir plus sur l’auteur, voir ==> ICI

[1] La révolution culturelle (en chinois : 文革, pinyin : wéngé), ou grande révolution culturelle prolétarienne, plus couramment la grande révolution culturelle (1966-1976), représente l’un des événements marquants de l’histoire de la république populaire de Chine, dont le retentissement international est considérable.

En 1966, Mao Zedong décide de lancer la révolution culturelle afin de consolider son pouvoir en s’appuyant sur la jeunesse et les étudiants du pays. Le dirigeant souhaite purger le Parti communiste chinois (PCC) de ses éléments « révisionnistes » et limiter les pouvoirs de la bureaucratie. Les « gardes rouges », groupes de jeunes Chinois inspirés par les principes du Petit Livre rouge, deviennent le bras actif de cette révolution culturelle. Ils remettent en cause toute hiérarchie, notamment la hiérarchie du PCC alors en poste. L’expression politique s’est libérée par le canal des « dazibao », affiches placardées par lesquelles s’expriment les jeunes révoltés. On prend publiquement à partie des modérés comme Liu Shaoqi, Zhou Enlai et Deng Xiaoping.

La période de chaos qui s’ensuit mène la Chine au bord de la guerre civile, avant que la situation ne soit peu à peu reprise en main par l’Armée populaire de libération qui mène une féroce répression contre le mouvement des gardes rouges. Cette agitation permet à Mao de reprendre le contrôle de l’État et du parti communiste. Très peu de temps après sa mort en septembre 1976, les principaux responsables de ce retentissant chaos, la célèbre bande des Quatre, dont l’épouse de Mao, Jiang Qing, sont arrêtés, jugés et lourdement condamnés.

Pendant la révolution culturelle, on va persécuter des dizaines de millions de personnes. Avec un nombre estimé de morts allant de centaines de milliers à 20 millions. Certains auteurs, comme le sinologue Jean-Luc Domenach, ou l’historien Stéphane Courtois dans l’ouvrage collectif Le Livre noir du communisme, estiment le nombre de morts à plusieurs millions. À partir de l’Août rouge de Pékin, des massacres ont lieu à plusieurs endroits, notamment le massacre de Guangxi (un cannibalisme massif s’est produit), de Mongolie-Intérieure, de Guangdong, de cas d’espionnage de Zhao Jianmin, de Daoxian et de Shadian.

L’effondrement du barrage de Banqiao, l’une des plus grandes catastrophes technologiques du monde, a également eu lieu pendant la révolution culturelle. Les intellectuels, de même que les cadres du parti, sont publiquement humiliés, les mandarins et les élites bafoués, les valeurs culturelles chinoises traditionnelles et certaines valeurs occidentales sont dénoncées. Le volet « culturel » de cette révolution tient en particulier à éradiquer les valeurs traditionnelles. C’est ainsi que l’on détruit des milliers de sculptures et de temples (bouddhistes pour la plupart).

En 1978, Deng Xiaoping est devenu le nouveau chef suprême de la Chine et a progressivement démantelé les politiques maoïstes associées à la révolution culturelle en lançant le programme « Boluan Fanzheng ». Deng a commencé une nouvelle phase de la Chine en lançant le programme historique de réformes et d’ouverture. En 1981, le Parti communiste chinois a déclaré que la révolution culturelle était « responsable du revers le plus grave et des pertes les plus lourdes subies par le Parti, le pays et le peuple depuis la fondation de la république populaire de Chine. ».

[2] Voir notamment, de Mo Yan, « Brothers » ==> ICI

[3] Le Grand Bond en avant (chinois simplifié : 大跃进) est le nom donné à une politique lancée par Mao Zedong et mise en œuvre de 1958 à 1960. Constatant les difficultés à suivre le modèle soviétique, Mao entend avancer vers le socialisme en Chine en s’appuyant sur la paysannerie davantage que sur la population urbaine. Irréaliste, ce programme provoque une famine dévastatrice et entraîne la mort de plusieurs dizaines de millions de personnes.

Le Grand Bond en avant est lancé avec le Mouvement de la Commune populaire. Cette campagne, qui mobilise par la propagande et la coercition l’ensemble de la population, a pour but de stimuler en un temps record la production par la collectivisation de l’agriculture, l’élargissement des infrastructures industrielles et la réalisation de projets de travaux publics de large envergure. La Grande famine chinoise est la conséquence de cette politique

Des démographes français et américains concluent à un « excédent de décès de 28 millions » de personnes pour la période 1958-1961, auxquels s’ajoutent 27 millions de décès pour la période 1962-1963. En plus des morts de la famine, des millions de personnes sont également mortes des coups, de la torture et des exécutions. Plus de 30 % de toutes les maisons sont détruites pendant cette campagne pour diverses raisons. D’après Wikipédia.


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